Une méthode appropriée à la compléxité humaine
Questions d'épistémologie: l'intention du chercheur
La méthodologie d'investigation: un ecclectisme critique
Les méthodes d'investigation socio-culturelle
L'intervention sociale
La recherche-action participative
1. UNE METHODE APPROPRIEE A LA COMPLEXITE HUMAINE
Le Réseau Cultures plaide depuis le début de son existence, en 1987, pour la prise en compte de la culture dans le développement. Celui-ci a trop souvent été confondu avec occidentalisation et imposition de critères matérialistes et rationalistes. Ceux-ci sont dangereusement réducteurs de l'homme et destructeurs des savoir-faire, valeurs et modes d'organisation locaux.
Un travail de recherche, puis de réflexion-animation au cours d'innombrables conférences et sessions de formation nous ont permis d'approfondir la question de l'ethnocentrisme dans la coopération au développement et de diffuser les résultats de nos recherches au sujet de l'importance et de la fonction de la dynamique socio-culturelle locale.
1.1 Etre pratique sans verser dans l'approche mécaniste
Cependant, ce travail ne pouvait se limiter à une prise de conscience, quelqu'importante fut-elle, ni à un savoir théorique, même étayé d'un grand nombre d'exemples tirés d'Afrique, d'Europe, d'Asie et des Amériques. Nos auditeurs, nos membres, nos amis reviennent régulièrement à la charge : "Nous sommes devenus conscients de l'importance de la prise en compte de la culture dans tout projet de développement et, au-delà, dans tout projet social. C'est capital. Mais maintenant, que faire ? Comment adapter nos pratiques à cette prise de conscience dérangeante, parfois bouleversante ? Comment traduire l'apport théorique venant notamment du Réseau cultures en mesures concrètes dans la coopération au développement ?". Le Réseau Cultures estime qu'il se doit de poursuivre sa réflexion là-dessus afin de contribuer à la mise en oeuvre par les praticiens de la sensibilité et du savoir nouvellement acquis relatifs à la dynamique culturelle.
1.1.2 Refus de la boîte à outils
Nous avons donc entendu ce questionnement - plus, nous le partageons. C'est dans cet esprit que le Réseau Cultures tint, déjà en 1992, un Atelier de Méthodologie près de Chartres (France). Il faisait suite à la Conférence de Glasgow (G.B.) de 1990 sur la "compréhension du sens implicite des pratiques locales". (Voir à ce sujet notre revue Cultures et Développement - Quid Pro Quo no. 10/11 de septembre 1992 et no. 14 de janvier 1993). Ces travaux aboutirent à renoncer à la production "d'outils", c'est-à-dire d'instruments immédiatement et universellement utilisables dans une perspective mécaniste, comme si la réalité sociale pouvait être connue (et donc maîtrisée) comme une machine. Nous options pour la critique constructive et l'amendement apporté à quelques méthodes en cours dans la coopération telles que le questionnaire de la Commission Européenne (Convention de Lomé), le vademecum OXFAM, la PIPO (Logical Framework encore appelée "Problem Ranking" et, en allemand, la méthode ZOPP), la grille de la Banque Mondiale ("Beneficiary Assessment"), l'approche APHD, etc. Nous retenions surtout la Recherche-Action Participative et son cousin germain la Rapid Rural Appraisal encore que nous élevions des mises en garde sur le côté instrumentaliste (rapidité) de cette dernière.
1.2 Une question d'attitude autant que d'aptitude
La Recherche-Action Participative ou R.A.P. nous paraissait intéressante dans la mesure où il s'agit d'une méthode dans laquelle l'esprit, la sensibilité, la qualité de la relation entre le chercheur et la communauté sont au moins aussi importants que l'outillage technique. Cela correspond bien à notre conviction : pour comprendre un groupe, une communauté, "l'attitude" est aussi importante que "l'aptitude". Il ne s'agit donc pas de mettre au point un outil miracle passe-partout qui permettrait aux développeurs d'intégrer le culturel dans leur approche. En effet, il ne s'agit pas seulement d'un autre savoir-faire, d'une aptitude cognitive supplémentaire. Il s'agit encore moins d'un nouveau gadget pour "expert" pressé, par exemple "le" questionnaire performant, "la" formule appropriée pour opérationnaliser rapidement et efficacement le savoir anthropologique !
Il s'agit au-delà d'aptitudes techniques certes nécessaires d'une attitude faite d'humanisme, de patience, de respect de l'altérité. Il s'agit en outre de soumettre constamment la prétention d'observer et de connaître l'autre à la question de la légitimité de cette entreprise : de quel droit est-ce que j'étudie l'autre, dans quel but et au profit de qui se déroule cette étude ? Et enfin, les gens qui sont "l'objet" de cette étude n'ont-ils pas le droit et la capacité d'en être les sujets ? Nous avons abordé ces questions liées à la démocratie et à la "science libératrice/émancipatrice" dans le no. 10/11 de notre revue ("Emancipatory Science v. Bureaucratic Approaches in Social Research").
1.3 Une méthode quand-même ? : l'Atelier de Bruxelles, 1995.
L'Atelier de Bruxelles de décembre 1995 devait nous permettre de poursuivre et d'affiner notre réflexion sur la méthodologie et d'arriver à nous doter d'un ensemble de données pour répondre d'une manière satisfaisante à la question du "comment faire" évoquée ci-dessus. Les lecteurs de ce qui va suivre jugeront dans quelle mesure nous y sommes parvenus.
1.3.1 La semaine consacrée à ce sujet fut émaillée de visites sur le terrain dans des quartiers bruxellois et d'exposés sur des pratiques de recherche et d'action en milieu urbain à Rio, Bangalore, Luanda, Poitiers, Dakar, Stuttgart, Melbourne. Nous eûmes la chance d'être guidés sur le terrain bruxellois par des représentants d'ONG d'action sociale locale (Fouad Lahsaini de AMOS, Françoise Nicaise et Herold Descamp d'ADZON), par Dynamo et la Fédération des Travailleurs Sociaux de Rue (représentées par Edwin de Boevé et Séverine) et par des Chiliens (Leo Sepulveda, Pedro Milos de l'ONG ECHO, Educacion y Communicaciones), un Angolais (Guilhermo Santos de l'ONG angolaise ADRA, Açao para a Desenvolvimento Rural e Ambiente), une Française (Martine De Latte, engagée dans la coordination du travail social en milieu urbain mis en place par la CAF à Poitiers et Chatellerault (Caisse d'Allocations Familiales), des membres du Réseau Cultures (Edith Sizoo, Hassan Zaoual, Thierry Verhelst) et quelques visiteurs de marque tels que le philosophe-psychanalyste-formateur Pierre Marchal de l'U.C.L. (Louvain) et notre ami et expert en matière de méthodologie, le sociologue-travailleur social-formateur Jacques Boulet dont l'expérience va des USA à l'Allemagne et de l'Australie au Zaïre. Nous étions les hôtes d'ITECO dont l'action "tiers-mondiste" (formation et envoi de volontaires dans le Sud) se double désormais d'une action locale (formation de travailleurs de rue en Belgique) et qui était représentée par Jacques Bastin, Michel Elias, Namur Corral laquelle nous présenta la grille d'analyse de son concitoyen le Chilien José Bengoa.
A la question de "comment connaître une dynamique socio-culturelle ?" s'ajoutaient deux sous-thèmes, à savoir :
- "L'interaction micro-meso-macro" (voir aussi Cultures et Développement - Quid Pro Quo no. 22 de juin 1995 : "Séminaire : L'interaction Société Civile et Décideurs") et
- "Le Nord et le Sud sont-ils si différents ?" (voir aussi Cultures et Développement - Quid Pro Quo no. 22).L'ensemble de la problématique et de la méthode de ce Séminaire de Méthodologie fut déjà présenté aux lecteurs de la revue Cultures et Développement - Quid Pro Quo no. 23 de novembre 1995.
Précisons enfin que ce Séminaire fut organisé en collaboration avec l'ONG belge ITECO et la Fédération des Travailleurs Sociaux de Rue et réunit des gens d'horizons très divers tant sur le plan géographique que sur le plan professionnel (praticiens et chercheurs universitaires, travailleurs sociaux et sociologues, ainsi qu'un anthropologue, un économiste, un juriste, une linguiste, un historien, un psychologue).
2. QUESTIONS D'EPISTEMOLOGIE : L'INTENTION DU CHERCHEUR
L'épistémologie est la théorie de la connaissance. Parler d'épistémologie n'est donc évidemment pas un détour inutile quand on aborde la question de "comment" et du "pourquoi" connaître la culture d'un groupe humain. Pour Jacques Boulet, l'épistémologie soulève la question de l'intention du chercheur. Cette intention dépend à son tour de l'idée que l'on se fait : - de l'être humain (Quels sont ses besoins ? Voir point 2.1) et
- de la science (Ne faut-il pas aller au-delà de disciplines cloisonnées ? Voir point 2.2)Il existe des épistémologies qu'on peut qualifier d'a-humaines (2.3) et des épistémologies humanistes (2.4) que nous décrirons plus loin.
2.1 Qu'est-ce qu'un "besoin" ?
Beaucoup d'experts en action sociale manient la notion de "besoin", terme qui donne l'impression qu'il y a, en la matière, objectivité et nécessité. Mais est-il réaliste de réduire l'homme a des besoins quantifiables, visibles, mesurables ? Une part essentielle de l'humain et de ses désirs n'échappe-t-elle pas à la quantification ? Ainsi, dans le paradigme moderne occidental, le besoin de protection est réduit à celui d'habiter une maison (qu'on loue ou achète). On fait comme si les biens de consommation viennent "assouvir" les besoins. L'économiste se présente alors comme le spécialiste de l'homme mais, prisonnier de son regard quantifiant, il se livre à la réduction du besoin en consommation. Il parle de : basic human needs (besoins humains fondamentaux).
2.1.1 La grille de Max Neef
Manfred MAX-NEEF, économiste chilien du CEPAUR, prix Nobel alternatif, a développé une théorie qui tente d'ouvrir la notion de besoin à des dimensions non matérielles.
Il identifie des besoins existentiels qui ne sont pas réductibles à la consommation. Il cite la subsistance, la protection, le comprendre, la participation, avoir du temps à soi (idleness), la créativité, l'identité et la liberté. Voilà qui ouvre déjà largement l'éventail ! Nous sommes déjà bien au-delà de ce que l'économiste et les théories du développement ont tendance à reconnaître. En outre, Max-Neef signale que chacun de ces besoins peut être (doit être) satisfait sur quatre modes existentiels, celui de l'avoir (les biens), du faire (les actions) de "l'être là" ou estar en espagnol (lieux) et de l'être. On trouvera dans l'encart ci-joint (Schéma no. 1) la grille centrale de Max-Neef qui fait partie d'un jeu de grilles raffinées auquel le lecteur pourra se référer.
Voir : Max-Neef, Manfred, "Human Scale Development. Conception, Application and Further Reflections", Apex Press, New York, London, 1991. Original espagnol : Réseau Cultures : Desarollo a Escala Humana : una opcion para el futuro, Dag Hammärskjöld Foundation, Upsala, Suède.
Cette grille est intéressante et bien plus subtile que celle de Maslow par exemple. Elle aide à se distancier du regard utilitariste et réducteur de l'économiste et de l'expert pressés. La modernité a prétendu transformer l'homme en "faisceau de besoins" et la société de consommation propose en somme un "ersatz de la Transcendance" (R. Panikkar). Le besoin d'absolu et l'angoisse de la mort sont ainsi occultés.
Pour Max-Neef comme pour les participants au Séminaire, il apparaît que le "besoin" n'est pas seulement un vide négatif : il révèle notre humanité et nos potentialités. Il nous constitue en tant qu'humain.
La grille de Max-Neef nous semble également utile pour aborder les causes des innombrables conflits qui se déchaînent dans le monde.
De retour de l'Atelier du Réseau Cultures-Asie à Bangalore, Edith Sizoo rappelle que les conflits étudiés lors de cet Atelier, que ce soit en Inde, en Bosnie ou en Irlande, démontrent que la violence fut orchestrée par ceux qui cherchent à acquérir le pouvoir (ou, dans le cas du génocide rwandais, à le maintenir aux mains de la dictature d'Habyarimana). Comment peut-on ainsi "orchestrer" des gens pour la haine alors qu'ils vivaient généralement en paix ? Il apparaît que les manipulateurs jouent toujours sur les besoins en l'occurrence celui de protection au niveau de l'être et de l'avoir. Ils créent ainsi des boucs émissaires du problème : c'est "l'autre" : le musulman, le catholique, le Tutsi...
Autres besoins non satisfaits : ceux liés à l'identité et à la compréhension du monde et de la vie. Le sentiment religieux répond puissamment à ces besoins. En Inde comme en Yougoslavie, il y eut insuffisamment de prise en compte des facteurs religieux. Le succès des partis fondamentalistes hindous est dû à leur programme religieux, alors que les partis laïcs et de gauche l'ont ignoré. Le Titisme, comme l'Algérie du FLN (une fois installé au pouvoir) ont nié l'importance du religieux, répétant ainsi l'erreur du Shah en Iran. L'Islamisme en est la conséquence actuelle, dans le Sud et dans le Nord. Dans les quartiers d'immigrés de Bruxelles, les parents marocains avaient émigré pour ramener de l'argent au village. Aujourd'hui, ils se retrouvent au chômage. Leurs enfants ont vécu, après ce premier échec familial, l'échec double de l'école et de l'emploi. Par contre l'Islamisme leur donne identité et explication du monde mais il sanctifie parfois la haine de l'autre et le passage à l'acte. Ce qui est présenté comme un conflit religieux est en réalité un conflit lié à tous ces besoins non satisfaits. Il s'agit non exclusivement du besoin de subsistance (pauvreté matérielle) mais aussi, pour faire usage de la grille de Max-Neef, de protection, d'identité, de compréhension et de participation.
Le groupe de Bruxelles trouve la grille de Max Neef fort intéressante mais certains s'interrogent néanmoins sur son côté un peu mécaniste en se demandant si une liste de besoins, même raffinée, peut prétendre être exhaustive. Et que faire des "besoins" inconscients ? Jacques Boulet insiste sur le fait qu'il ne faut pas confondre cette grille avec une simple "liste" de besoins. Cette grille est un cadre de réflexion qui offre la possibilité d'identifier des besoins spécifiques non-énumérés. Elle invite à réfléchir sur les beoins plus qu'elle ne prétend en offrir une liste exhaustive. La grille de Max Neef doit être utilisée comme un cadre qui accompagne la réflexion mais n'en détermine pas à l'avance le contenu. Si nous avons pris connaissance avec beaucoup d'intérêt de l'effort remarquable de Max-Neef, nous aimerions y ajouter la réflexion d'un ami français, Patrick Viveret, qu'il intitule, avec une pointe d'humour, sa "sociologie des désirs" (voir en annexe I).
Il reste que l'identification des besoins et des désirs de l'homme est particulièrement difficile. Or elle est au centre de la notion d'aide au développement. On met sur pied un projet parce qu'on estime qu'il y a un manque, un besoin ou - mais ce terme est moins présent dans le vocabulaire de l'expert - un désir. L'ONG locale ou étrangère, les bailleurs de fond ou l'agence de développement sont tous menacés par la définition, à partir de leurs propres critères, de ce que sont les besoins des gens qu'ils prétendent aider. Faute d'identifier la situation sociale et culturelle locale, ils projettent souvent leurs propres idées et valeurs sur la population-"cible".
Interrogé à ce propos, le partenaire angolais avait ceci à partager au sujet de son expérience dans le cadre de l'ONG ADRA qui travaille à Luanda, Benguela, Huila et Malange en réalisant des projets économiques, des infrastructures sociales tout en veillant à augmenter la capacité des communautés à négocier avec les pouvoirs publics et donc à créer et renforcer des mouvements sociaux. En milieu urbain, les ruraux qui s'y sont installés récemment (sous l'effet de la guerre notamment) ont à fournir un effort énorme d'adaptation. Leur dignité personnelle est menacée car il leur semble qu'ils doivent abandonner leurs valeurs. Le mélange ethnique et donc culturel y est intense si bien qu'ils n'ont plus de référence ethnique aussi claire et rassurante qu'ils n'en avaient au village. C'est pourquoi ADRA s'attèle à un travail de récupération (rescate) de la dignité : ces gens ne sont pas rien que des "pauvres", incapables, mais des acteurs potentiels. Il convient de les accompagner dans l'auto-définition de leurs "besoins".
Citons en passant cette remarque de Guilhermo : "Les jeunes à Luanda ont une vie bien plus difficile que les jeunes immigrés à Bruxelles mais ils ont une expérience plus grande me semble-t-il. En Angola, les jeunes ont plus d'espoir que les immigrés ici : ils ne se sentent pas une minorité exclue, contrairement aux Maghrébins de Belgique ou de France". Le représentant d'ADRA poursuivit :
"Comment se fait le relevé des besoins ? Comment éviter la projection des idées de l'ONG ? Voilà comment nous procédons :
1) ADRA analyse la situation générale du pays, ce qui nous donne un cadre global. Nous contactons toujours les pouvoirs publics et le pouvoir traditionnel local. Alors seulement on peut aller à la base.
2) ADRA établit un diagnostic de la situation, pas seulement sur les besoins mais aussi comment les gens perçoivent leurs besoins. ADRA met à disposition des gens des outils que l'on teste et amende ensemble afin que les gens et ADRA puissent analyser ensemble leur réalité. Parmi ces "outils", citons :
a. le dialogue
b. l'observation en commun
c. le travail en groupe pour une tâche commune
d. la "promenade transversale"
La promenade transversale se fait à 4 ou 5 personnes accompagnées de 2 travailleurs sociaux. Quand on commence, on se met d'accord sur le type de questions (grille des choses à demander) et sur un tracé de l'itinéraire. Mais l'important c'est d'être attentif à ce qu'on n'a pas prévu. Dès les premiers pas, on voit des arbustes qui servent dans la médecine traditionnelle, d'où débat sur leur usage (Pour qui ? Par qui ?). Cette promenade nous permet de voir comment les gens perçoivent ce qui existe.
2.1.2 La grille de José Bengoa
Namur Corral traita des besoins à partir de la grille de José Bengoa, chercheur chilien, anciennement de l'ONG "Sur", historien des Indiens Mapuche. Il a développé une vision globale très intéressante sur l'éducation populaire et l'action sociale. Il faut s'interroger sur la définition des besoins, dit Bengoa. Comment l'offre de l'ONG, p.ex., détermine-t-elle la demande ? Selon l'idée qu'on se fait de la société, on verra tel besoin ou tel autre. Ainsi le coopérant agira-t-il en fonction de la pauvreté matérielle sans voir que, s'il décide en dehors des gens quelles sont leurs demandes, il en fait des "pauvres" sur le plan de la décision.
Il existe une pauvreté matérielle bien évidemment. Mais il existe aussi une pauvreté en matière de participation et de pouvoir politique. Il faut savoir s'exprimer tant à l'intérieur de ses propres institutions (p. ex. le comité de quartier) que par rapport aux pouvoirs publics. Il s'agit là de besoins liés à la vitalité de la société civile et de la démocratie. Ils sont essentiels car ils conditionnent la capacité de jouer son rôle dans la transformation sociale.
Bengoa insiste beaucoup sur cette notion de démocratie mais à condition de bien la comprendre.
Par rapport à la démocratie, Bengoa distingue :
la démocratie formelle :
- élections régulières
- alternance du pouvoir
- séparation des pouvoirs
- l'acteur principal : les partis
la démocratie fondamentale :
- distribution plus juste des richesses
- égalité des niveaux de vie
- l'acteur principal : l'Etat
NB : la démocratie formelle n'a pas de sens s'il n'y a pas de démocratie fondamentale pour la plupart des gens à la base. (L'absence de démocratie fondamentale explique le vote d'extrême droite)
la démocratie substantielle :
- distribution du pouvoir
- égalité v.à.v. du pouvoir
- affirmation des différences culturelles
- l'acteur principal : les mouvements sociaux
La plupart des ONG visent à intégrer les groupes marginaux dans la société dominante, p.ex. "civiliser" ou "moderniser" ou "développer" les gens du Sud, "intégrer" les immigrés dans la société du pays d'accueil.
La demande venant de la base vise souvent non pas l'intégration mais la démocratie et la différenciation.
Il convient donc de bien identifier ce qu'on vise quand on agit. Sinon, même la méthode la plus libératrice peut devenir outil d'oppression.
La grille de Bengoa est fondée sur les besoins de biens, de participation, de pouvoir et d'identité. Cette grille basée sur 4 besoins permet à l'intervenant extérieur d'éviter les écueils du paternalisme-assistentialisme (ne voir que la pauvreté matérielle ou le manque de formation professionnelle), du "basisme" fermé (participation au débat interne mais ignorance du monde extérieur), de la polarisation politique plus ou moins partisane ou sectaire (ne voir que la lutte politique laquelle peut conduire à la frustration si elle ne s'accompagne pas d'amélioration tangible alors qu'on a reconnu clairement combien elle est injuste) ou le communautarisme culturaliste (ne voir que l'identité, quitte à verser dans l'ethnisme et l'exclusion de l'autre sans apporter ni amélioration matérielle ni davantage de participation).
Quand on travaille dans l'éducation des adultes, on peut viser seulement l'individu, ou le groupe social, ou l'Etat. En fait, mieux vaut travailler à ces trois niveaux simultanément. Il faut traverser les trois niveaux : micro-meso-macro. Tirant de cet enseignement des applications concrètes pour le travail, on peut dire ceci pour ce qui concerne le travail avec un jeune maghrébin dans les banlieues des villes d'Europe : il y a lui, son groupe et le pouvoir. Il faut qu'il acquière une conscience de soi, une conscience groupale et une conscience politique large.
Nier l'individu par des explications macro-structurelles serait une dérive dangereuse. Ceci étant dit il ne suffit pas de faire de la thérapie affective individuelle ni de l'aide ponctuelle par case work.
En traitant de la notion de besoins, nous avons réalisé la première clarification nécessaire au niveau épistémologique, c'est-à-dire au niveau de l'intention de celui qui veut connaître et agir. Cette réflexion constitue une première et essentielle mise en garde contre le regard réducteur et les effets néfastes qui pourraient en résulter. Le lecteur trouvera en annexe deux autres propositions de grilles de lecture des besoins/désirs, celle déjà évoquée de Patrick Viveret et celle du Cohan-BRD en Haïti (partenaire du Réseau Cultures).
2.2 L'épistémologie : une question d'intention
Jacques Boulet a conçu un schéma qui présente de manière fort pédagogique diverses approches selon l'épistémologie - et donc d'après lui selon l'intention - qui les sous-tend. On trouvera ce schéma dans la partie en langue anglaise de ce numéro à la page ...?????..... (annexe 7). Il en résulte qu'il y a une épistémologie positiviste-empiriste (2.3.1.), a-humaine, c'est-à-dire qui souffre d'un déficit sur le plan humain et trois épistémologies davantage respectueuses de la complexité humaine : l'interprétationiste (2.3.2.), la dialectique-structuraliste (2.3.3.) et la participative fondée sur l'action (2.3.4.).
2.2.1 L'épistémologie positiviste-empiriste
Il s'agit de l'approche qualifiée d'a-humaine par J. Boulet : c'est l'épistémologie rationaliste objectivante. Le chercheur y est séparé du monde et des gens. Il prétend connaître et agir objectivement ! Le monde n'est pour lui qu'une série de faits objectifs susceptibles d'observation directe. L'homme est objectivable (quitte à le réduire à un objet ?). La théorie prétend être une réflexion objective et rationnelle sur le fonctionnement du monde.
L'intervention du chercheur est censée être neutre : il ne s'engage pas dans l'objet de son étude et il prétend maîtriser en tout temps la situation.
Cette épistémologie s'inspire de la méthode scientifique "newtonienne". Raimon Panikkar a dénoncé les aspects les plus négatifs de cette approche comme étant une épistémologie de la chasse : le chercheur tue le vivant pour le connaître et se l'approprier. C'est l'épistémologie de "l'expert".
2.2.2 L'épistémologie interprétationiste; l'ethnométhodologie
Elle est fondée sur la phénoménologie (Husserl et sa réaction contre le scientisme d'Auguste Comte) et valorise la proximité et l'intersubjectivité entre le chercheur et ceux qu'il étudie. Le chercheur s'accepte comme un être social subjectif qui donne sens. Il est lui-même enveloppé d'un réseau d'intersubjectivité. La théorie croît de l'acte de signifier au sein de la relation chercheur-monde. La théorie c'est, en somme, l'interprétation des interprétations ! La distance entre chercheur et "objet" est, dans cette épistémologie, nécessaire (You cannot go native) mais relative. Le chercheur se met entre parenthèses et écoute, puis écrit. Il se voit en confrontation avec la réalité sociale qu'il veut interpréter.
L'ethnométhodologie (Harold Garfinkel), les travaux de Clifford Geertz ("The Interpretation of Cultures") et l'interactionisme symbolique (Irving Goffman) illustrent le mieux cette épistémologie. En français, il faut se référer à Coulon, "L'ethnométhodologie" (Coll. Que sais-je). L'ethnométhodologie étudie les méthodes utilisées par les individus dans la vie sociale pour se débrouiller et mener à bien leurs interactions sociales. L'ethnométhodologie se veut très sensible à la dimension culturelle. Elle vise à connaître d'abord la réalité telle que les gens la vivent, donc leur interprétation subjective, culturelle. L'ethnométhodologie vise donc leur façon, qui est une "méthode", de donner sens à ce qu'ils vivent. (Si leurs "interprétations culturelles" constituent leur "méthode", on comprend le terme "ethnométhodologie"). C'est leur culture qu'il faut connaître plutôt que de tenter d'interpréter ce qu'ils vivent et pensent à partir de ses critères à soi. On veut éviter de plaquer sur les gens des catégories extérieures à eux.
Le chercheur est engagé dans le monde au moment de sa recherche intersubjective. Cependant, cette épistémologie admet qu'ensuite, dans un deuxième temps, le chercheur se retire et théorise seul sa réflexion. Son intention est l'étude et non le changement social.
Dans l'ethnométhodologie, le réel risque malgré tout d'être réduit à l'idée que se fait le chercheur de ce que pensent les gens. En outre, la dimension meso et macro est réduite à ce que les gens en pensent. Le relativisme culturel n'est pas loin ! Seule l'interprétation de la situation compte, comme si elle était autonome, non-dépendante, non déterminée ni influencée par des structures. Et comme si ces structures n'avaient pas de réalité en soi indépendamment de ce que les gens en pensent.
2.2.3 L'épistémologie dialectique structuraliste
Elle corrige l'absence d'analyse des structures macro (qu'il faut reprocher à l'ethnométhodologie) en analysant avec précision leur poids d'aliénation et d'exploitation objective. Elle est structuraliste car elle vise la structure qui surplombe ou sous-tend le chercheur et son sujet de recherche. Le chercheur se veut ici rationnel mais reconnaît la subjectivité. C'est un correctif important car il y a une tendance, chez les interprétationistes (2.3.2) à ignorer les rapports de force et les structures.
Les tenants de l'épistémologie dialectique structuraliste assument délibérément le caractère idéologique de leur savoir. Cependant, le chercheur n'agit pas nécessairement dans le social. Cette épistémologie est tributaire de l'Ecole de Francfort et de penseurs dans la mouvance marxiste, tout en reconnaissant les apports de la psychanalyse (E. Fromm). Un éminent représentant non-marxiste de cette épistémologie est Anthony Giddens. Il tente de combler le vide entre les théories de l'action sociale (p. ex. interactioniste) et les théories de la structure sociale.
Les premières ont eu le grand mérite de montrer de quelle manière les acteurs sociaux, par leur action et les significations partagées sur lesquelles elle repose, "construisent" le monde. Mais Giddens estime qu'elles n'accordent pas assez d'importance aux conditions matérielles de la vie sociale et ne prennent pas en compte les inégalités de pouvoir. D'où la nécessité, pour Giddens, de s'intéresser à la production/reproduction de la société, à sa "structuration". Les structures sont constituées par l'action et celle-ci est à la fois contrainte et rendue possible par les structures.
2.2.4. L'épistémologie participative et fondée sur l'action
Cette épistémologie se veut rationnelle tout en se sachant inévitablement subjective. Elle admet que tous les actes renferment un sens plus ou moins implicite. Il s'agira de le découvrir ensemble, par le biais de l'intersubjectivité et de l'action. On en arrive, dans cette épistémologie, à considérer l'action (voire même le projet : projet social ou projet de développement) comme l'occasion de la recherche. L'agir, l'être et le connaître sont imbriqués. Le savoir naît de l'action en vertu d'une dialectique pensée-agir-pensée-agir, etc. L'intervention fait apparaître la réalité sociale locale. Ainsi que le conseillait Kurt Lewin : "Essayez seulement de changer quelque chose dans un groupe et vous comprendrez comment il fonctionne !".
Cette épistémologie considère que le savoir est légitimé par l'usage qu'en font les gens. Le chercheur se considère lui-même pleinement engagé dans l'action : nous sommes très loin de la distanciation "neutre" et "objective" de l'épistémologie positiviste.
L'épistémologie participative et fondée sur l'action tente de synthéthiser, en somme, les points positifs de l'épistémologie interprétationiste (on admet la subjectivité) et de l'apport marxiste (on analyse les rapports de force). La distinction entre le chercheur et ce qu'il recherche est fortement atténuée dans cette épistémologie. A la limite, elle disparaît pour céder la place à un groupe humain qui réfléchit sur le vécu local. Les travaux d'Enda-Graf avec Emmanuel Ndione constituent une illustration excellente de cette épistémologie. Le Réseau Cultures y a fait souvent allusion et consacra, à l'instigation de Ndione, une Conférence internationale sur le thème : "Le sens implicite des pratiques locales".
Paulo Freire avait fait la synthèse de la recherche et du développement communautaire comme mode d'intervention. La conscientisation est en effet une méthode d'auto-éducation et de "recherche" par les gens eux-mêmes. L'action communautaire (l'occupation d'un terrain, une manifestation, etc.) est l'occasion pour les gens "à la base" de s'approprier un savoir et d'orienter leur existence collective. Le chercheur freirien peut et doit s'engager. Cela trouvera son expression définitive dans la RAP : recherche-action-participative.
La RAP relève explicitement de l'épistémologie participative, fondée sur la critique sociale et sur l'action en commun. Elle a pour but la "démocratie substantielle" évoquée par José Bengoa (cfr. supra).
2.3 Pour une Epistémologie participative maniant la critique et fondée sur l'action en commun
En conclusion de ces considérations épistémologiques sur l'intention du chercheur, constatons que les préférences du Réseau Cultures vont naturellement vers l'épistémologie participative, maniant la critique sociale et fondée sur l'action en commun. Celle-ci débouche sur une méthode : la R.A.P. ou Recherche-Action Participative. Et cette méthode-là débouche à son tour sur un mode bien défini d'intervention sociale car il existe pour elle un lien indissociable entre l'intention, la connaissance et l'action.
Notons enfin que Jacques Boulet se prononce lui-même pour une épistémologie transpersonnelle et écologique. On en lira l'évocation poétique, à la fois humaniste, spirituelle et proche de la "deep ecology" dans le schéma ci-joint no. 5.
On trouvera ci-après l'évocation d'un débat passionnant, livré au cours de l'Atelier de Bruxelles, sur la transdisciplinarité (Annexe II).
3. LA METHODOLOGIE : UN ECCLECTISME CRITIQUE
La méthodologie est une question de choix. Le chercheur aura à opérer des choix d'ordre méthodologique qui seront influencés par l'épistémologie qu'il partage (son intention), la nature de la réalité sociale à étudier et les ressources disponibles.
3.1 Jacques Boulet présente ses choix sur des axes de préférence. Ainsi, il distingue l'axe expérimentation-participation, l'axe quantitatif-qualitatif et l'axe déductif-inductif
3.1.1 Axe expérimentation-participation
A l'une des extrémités de cet axe se trouve la distanciation totale entre le chercheur et son "objet". Ce dernier (c'est-à-dire le groupe humain étudié) n'a aucun contrôle sur la recherche. A l'autre extrémité, il y a la participation plénière des gens. Ils font eux-mêmes l'étude de leur situation, quitte à s'appuyer sur les conseils méthodologiques du chercheur extérieur.
On reconnaîtra bien sûr ici l'épistémologie participative et fondée sur l'action. Dans la méthode participative qui nous intéresse "l'objet" de la recherche conserve un contrôle plus ou moins grand sur la connaissance accumulée. L'objet devient sujet. Ainsi, ce sont les villageois eux-mêmes qui étudient leur village, sa culture et ses pratiques. Les gens font eux-mêmes la recherche et en contrôlent tous les stades.
3.1.2 Axe quantitatif-qualitatif
Cet axe va de la quantification (statistiques) des phénomènes sociaux aux approches les moins "dures" et les plus subtiles. D'un côté, on aura recours aux questionnaires dont les réponses sont chiffrables ("oui-non"). Une certaine sociologie et la psychologie behavioriste (comportemantale) se sert de telles grilles binaires. Ces méthodes visent à "ratisser large" quitte à aboutir parfois à des généralisations faciles qui manquent de profondeur. A l'autre extrémité de cet axe, on trouvera des méthodes plus attentives à la complexité du réel social. Elles visent davantage le spécifique que le général. Elle tente d'aller plus en profondeur.
3.1.3 Axe déductif-inductif
Les approches quantitatives ont tendance à être plutôt déductives. Les approches qualitatives sont davantage inductives. La méthode déductive vise la croissance d'un savoir linéaire et unidimensionnel. La démarche inductive part du sujet et le chercheur met ses propres théories, intuitions et compréhensions "entre parenthèses". C'est Husserl, père de la phénoménologie, qui a développé cette notion de mise entre parenthèses. On dérive la logique de la situation de ce qu'en disent les gens, on recherche les patrons (patterns), on recherche la confirmation dans d'autres situations et enfin on dissémine le résulat de la recherche. Il se peut très bien qu'on arrive à une idée, à une logique que le chercheur extérieur estime faux. En ce cas, on est d'accord d'être en désaccord.
3.2 Pour un ecclectisme critique en matière de méthodes
Y a-t-il une seule méthode préférable à toutes les autres ? La réponse, on s'en doute, est négative. La méthode appropriée dépend de la situation. Le chercheur rejettera la méthode expérimentale (distanciation totale) envers les gens mais pas nécessairement à l'égard des structures en place. Ainsi, par rapport à un problème de logement pour Africains en Europe, on peut "expérimenter" en envoyant d'abord un noir puis un blanc dans une agence immobilière. S'il y a réponse négative ("je n'ai aucun appartement à louer") dans le premier cas et non dans le second, cette recherche expérimentale faisant apparaître le racisme apparaîtra valable. Il ne faut donc pas exclure de méthode a priori. Tout dépend de l'intention. Il ne faut jamais essentialiser l'instrument : il est un moyen, non pas un but.
Or, le positivisme essentialise la méthode et les débats entre scientifiques jouent essentiellement sur la méthode. Même dans la coopération on a développé un véritable "marché" de méthodes concurrentielles.
Acceptons donc plutôt l'écclectisme critique. Non pas avec Feyerabend qui prétend que tout est bon pourvu que cela génère du savoir ("anything goes"). C'est là de l'écclectisme anarchique. Respectons le contexte et les intentions des acteurs (y compris celles du chercheur). La méthode est objet de négociation.
L'Atelier de Bruxelles a constaté l'imbrication profonde entre la méthodologie et le choix social, idéologique. Ainsi une fondation de haute réputation avait financé une étude sur le travail social de rue réalisé dans un pays européen. Les sociologues en firent une RAP mettant en lumière les intentions et le projet social des travailleurs sociaux de rue. La fondation, dont le but était de mettre en valeur leur travail et de le faire admettre par des pouvoirs publics plus conservateurs qu'elle, préféra gommer toute référence à la philosophie qui sous-tendait le travail social et publia finalement une étude quantifiée ("Combien de fois fait-on la tournée du quartier ?") et objectivante ("Qu'est-ce qu'on y fait ?"). Cette étude asceptisée ne souleva pas de difficultés au niveau politique et remplit donc son rôle. Mais elle fit silence sur l'essentiel de la démarche ! On s'aperçoit ainsi combien le passage du qualitatif au quantitatif n'est pas neutre sur le plan idéologique.
4. LES METHODES D'INVESTIGATION SOCIO-CULTURELLE
On l'aura compris à la lecture de ce qui précède : l'aspect relationnel de la recherche socio-culturelle est essentiel.
4.1 Quelle proximité entre le chercheur et son "objet" ?
Les différentes méthodes disponibles sont présentées ci-après (schéma no. 5) sur une ligne continue qui va de la méthode la plus proche du sujet à celle qui en est la plus éloignée.
4.1.1 Du plus proche au plus éloigné
Schéma 5
du plus proche de l'objet de la recherche introspection/rétrospection (4.1.2) (p.ex. rédaction d'une autobiographie; psychanalyse; histoire orale) observation participante (4.1.3) (p. ex. promenade transversale) et observation discrète interview qualitative semi-structurée (4.1.4) questionnaire administré par le chercheur ou auto-administré (4.1.5) analyse de contenu (4.1.6) p. ex. analyse de documents tels que lettres, rapports, journaux personnels, documents divers, photos et de l'environnement ou d'artefacts, objets et techniques) au plus éloigné de l'objet de la recherche 4.1.2 L'introspection/rétrospection vise la rédaction par le "chercheur" d'un récit de vie. Son travail consiste à noter et à organiser sous forme de document (livre) ce que raconte la personne qui fait l'objet de sa "recherche". De même, on peut considérer qu'une psychanalyse constitue une forme de recherche dont le caractère d'intimité et de collaboration (analyste/analysé) est très développé. Cette psychanalyse, ainsi que certaines approches psychologiques et d'autres démarches d'écoute (sans but thérapeutique) ont pour but d'aider le sujet à se dire.
Le Réseau Cultures a développé, en collaboration avec la Fondation pour le Progrès de l'Homme (FPH), une expérience multiple dans ce domaine de l'écoute. Appelée au départ "accouchement des expériences", cette démarche d'écoute attentive et de restitution des pratiques de partenaires privilégiés de la FPH fut comparée par le Réseau Cultures à celle qui consiste à "tenir un miroir" devant l'interlocuteur. Référons ici au texte synthétisant une vingtaine d'expériences conduites de Colombie à Taiwan et du Burkina à la Suisse et consignées dans "Cultures entre elles: dynamique ou dynamite?" (Verhelst, Th. et Sizoo, E., dir.; FPH, Dossier pour un débat, Paris, 1995). Cette synthèse est intitulée "Maïeutique" (l'art "d'accoucher" ... les pensées et savoir-faire; terme utilisé pour parler de la pédagogie non-autoritaire et non-magistrale du philosophe classique grec Socrate), terme qui restitue assez bien le caractère intime, proche de la relation entre le "chercheur" (en l'occurrence le "dialogueur" du Réseau Cultures) et "l'objet/sujet" de la recherche (en l'occurrence le partenaire de la FPH avec qui le dialogue fut mené). On trouvera ce texte à l'annexe III.
Sans passé, l'homme n'a plus d'avenir ! L'enregistrement des histoires de vie a été à la base du programme de recherche du Réseau Cultures sur le thème du féminisme et des cultures et intitulé Women's ways to shape their reality. Des femmes de différents horizons géographiques et culturels y furent invitées à noter le récit que faisaient de leur vie de femme une grand-mère, sa fille, sa petite-fille et, le cas échéant, la dernière génération. Souvent les femmes participant à ce programme de recherche ont choisi d'écrire le récit de vie de leur propre grand-mères et mères, de livrer un témoignage personnel et d'interroger leurs filles. Il est piquant de noter que certaines d'entre elles avaient rédigé un premier texte sur base de ce qu'elles croyaient savoir. Invitées à interroger explicitement les personnes concernées, elles s'aperçurent combien leur premier écrit était subjectif et qu'elles avaient reconstitué l'histoire à leur manière ! Ce travail de recherche relève lui aussi d'une grande proximité voire même intimité entre le "chercheur" et son "objet". Les résultats de ce programme de recherche sont publiés par le Réseau Cultures sous la direction d'Edith Sizoo.
Historien chilien expérimenté en matière d'histoire orale, Pedro Milos insista, au cours du Séminaire de Bruxelles, sur les exigences méthodologiques propres à l'histoire orale. Trop souvent l'historien enregistre des récits de vie pour étayer une théorie qu'il a déjà établie à l'aide de sources écrites. Faisant l'histoire des grandes émeutes de Santiago de Chili de 1957, il dut résister à la tentation d'utiliser les récits oraux pour illustrer et prouver la vision qu'il s'était déjà faite de ces événements sur la base des matériaux écrits. "La tentation est grande de mélanger les sources, mais il faut respecter la logique interne de chacune d'elles. L'ecclectisme de la recherche doit être excercé au départ (étudier différentes sources) mais doit ensuite céder la place à la cohérence logique à l'intérieur de chaque source. Au moment de la conclusion, l'historien doit bien sûr reprendre l'ecclectisme mais l'oral ne doit pas être soumis à l'écrit".
La relation au passé occupe une place non négligeable dans l'identité d'une communauté. La compréhension de sa dynamique socio-culturelle actuelle gagne donc à tenir compte de ce passé. Comme le rappelle Jacques Boulet "On n'est pas perdu tant que vous savez d'où vous venez". Pour de nombreux peuples, l'important n'est pas le futur, c'est le passé. Seul le passé peut être "vu" ! Les dialogues réalisés par le Réseau Cultures et la FPH (voir supra) nous ont conduit au constat suivant :
L'intervenant peut aider à ce que des villageois, des urbains marginalisés, des populations tribales, de militants engagés pour la paix et la justice s'enrichissent par l'information et la formation réciproque. C'est alors que la réalité socio-culturelle apparaît dans toute son étonnante complexité. C'est alors que les méprisés redécouvrent leur valeur, que les opprimés prennent conscience de la force d'un engagement collectif, d'une lutte en commun.
Si le sous-développement est "un état de privation par rapport à son propre savoir", le développement est la découverte ensemble d'un savoir-être et d'un savoir-faire propres à ceux qui ont été niés, rejetés et exploités. Se développer, c'est communiquer, a-t-il affirmé lors de la Rencontre (NDLR : de la FPH à Paris). Se développer, c'est, en somme, entrer en réseau.
Dans cette perspective apparaît toute l'importance de lieux de "reconstruction identitaire", où la parole se libère : sous l'arbre à palabre où fusent chants, proverbes et contes, autour du feu où se dansent la souffrance et les joies de vie, dans la "casa da memoria" (la maison de la mémoire) de la favela brésilienne, dans les structures sociales traditionnelles ouvertes à la nouveauté (Naam), tous les lieux où l'on peut dire sa peine, crier sa révolte, se dire, dire l'autre loin des puissants qui menacent, loin des savants qui censurent. Là où on peut tranquillement s'intéresser à soi et à l'autre. Mais au-delà des lieux, c'est le "lien" qui compte le plus : la relation avec soi, la terre, le monde symbolique et l'autre.
Tout ce qui vient d'être lu se rapporte autant au passé qu'au présent du groupe. Quant à l'importance de ce passé et une méthode participative de rétrospection pour la faire revivre, on peut se référer à un extrait du dialogue réalisé dans une favela à Fortaleza (Brésil) par notre ami "dialogueur" haïtien Herns Luis Marcelin auprès du psychiatre-historien-travailleur social Adalberto Barreto (Annexe IV)
4.1.3 L'observation participante, méthode préférée de l'anthropologie sociale et culturelle, est aussi, à notre avis, ce que devrait consentir comme premier effort l'intervenant extérieur (ONG, expert...). Il faut tout d'abord faire partie du site et s'imbiber de ses croyances et de ses rites afin de bien comprendre "le sens implicite des pratiques locales" (titre d'une des conférences du Réseau Cultures).
Il s'agit d'une observation discrète voire masquée ou secrète qui vise à ne pas déranger le déroulement de la vie. A nouveau, la légitimité de cette méthode dépend de l'intention (épistémologie).
Les grands noms attachés à l'observation participante sont bien sûr d'abord ceux des anthropologues classiques tels que Frank Boas, Ruth Benedict, Margaret Mead.
Côté sociologie, il faut citer l'Ecole Sociologique de Chicago qui s'était fait le pionnier, dans les années '20, de cette méthode et de la constitution de "life histories" (récits de vie) des délinquants ou des camionneurs (Sutherland, Shaw). Le travail d'Oscar Lewis ("Children of Sanchez") relève également de cette méthode. L'étude "Streetcorner society" (la société des coins de rue) de William Foot Whyte (1940) fut elle aussi justement fameuse. C'était l'époque où la sociologie nord-américaine favorisait l'approche qualitative et n'avait pas encore versé dans le positivisme qui la caractérisa plus tard.
4.1.4 Les interviews qualitatives. Une autre méthode de recherche se base sur le langage parlé : les interviews en profondeur et non structurées. Elles sont proches de l'introspection mais introduisent un peu plus de distance. Cela est encore plus vrai quand l'interview est structurée.
4.1.5 Le questionnaire est une manière encore plus distante. Il est préconstruit, plus dépendant d'une opinion, d'une théorie, d'un préjugé préalable. A ce sujet, il est utile de citer les réflexions déjà faites au sein du Réseau Cultures (Cultures et Développement - Quid Pro Quo no. 12, p. 24-26). Il faut savoir que les émotions des personnes interrogées ne trouvent à s'exprimer que dans des catégories cognitives prévues par les questions. C'est une des limites importantes de cette méthode. De plus, ce que les sens apprennent au chercheur quant au réel n'a pas de place dans le questionnaire. Cela n'est pas le cas pour l'observation participante. On peut bien sûr combiner l'observation, plus holiste (affectif, intuition, les non-dits) et l'oralité qui se limite au cognitif et à l'explicite. Le questionnaire élaboré au sein de l'APHD (Asia Partnership for Human Development) fit l'objet d'une analyse au sein du Réseau Cultures. Appelé "Framework", ce questionnaire est discuté ci-après à l'Annexe V.
4.1.6 Analyse de contenu. Sur notre ligne continue servant à situer les méthodes selon leur degré de proximité des gens, il convient enfin de signaler un groupe de méthodes axées sur l'analyse de contenu (content analysis). Ce "contenu" peut être un document, par exemple des compte-rendus, rapports, lettres, journaux personnels, photos, etc. Ce "contenu" peut aussi être l'environnement naturel tel que la géographie le révèle, ou, dans le cas de ruines, l'archéologie. Enfin, ce "contenu" peut consister en artefacts, en objets et en techniques.
4.2 Trois rappels utiles
En matière de méthodes il faut toujours tenir compte de trois rappels : contextualisation - saturation - triangulation.
4.2.1 La contextualisation
Quand on n'a d'information que de la part de quelques personnes, il faut absolument connaître le contexte. Pour ce faire, il faut utiliser d'autres méthodes afin de contextualiser, p. ex. photographier le lieu. Pour comprendre le travailleur de rue, il ne suffit pas de l'écouter, il faut voir sa rue !
4.2.2 La preuve satisfaisante
Il s'agit d'une réaction contre la logique empiriste, expérimentale, positiviste, logico-déductive exigeant la "preuve totale" avant de retenir le fait. La réaction à cela consiste à dire : "On ne sait jamais avec certitude totale. Il est impossible de produire de la vérité. La plus grande vérité qu'on puisse chercher c'est d'être "saturé" de faits." Le chercheur estime, quand il est ainsi "saturé", pouvoir affirmer que son interprétation s'approche du réel. Il ne prétend pas à la preuve totale mais à une preuve "satisfaisante".
4.2.3 La triangulation
Développée aux USA par des psychologues et sociologues dans les années '30, cette formule cherche à éviter les inconvénients liés au fait que les résultats obtenus par une seule méthode soit orale, soit écrite, sont généralement unidimensionnels et limités. En "triangulant", on utilise 3 ou 4 méthodes différentes, appropriées au niveau et à la dimension du contexte. Cette triangulation permet de vérifier les données.
4.3 Notre choix se précise : une recherche participative, intersubjective et fondée sur une action transformatrice.
Ayant pris position sur le plan épistémologique qui définit l'intention du chercheur (cfr. 2), ayant défini la méthodologie qui décide quant à la stratégie de recherche et qui lie l'intention épistémologique à la méthode concrète (cfr. 3), on est mieux préparé pour faire un choix plus éclairé, plus conscient quant à cette méthode.
Il a déjà été établi, au cours de notre réflexion sur la méthodologie, que nous estimions préférable :
une démarche de recherche participative (les gens, l'objet de la recherche, sont aussi le sujet-chercheur, avec l'aide d'un chercheur extérieur);
qui assume sa nature inter-subjective bien que rationnelle et rigoureuse; la démarche cognitive verbale ne saurait prétendre à l'objectivité totale;
qui envisage la transformation sociale à partir d'une vision critique de la société (science émancipatrice);
et qui repose sur l'action en commun (recherche-action participative où l'intervention - le projet de développement, p.ex. - devient l'occasion privilégiée de recherche).
Le Réseau Cultures favorise le dépassement de la distinction recherche et action. Il résulte de cette option que nous abordons également, au cours de cette réflexion sur la méthodologie, les manières d'intervenir dans la réalité sociale. L'intervention sociale fera donc l'objet du point suivant.
5. L'INTERVENTION SOCIALE
On serait en droit de se demander ce que vient faire l'intervention sociale dans un atelier (et dans le présent document) consacré à la méthodologie de recherche socio-culturelle. La réponse se trouve dans ce qui précède : nous optons d'une manière générale pour la recherche-action.
5.1 Pourquoi passer à l'action ?
Les participants à l'Atelier de Méthodologie de Bruxelles ainsi que ceux de la Conférence de Nogent ont considéré comme la plus appropriée aux exigences et à la sensibilité du Réseau Cultures l'épistémologie intersubjective maniant la critique sociale et fondée sur l'action en commun (point 2.2.4). Cette épistémologie entend lier la recherche et l'action sociale. Ce lien indissoluble de la recherche et de l'action explique ce point 5 consacré à l'intervention sociale. Il prend pour référence générale le "développement communautaire" dont l'histoire est ancienne et pleine d'enseignements. En français le terme anglais "community development" est souvent traduit par "animation" et parfois simplement par "développement". Nous utiliserons ici le terme "développement communautaire". Il nous servira de terme générique pour toute une série d'interventions sociales mises en oeuvre actuellement dans le Sud comme dans le Nord. Il est utile de tenter l'historique des pratiques d'animation ou de développement communautaire. On pourra s'y référer dans l'annexe VI ci-après.
5.2 L'intention du développement communautaire : le critère fondamental
En réalité, le développement communautaire est fondamentalement ambigu. Pour les uns, il sert à intégrer le peuple dans les structures de l'Etat et dans la culture dominante. Pour les autres, il sert au contraire à la critique radicale de l'Etat et de la culture dominante.
5.2.1 Les différentes approches du développement communautaire
Jack Rothman relève dans le développement communautaire trois tendances extrêmement différentes. Il appelle la première "développement local" (local development). C'est l'approche localiste et conservatrice dépourvue d'analyse du contexte socio-économique et politique macro. Deuxième avatar du développement communautaire, la "planification sociale" (social planning) : c'est le projet intégrateur de l'Etat et des pouvoirs économiques dominants visant à assurer leur main-mise sur la population. Troisième type de développement communautaire, "l'action sociale" (social action) qui résulte d'une lecture critique plus ou moins radicale de la situation et vise la transformation sociale. C'est la version de gauche du développement communautaire influencée par le marxisme.
5.2.2 Approches fonctionnelle, catégorielle ou territoriale
Jacques Boulet rappelle aussi que le développement communautaire peut se focaliser soit sur l'obtention d'un service social bien déterminé (approche fonctionnelle), soit sur la défense d'une catégorie sociale particulière, soit sur un territoire.
Dans le premier cas, le développement communautaire vise à organiser des gens pour l'obtention soit de transport en commun, soit d'équipement en matière de santé ou d'enseignement. Cette approche ignore les intérêts spécifiques à l'intérieur de la communauté et vise à unir tous ses membres aux fins d'obtenir gain de cause tous ensemble. Chemin faisant, il se peut que les intérêts des plus faibles soient ignorés (p. ex. ceux qui ont moins de voix au chapitre, les femmes p. ex.).
Face à cette approche fonctionnelle, il y a celle qui favorise au contraire une catégorie sociale en particulier : une classe, une génération ou un groupe d'âge, tel groupe ethnique, telle corporation d'artisans. Il est à noter qu'il existe souvent des sous-groupes à l'intérieur des grandes catégories et que la question des rapports de force et des cultures différentes à l'intérieur de celles-ci reste posée. Leo Sepulveda rapporte qu'au Chili on a pris conscience dans les années '80 de l'hétérogénéité culturelle et des identités fragmentées à l'intérieur du "peuple" jadis considéré comme un tout homogène ("el pueblo unido ..."). Les jeunes pauvres, les minorités ethniques, le troisième âge ont des aspirations spécifiques.Il ne s'agit ni de les ignorer ni de laisser se fragmenter à l'excès l'analyse et la recherche de solutions. Leo Sepulveda se refuse de verser dans le post-modernisme éclaté qui est condamné à l'impuissance. (Voir aussi à ce sujet "Cultures et Développement - Quid Pro Quo" no. 23, P. 26).
Enfin le développement communautaire peut favoriser l'approche territoriale. Les gens approchés ont en commun un territoire. C'est là que l'approche fonctionnelle et catégorielle se rencontrent. Axer le développement communautaire sur le local permet d'intégrer dans un cadre commun les deux approches. Cette notion de territoire rappelle celle de "site symbolique" chère à Hassan Zaoual. Elle a le mérite d'attirer l'attention sur l'enchevêtrement d'influences culturelles différentes en un seul endroit, lesquelles contribuent à conférer aux pratiques locales le sens qui les oriente. (Voir à ce sujet les travaux du Réseau Cultures sur "Le sens implicite des pratiques locales" (conférence de Glasgow, 1990) et "La méthodologie des sites symboliques" de Hassan Zaoual dans "Interculture" et dans Cultures et Développement - Quid Pro Quo no. 10/11, p. 15). Jacques Boulet insiste, avec d'autres (E. Ndione, notamment) sur le processus "en spirale" du développement communautaire (Voir annexe VII ci-dessous).
6. LA RECHERCHE-ACTION PARTICIPATIVE (RAP)
La méthode de Recherche-action participative (RAP) qui a retenu notre intérêt voire même notre préférence (mais tout dépend de la situation concrète) est relativement nouvelle. Elle rejette le monopole universitaire sur la production du savoir. Elle fait également appel au savoir "à la base, de la base, pour la base". Elle s'insurge aussi contre la notion newtonienne et positiviste-instrumentaliste du savoir distancié (le sujet face à l'objet de son savoir, voir point 2.2.1). Il a déjà été fait allusion au point 1.2 ci-dessus à la RAP.
6.1 Lier recherche, participation et action
La méthode RAP implique que l'on accepte que chacun sait ce qui se passe autour de soi et que cette connaissance-là constitue une force de changement. Le respect de cette réalité est le fondement de cette nouvelle façon de concevoir la production du savoir. Elle lie, comme il a été maintes fois souligné ici, la recherche et l'intervention sociale.
6.2 Historique de la RAP
La recherche est intrinsèquement humaine. Dès les âges les plus reculés, l'homme "cherche", par exemple, sa nourriture et un endroit propice où enterrer ses morts. L'homme a toujours disposé d'un corpus de savoir lui permettant de s'adapter à son environnement. La création d'universités et de laboratoires est récente. Elle mena à la science formelle et experte avec ses acquis incontestables. Mais cette science formelle a tendance à s'opposer à la science informelle et populaire.
La division entre experts et population que l'on constate aujourd'hui dans l'intervention sociale au Sud comme au Nord trouve son origine dans cette conception formelle et souvent arrogante du savoir dominant, celui de "l'expert".
6.2.1 Cardijn-Moreno-Lewin-Freire
La réaction contre la monopolisation du savoir a commencé en Occident dès la fin du 19ème siècle, notamment avec Joseph Cardijn, fondateur à Bruxelles de la J.O.C. et initiateur de la méthode "Voir, juger, agir". Par ce slogan, la Jeunesse Ouvrière Chrétienne revendiquait, sous l'impulsion de l'abbé Cardijn, sa capacité de réfléchir et de fonder son action sur cette réflexion.
Moreno, le père du psycho-drame ou socio-drame avait dès 1913 inventé la notion de "Aktionsforschung" (recherche-action) en travaillant comme médecin dans le milieu des prostituées à Vienne (Autriche).
Celui qui est considéré comme le père de la recherche-action est Kurt Lewin, lequel avait initié avec des jeunes une méthode "qui commence là où le client se trouve". Il invita des jeunes à analyser leur propre situation. Il voulait éviter la coupure entre la production du savoir et les "objets" de ce savoir. Il voulut au contraire intégrer les gens en tant qu'acteurs dans la réflexion qui finirait par les affecter. La spirale recherche-action-recherche-action a pour but fondamental la démocratisation.
L'idéologie du développement communautaire se marie avec la notion de diagnostic/prise de conscience. Paulo Freire, nous l'avons déjà noté (Annexe VI), développa ensuite sa méthode de conscientisation : donner du pouvoir aux acteurs parce qu'ils sont compétents.
Fin des années '60, se développa une rébellion contre le savoir universitaire, notamment par la recherche appelée en Allemagne "Aktivierende Befragung" (enquête mobilisatrice). Il s'agissait, par exemple, d'aller de porte à porte dans les quartiers pour entamer une conversation dont le but était d'inviter à la réflexion. Ainsi, tel agent dit "il paraît que le club de jeunes du quartier cause des problèmes car il y a eu vandalisme. Qu'en pensez-vous ?". La synthèse des conversations ayant été faite, celle-ci est restituée aux gens du quartier, par pâté de maison. Cette enquête débouche sur une action en commun.
6.2.2 Orlando Fals-Borda-Anisur Rahman-Budd Hall
La critique la plus tranchée est intervenue dans les années '70 et vient des universitaires engagés du Sud s'insurgeant contre l'aspect élitiste, importé, ethnocentrique du savoir occidental. D'autres épistémologies furent proposées, notamment par Orlando Fals-Borda (Colombien), Mohammed Anisur Rahman (Bangladeshi) et Budd Hall (Canadien travaillant en Tanzanie). (Se référer à Fals-Borda et Rahman Action and knowledge. Breaking the monopoly with P.A.R., Apex Press, N.Y. 1991). C'est Budd Hall qui lanca le vocable Participatory Action-Research (P.A.R.) ou RAP : "recherche-action-participative" au cours de son travail visant à associer les villageois ujamaa de Tanzanie à sa recherche-action.
6.3 La mise en pratique de la R.A.P.
En anglais, on appelle cette méthode Participatory Action Research (PAR). Rajesh Tandon (Indien) et Vio Grossi (Chilien) en sont des protagonistes importants. On parle aussi d'"action anthropology", de "dialogical research" ou de "participatory rural appraisal" (Robert Chambers et Parmesh Shah). Certains parlent même de "guerilla research" !
En français, Emmanuel Ndione (Sénégalais) et son équipe de Enda Graf se distinguent par la profondeur et la précision de leurs écrits en la matière, lesquels sont bien sûr inspirés de leur pratique. Voir à ce sujet de Ndione "La recherche-action-formation, un miroir du savoir paysan" dans Cultures et Développement - Quid Pro Quo no. 8/9, p. 10 et du même auteur "Dynamique urbaine d'une société en grappe. Un cas : Dakar", Enda, Dakar. Voir également du même auteur : "Les projets comme méthode de recherche", Cultures et Développement - Quid Pro Quo no. 12, p. 6 et "La recherche-action", idem, p. 10.
En français on parle encore de "recherche-action", "d'enquête conscientisante" (Michel Seguier), "d'intervention sociologique" (Alain Touraine) ou "d'intervention institutionnelle" (La Passade & Rémy).
L'observation participante est un des fondements de la R.A.P. Au cours du Séminaire de Bruxelles, il apparut que les "Promenades Transversales" pratiquées par ADRA à Luanda en Angola relèvent du même esprit ainsi que les tournées de quartier réalisées par les travailleurs de rue à Schaerbeek (AMOS), à Ixelles et Forest (Dynamo), au centre de Bruxelles (ADZON), dans les banlieues de Poitiers et villes voisines (Service Social d'une C.A.F.).
On ne saurait mieux illustrer cette démarche qu'à l'aide de la réflexion de l'ONG sénégalaise Enda-Graf. On trouvera ci-joint deux schémas tirés du livre dirigé par Emmanuel Ndione : "Réinventer le présent : quelques jalons pour l'action" (Enda Graf Sahel, Collection Recherches Populaires, 1994, Dakar; écrit en collaboration avec Philippe De Leener, Jean-Pierre Périer, Mamadou Ndiaye, Pierre Jacolin. Commandes : c/o Enda Graf Sahel, BP 13069, Grand Yoff, Dakar, Sénégal ou Enda, 5 rue des Immeubles Industriels, Paris; tél. 43-72.09.09).
On trouvera dans l'annexe VIII quelques extraits de cet ouvrage, car il formule bien l'approche RAP que nos amis d'Enda appellent plutôt RAF ou Recherche-Action-Formation. Ces extraits pourraient inciter nos lecteurs à poursuivre la lecture dans le livre en question !
6.4 Des agents de développement endogène
Au cours de l'Atelier de Bruxelles, Martine de Latte parla de "développement endogène" et illustra son propos à l'aide de sa pratique dans quelques grandes villes françaises. Martine entend par "développement endogène" un travail avec des groupes tant formels qu'informels de promotion sociale et de récupération de pouvoir. Les travailleurs sociaux appelés "agents de développement" vont sur un territoire urbain et y pratiquent une "enquête conscientisante". Ainsi la question suivante est-elle posée : "Comment vivez-vous votre quartier et que pouvez-vous faire avec d'autres pour l'améliorer ?". Les réponses peuvent déboucher sur la décision d'entamer une action collective en vue de la réalisation d'un intérêt commun. Le travailleur social veille à relancer régulièrement l'auto-évaluation par le groupe afin d'éviter la récupération par les pouvoirs publics. Ainsi pose-t-il la question : "Quel est votre objectif et le sens commun que vous donnez à votre action ?".
6.5 "Causer" aux deux sens du mot !
Les animateurs de Dynamo parlent de "rencontre". Edwin De Bouvé expliqua, au cours du Séminaire de Bruxelles, comment les travailleurs de rue de son ONG se situent dans les quartiers "pour que la parole puisse y circuler". Concrètement, les travailleurs de rue font régulièrement leur tournée des quartiers et y invitent à la rencontre et à la discussion les jeunes qui le souhaitent. "Il faut que les jeunes parlent, se disent, disent... Notre boulot est fait de paroles. Notre métier c'est causer (parler) et causer (occasionner des effets). Il s'agit de permettre aux jeunes de se découvrir intelligents et capables. "Dans ce travail, il ne s'agit pas de répondre à des plaintes (il y a des assistants sociaux pour cela, en cas d'extrême besoin) ni encore moins d'emboîter le pas au projet répressif-normalisateur de la police. Le travailleur de rue se veut un adulte accessible pour écouter, échanger et expérimenter ensemble ce qui est faisable. Ce que vise cette "rencontre" c'est que le jeune se découvre sujet et se construise lui-même."
Citant Pierre Marchal, Edwin De Bouvé souligne l'importance de la faculté de nomination, de donner un nom à ce qui est vécu, et, ainsi, d'y donner un sens. L'opposé de la normalisation (par répression, par intégration ou par purification) c'est la nomination : donner un nom à ce qui n'en a pas.
"Il est révolutionnaire de nommer" affirme Pierre Marchal, rejoignant en cela une conviction profonde du Réseau Cultures: nommer, donner un sens dirions-nous, c'est cela la culture.
6.6 Face à la mondialisation: au Sud et au Nord, même combat ?
Le Sud et le Nord ne sont pas si différents. Il est frappant de noter la similitude des approches au Chili, en France, en Allemagne, en Australie, en Angola ou en Belgique. Les méthodes mises en place sont étonnamment proches. Cela s'explique sans doute en partie par la globalisation croissante : les gens sont confrontés partout à des défis semblables. Face à l'exclusion sociale par la "mégamachine", les types de réaction sont nombreux et souvent semblables. Dans le prochain numéro de Cultures et Développement - Quid Pro Quo paraîtra le rapport de l'Atelier sur l'Economie et les cultures locales dans lequel est abordé le phénomène de la mondialisation et les réactions qu'il suscite ... de la collaboration à la résistance.
L'auto-organisation et l'interrogation sur le sens constituent des réponses à la fois semblables et chaque fois différenciées, selon le lieu. Cette mobilisation vise à récupérer ou acquérir la capacité de donner du sens à la vie.
Bruxelles, 11-16 décembre 1995
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Réseau Culture
174, rue Joseph II - 1000 Bruxelles
Tél : +32 (0) 2 230 46 37 - Fax : +32 (0) 2 231 14 13
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Horizon Local 1997 - 1998
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