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Globalisation et vitalité des cultures
10 ans d'expériences du réseau Cultures

Une lecture transversale de ses expériences et réflexions

Par Thierry Verhelst et Edith Sizoo


INTRODUCTION

A. LES ENJEUX : GLOBALISATION ET VITALITE DES CULTURES

A.1. CONTRAINTES

A.2. OUVERTURES

B. POUR DE NOUVELLES APPROCHES

B.1. VERS LA FIN DES PROJETS DE DEVELOPPEMENT

B.2. POUR DES SOLIDARITES NOUVELLES :

B.3. POUR UNE APPROCHE PLUS YIN D'UNE MODERNITE TROP YANG

B.4. POUR UNE APPROCHE MAÏEUTIQUE DES RELATIONS MICRO-MESO-MACRO

B.5. VERS UNE COMPREHENSION INTERCULTURELLE DANS LA PREVENTION DE CONFLITS

B.6 DE L'ART - MARCHANDISE A L'ART - MEDIATEUR

B.7. VERS UNE TRANSFORMATION SPIRITUELLE

B.8. ET ENFIN : RESPIRER

EN GUISE DE RESUME

LES CONDITIONS DU DIALOGUE AVEC LE " MACRO "

Bibliographie


INTRODUCTION

Le texte qui suit est le fruit d'une lecture transversale de l'ensemble des travaux accomplis au sein du Réseau Sud Nord Cultures et Développement depuis sa création. Tout au long de ses dix années d'existence, des projets de recherche couronnés d'ateliers, des visites sur le terrain, des engagements locaux et internationaux, des conférences et des séminaires ont contribué à ouvrir de nouveaux horizons, à préciser des notions, à analyser des problèmes, à enregistrer des pratiques. Nous avons tenté de capitaliser des expériences et de formuler des suggestions concrètes pour ré-orienter l'action à venir au sein de notre réseau et pour partager ces expériences et les conclusions que nous en tirons avec d'autres ONG, avec les agences gouvernementales et internationales et certains mouvements sociaux tels que ceux réunis au sein de l'Alliance pour un monde responsable et solidaire.

Les thèmes abordés en dix années de travail sont, notamment :

- la prise en compte des cultures locales dans le développement (Bases Europe et Asie; colloques de Rome, Dunblane, Glasgow et Bangalore; voir bibliographie I-1, 2, 6 ainsi que II, 1);

- les pratiques économiques telles qu'elles sont enchâssées dans le terreau socio-culturel; alternatives à la globalisation ? (Base Europe; recherche et ateliers sur économie et cultures à Glasgow, Chartres et Bruxelles; voir II-2);

- les méthodes d'analyse des dynamiques culturelles et la connaissance de sa propre culture et celle des autres (Bases Asie et Base Europe; colloques de Bangalore et de Bruxelles avec Iteco; voir II-3);

- la relation culture et religions et les conflits inter-religieux (Bases Asie et Brésil; ateliers de Chuan Mokkh et de Rio; voir I-6, et II-4);

- les formes d'engagement citoyen et de réaction à la globalisation inspirées par de nouvelles cultures socio-politiques (Bases Afrique centrale (Congo) et Brésil; ateliers de Mbanza-Ngungu, Douala et Rio; voir I-5, III-1 et, prochainement, II-5))

- la prévention de conflits socio-culturels en milieu urbain; (Bases Brésil, Mexique, Congo, Europe; multiples ateliers; voir II-6);

- la présentation des arts du Sud dans les pays du Nord; (Base Europe, ateliers de Copenhague, Vienne et Bruxelles; voir I-4)

- les façons dont les femmes vivent et façonnent leur réalité à partir de leur culture (Base Europe; atelier de Bruxelles; voir I-9);

- les relations entre la culture africaine et la gestion d'entreprise (Bases Europe et Afrique; atelier de Bruxelles; voir I-7);

Ce texte propose de suivre les fils qui relient ces différents travaux et permettent d'en identifier les éléments majeurs. Il le fait en deux volets. L'un précise les enjeux qui ont été identifiés compte-tenu du rapport de force actuel (A). L'autre propose quelques nouvelles approches (B). Le lecteur trouvera en fin une synthèse de l'ensemble.


A. LES ENJEUX : GLOBALISATION ET VITALITE DES CULTURES

A.1. CONTRAINTES

* Colonisation-Développement-Globalisation : une seule et même logique aliénante

L'évolution vers un monde toujours plus " globalisé ", resserré et uniformisé est déjà ancienne. On en trouve l'origine dans la main-mise progressive de l'Occident sur le monde entier. En ce sens, il y a continuité entre colonialisme, développement et globalisation. Le colonisateur affirmait ouvertement la supériorité de sa culture. Si les théoriciens et les experts s'exprimaient de façon plus voilée, ils n'en assuraient pas moins la promotion d'un modèle social, économique et politique qui s'inspire directement de l'expérience occidentale moderne. Se développer, participer à la mondialisation, c'était en somme s'occidentaliser. Il fallait, à leurs yeux, de la croissance économique à tout prix, des infrastructures lourdes, plus de rationalité économique et managériale, des écoles et des projets qui changent les mentalités. On le proclamait bien haut dans les années soixante quand on posait les fondements des théories du développement : ces mentalités liées aux traditions et cosmologies locales, jugées surrannées, devaient évoluer vers la modernité. Il fallait à tout prix embrasser la raison instrumentale, la productivité, la liberté, le progrès. Si les " développeurs " ont bien dû constater que leurs approches et stratégies n'ont pas donné les résultats escomptés, les parangons de la globalisation crient sans vergogne qu'il n'y a pas de salut en dehors du matérialisme économiste, du rationalisme et de la démocratie à l'occidentale.

* Ethnocentrisme arrogant et auto-dénigrement débilitant

Si tous les peuples ont tendance à être ethnocentriques, donc à se considérer comme les seuls à être vraiment " normaux ", ceux qui en ont les moyens financiers et politiques ont vite fait d'imposer leur normalité comme norme, quitte à l'affubler du nom de " valeur universelle ". Ce refus de l'altérité fut, pour l'Occident en particulier, " l'occasion manquée " d'apprendre des autres. Il fut pour les pays du Sud une menace terrible d'aliénation culturelle. Un enjeu qui se dégage de nos travaux sur la coopération au développement et sur la globalisation, c'est, pour les Occidentaux (et les Japonais), de faire face aux raisons profondes de leur ethnocentrisme aveuglant et arrogant.

Autre volet de cet enjeu: ne pas tomber dans l'excès opposé et verser dans l'idéalisation naïve et nostalgique de l'exotique, tout en déplorant sa propre identité.

Des Occidentaux tombent parfois dans le panneau du masochisme et s'attardent à dénigrer tout ce qui est européen, Blanc, judéo-chrétien, etc. Bien qu'inspirée d'une salutaire prise de conscience des méfaits de l'arrogance culturelle et politique de l'Occident depuis quelques siècles, cette attitude extrême témoigne d'un appauvrissement culturel dommageable pour tous. Certains ex-colonisés en sont là, eux aussi. Ils méprisent lamentablement leur propre héritage. Rien de créatif et de fort ne saurait naître d'un tel auto-dénigrement. Si l'esprit critique est un des atouts de la modernité occidentale, la haine ou l'oubli de ses racines ne mènent nulle part..

* Relativisme culturel

Il est encore un autre travers bien de notre époque, et qui guette ceux qui luttent pour la reconnaissance des autres cultures. Il s'agit de la négation post-moderne de toute valeur universelle, de tout repère éthique absolu, de l'existence de tout point commun entre les êtres humains. Le relativisme culturel intégral mène à l'indifférence envers toute norme ou valeur (y compris celle de sa propre culture). Les travaux menés au sein du Réseau Cultures ont montré combien il existait de valeurs universelles. Certes, les Occidentaux, spécialistes impénitents de l'universalisme à forte connotation ethnocentrique doivent se méfier d'imposer ailleurs les valeurs qu'ils professent (sans d'ailleurs leur être toutes fidèles !) : démocratie, égalité des sexes, développement ... Pourtant, nous constatons partout un même besoin fondamental de dignité, de respect et un idéal de compassion ou d'amour, sinon toujours vécu, très généralement affirmé. Il y a donc des universaux mais ils se disent et se vivent de manière bien différente. Le défi posé par cette réalité est celui-ci : comment reconnaître le fond commun qui nous unit à travers la diversité qui nous sépare ?

L'expérience du Réseau Cultures a renforcé la prise de conscience des écueils que présente l'utilisation d'une langue dominante occidentale. Il travaille toujours avec des groupes multilingues qui sont pourtant forcés de communi-quer le plus souvent en anglais, en français ou en espagnol. Ainsi un groupe de 15 femmes d'horizons géographiques, culturels et religieux très différents, ayant écrit l'histoire de vie de quatre générations de femmes appartenant à leurs familles, se sont rencontrées pour s'interroger sur les forces motrices qui poussaient les femmes en question à façonner leur espace social.

Lorsqu'elles ont essayé de trouver les termes anglais adéquats, les participantes ont découvert que les champs d'association de ces termes, bien que se recouvrant partiellement, étaient différents dans leur propre langue maternelle.

Cette vérité est apparue limpide lorsque certaines participantes, au cours de la discussion sur le sens de ces termes, ont déclaré qu'en réalité les femmes décrites dans ces récits avaient utilisé des mots ou des concepts tout-à-fait intraduisibles en anglais. A la demande du groupe, elles ont expliqué ce que signifiaient ces mots intraduisibles (voir Annexe II).

* La dépendance culturelle

Un monde uniforme serait mortellement ennuyeux. Pis, il serait littéralement mortel, nous menaçant tous d'asphyxie. L'écologie nous apprend que la biodiversité est la garantie de la viabilité des forêts. De même, la diversité culturelle n'est-elle pas la garantie de la viabilité de l'humanité ? L'enjeu majeur qui se dégage de nos travaux est celui de la vitalité des cultures dans un monde de plus en plus globalisé.

Si la " mondialisation " présente des avantages au niveau de l'information et de la solidarité, la " globalisation " - essentiellement un phénomène économique - constitue une formidable contrainte. Contrainte idéologique : la prétention universelle du savoir universitaire occidental, et en particulier l'économie; la pensée unique et sa rhétorique envahissante qui a capté notre langage et notre univers mental, nous matraquant de termes obsessionnels tels que la sacro- sainte compétitivité; le fantastique pouvoir de séduction des biens de consommation; les mass media toujours en quête de scoops souvent aussi dérisoires que vulgaires ... Contrainte économique : l'O.M.C.; le F.M.I. et ses programmes d'ajustement structurels; le désordre économique mondial avec ses inégalités criantes ... Face au rouleau compresseur du néo-libéralisme unificateur, les communautés et les peuples risquent d'entrer en dépendance culturelle. Celle-ci engendre la dépendance économique et politique qui à leur tour aggravent la dépendance culturelle. Dans la mesure où les sociétés occidentales se soumettent à la rhétorique unique de la globalisation, elles entrent elles aussi dans le cercle vicieux. Le manque d'imagination de ses leaders politiques ne trahit-il pas une dépendance mentale inquiétante ?

Au niveau mondial, la situation actuelle nous paraît grave. Mais il existe des germes d'espoir là où des gens revitalisent leur culture, réaffirmant ainsi leur liberté de pensée et d'action face aux idéologies, aux dictats et aux modes qui les assaillent.

A.2. DES OUVERTURES

* Le refus du développement anti-culturel

Les échecs innombrables des programmes et projets de développement dans les pays du Sud signalent l'existence d'une inadéquation profonde entre l'idéal de développement, produit de la culture occidentale moderne, et les cultures issues de moules différents. Nous avons d'ailleurs été frappés de constater que, dans de nombreuses langues du monde, il n'existe pas de mots pour dire " progrès ", " développement " ou " planification ", et même les notions de " justice " et de " pauvreté " sont souvent absentes. L'échec du développement signale aussi qu'il y a résistance plus ou moins explicite à l'impérialisme culturel du Nord par toutes sortes de stratégies de détournement, de phagocytage et de métissage. Le développement c'est " le rêve du Blanc ". La majorité des habitants du Sud s'intéresse certes aux fruits du développement : on veut plus d'argent, de confort, etc. Mais ont-ils pour autant intégré l'éthique, la cosmologie, la notion de temps et d'individu qui sous-tendent la modernité occidentale et sa " religion économiste " ?

On a posé la question : l'Afrique refuse-t-elle le développement ? Nous avons glané un peu partout cette réponse impertinente: " oui, elle refuse tout type de développement qui agresse ses propres valeurs, qui est hostile à ses cultures ". Dans cent ans, on dira peut-être que de tous les continents c'est l'Afrique qui a le mieux résisté au nivellement mondial ...

Il nous semble, en tous cas, pouvoir interpréter l'échec du développement comme la preuve de la vitalité culturelle des peuples. Les gens refusent de se soumettre sans plus aux dictats d'un développement aliénant et dominateur. Ils mettent en place toutes sortes d'attitudes déviantes que les " experts " internationaux interprètent comme des échecs.

* Des pratiques déviantes

La globalisation (rappelons que nous entendons par ce terme le volet économique de la mondialisation) fait aujourd'hui l'objet des mêmes attitudes que le développement. Pour les uns elle constitue certes une panacée. Mais toujours plus nombreux sont ceux qui, " naufragés du développement " (S. Latouche), s'aperçoivent qu'elle ne réserve ses bienfaits qu'aux plus forts, aux plus solvables .... Pour d'autres, elle apparaît pour ce qu'elle est: une formidable pression exogène et finalement hostile, menaçant le tissu social et son environnement naturel.

De par le monde, des communautés tentent tant bien que mal de faire face au rouleau compresseur de la globalisation. Ne peut-on déceler dans leurs pratiques actuelles des suggestions pour l'avenir ? Nous estimons qu'il y a là un enjeu de taille.

Nos programmes de recherche se sont penchés sur la question de savoir comment les gens eux-mêmes perçoivent leur réalité, comment ils la façonnent et quelles sont les forces motrices sous-jacentes à leurs pratiques. A chaque fois, nos découvertes ont débouché sur une bonne dose d'espérance. " Le voisin a bien des choses à me dire " ... Ainsi des " entrepreneurs " africains combinent convivialité, sécurité sociale, paternalisme et profit tandis que des micro-entreprises, du Chili à l'Inde, expérimentent des formes d'économie populaire. Dans le Sud, des femmes à la base luttent pour acquérir plus de dignité telle qu'elles la conçoivent, sans verser dans des schémas féministes d'origine occidentale. Des artistes du Sud créent leurs oeuvres sans nécessairement chercher la compromission avec des exigences venues d'ailleurs. Des peuples menacés de déracinement cherchent dans leur religion un point d'ancrage. Les uns versent dans des fondamentalismes violents et régressifs. Mais d'autres cherchent à renouveler leur foi par un retour aux sources spirituelles et l'ouverture aux acquis contemporains de tolérance, de dialogue, d'herméneutique, de psychologie des profondeurs. Enjeu de taille que celui de revivifier le religieux dans une telle perspective. Il s'agit de ne pas laisser aux extrêmes droites le monopole du discours religieux. Souvent pour le meilleur, mais hélas aussi parfois pour le pire, les religions continuent d'occuper une place fondamentale dans la vie de la majorité des humains. Quoi qu'ait pu dire la sociologie classique du caractère prétendument inéluctable de la sécularisation, les religions ou en tous cas la spiritualité demeurent pour beaucoup de femmes et d'hommes une référence d'autant plus précieuse que la modernité ne leur en a pas offert de substitution vraiment satisfaisante.

Comme nous l'a dit notre grand ami et lointain inspirateur Raimondo Panikkar, la société de consommation n'offre qu'un erzatz de la Transcendance. Le développement est certes un " rêve de Blanc ". Mais il nous est apparu très important de préciser à nos partenaires du Sud, et envers nous-mêmes en premier lieu, que ce rêve-là n'est pas le seul qui hante les Européens. L'Europe a de nombreux rêves, comme tout autre peuple au monde. Le rêve unique, obsessionnel tourne au cauchemar. Le rêve-du-développement n'est donc que l'expression d'une partie de notre culture. Il est souvent devenu le produit d'une certaine modernité occidentale, appauvrie par un excès de rationalisme utilariste qui réduit l'homme à un " animal de besoins ".

En Occident aussi, il existe des formes multiples de résistance, vaille que vaille, à l'appauvrissement culturel et spirituel qui est à nos yeux, le vrai " sous-développement ". Ces résistances et ressaisissements s'enracinent dans la culture européenne traditionnelle, soucieuse d'humanisme. La pensée européenne ne commence pas avec Descartes ou Adam Smith ... Avant le XVIIIème siècle, il y a tout un riche passé qui ont livré les Socrate et les François d'Assise. En ces temps de post-modernité, les Occidentaux ont à agir et à réfléchir en vue de revitaliser et de renouveller leur culture.

* La culture : un contenu qui change, des fonctions vitales

Contenu

Que faut-il entendre précisément par la vitalité d'une culture ? De nos travaux se dégage un constat : la culture est un ensemble de ressources dont peuvent se servir les êtres humains pour relever les défis qui sont les leurs. La culture est donc vitale. C'est à partir de leurs cultures que les humains disent leur goût de vivre, qu'ils luttent pour leur alimentation, leur santé et leur habitat, etc. C'est aussi à partir d'elle que nous pourrons dé-légitimer la mégamachine économiste, refuser la dualisation engendrée par le capitalisme sauvage, lutter contre l'injustice, expérimenter des alternatives économiques, sociales et politiques. Cet ensemble de ressources, voire de solutions, constitue le " contenu " de toute culture. Ce contenu, c'est, dans chaque culture, à un moment donné de son évolution, sa dimension symbolique (cosmologie, spiritualité, valeurs, mythes, archétypes, religions, symboles, représentations ...), sa dimension sociale (le mode d'organisation en caste, en clan ou en famille nucléaire; les institutions; les modes d'exercice du pouvoir), et sa dimension technique (les savoir-faire en agriculture, en cuisine, en pêche, en architecture, dans les industries, les services, etc ...).

Indissociables, ces dimensions évoluent, changent. Un peuple peut même avoir " perdu " la culture qu'il avait jadis sans pour autant être sans culture.

Fonctions

Il y a quelque chose d'encore plus important que le contenu d'une culture, plus essentiel que ce qui peut être décrit, filmé, analysé ... En effet, tout change au cours des ans ou des siècles. Plus important que le contenu d'une culture nous est apparue sa fonction envers chaque individu en particulier et dans la société en général. Nous avons repéré au moins quatre fonctions de ce type, toutes les quatre importantes. Primo, la culture donne de l'estime de soi, de la fierté, de la confiance en ses propres capacités. Secundo, la culture permet de faire le tri entre les innombrables apports extérieurs, de rejeter ce qui paraît nuisible, adoptant et adaptant ce qui semble bon. Tertio, la culture crée le sentiment de solidarité indispensable à toute résistance, à toute lutte sociale, à toute création collective. Enfin, quarto, la culture dit ce qui a du sens et ce qui n'en a pas. Elle alerte quand menace une dérive vers l'absurde ... telle qu'elle le perçoit. La dation de sens (signification profonde et direction) est la fonction la plus vitale de toute culture. Son noyau, la spiritualité, en est le garant et l'inspirateur. Cette conception de la culture comme fonction plutôt que comme contenu nous permet d'éviter un écueil . On nous a parfois demandé si nous ne faisions pas de la culture un en-soi, comme si elle était une chose existant par elle-même, indépendamment des gens qui la vivent et des rapports de force qui moulent toute vie en société. Dès lors qu'on insiste sur la culture comme une fonction, il nous semble que nous évitons l'écueil en question.

La triade colonisation-développement-globalisation a appauvri dangereusement l'exercice de ces quatre fonctions. Il résulte de l'atrophie de ces fonctions une menace de dépérissement culturel dans l'ensemble du monde actuel. Quand une communauté manque de confiance en soi, de capacité de sélection et de solidarité, et quand elle acquiesce à la perversion de sens ou à l'absurde, elle devient incapable de relever les défis qui sont les siens.

Il convient de noter une lacune dans cette conception de la culture: elle ne définit pas ce qui est le " bon " sens. Nous nous méfions de trop d'universalisme et d'une normativité trop grande. Mais, d'autre part, nous ne souscrivons pas au relativisme culturel absolu qui estime qu'on ne puisse porter aucun jugement sur une culture autre que la sienne. Que faut-il penser d'une culture dont on nous dirait qu'elle justifie l'extermination d'une ethnie ou d'un peuple voisin ? Mérite-t-elle encore le nom de culture ? Et qui pourra en décider ? La question est ouverte et, en ce qui nous concerne, irrésolue. La réponse est à chercher dans ces universaux (Le respect de la dignité ? La compassion ? L'amour ?) dont nous reconnaissons l'existence.

* Au-delà des cultures: la vocation humaine

On s'aperçoit donc que notre intérêt pour " culture et développement " a évolué depuis dix ans. Au-delà du culturel, c'est en somme la liberté, la solidarité et la créativité de la personne humaine qui nous importent ...Car, à bien y regarder, les fonctions de la culture qui ont retenu notre attention sont ce qui constitue notre humanité profonde. La culture (et la religion ou la spiritualité qui en forment le noyau) est ce qui nous constitue en tant qu'êtres humains. C'est grâce à ces fonctions qu'on peut dire qu'il y a en chacun de nous quelque chose qui nous dépasse et qui fait notre grandeur et notre beauté. Il y a plus en l'homme que l'homme ... C'est pourquoi nous ne désespérons pas, malgré toutes les apparences qui nous sont contraires en ces années d'économisme triomphant.

Nous mettons l'accent sur les " gens d'en bas " dont on a méprisé les savoirs, les savoir-faire, les savoir-être. Mais ce n'est pas un combat de curateurs de musée que nous menons avec eux. Nous ne sommes pas d'abord inquiets de la préservation de l'antique ou de l'exotique. Ce qui a semblé nous importer le plus, au cours de ces années, c'est leur dignité, leur solidarité et leur créativité.

Nous reconnaissons en nous-mêmes ce besoin. Par ce " nous ", entendons des personnes engagées pour un monde plus juste, plus solidaire et plus responsable, que leur engagement s'insère dans le monde des ONG, des universités ou des pouvoirs publics nationaux et internationaux. Nous avons conscience que nous-mêmes et les autres nantis de ce monde, ceux d'Occident mais aussi les nantis du Sud, sont confrontés à un problème au moins aussi grave, sinon plus, que les " pauvres " dont il est question dans la coopération au développement, à savoir celui de l'appauvrissement culturel, l'affaiblissement des fonctions citées ci-dessus. La perte de sens est aiguë quand on participe peu ou prou à la mégamachine économiste !

" Mais notre engagement nous met à l'abri de ces dérives ", diront certains. Rien n'est moins sûr. Ne nous sentons-nous pas guettés par l'absence ou la subtile perversion de sens, malgré - et en fait à cause même - de notre activisme et de notre bel intellectualisme ? Personne n'échappe à la nécessité d'un perpétuel ressaisissement afin de ne pas se laisser emporter tel un fêtu de paille à la superficie des eaux. N'y a-t-il pas des miroitements intellectuels qui demeurent sans profondeur ? Des courants mauvais entraînent les uns dans la misère matérielle, les autres dans la misère spirituelle.

Un des résultats pertinents de dix ans de travail est celui-ci : avant de faire du " fieldwork " (travail de terrain comme anthropologue ou animateur), faisons notre " homework " (travail sur soi, ses propres motivations profondes, sa propre culture, ses propres pratiques).

Nos civilisations sont en voie de délabrement, qu'il s'agisse de l'indienne, de l'africaine, de la quéchua ou de l'européenne.

Terminons cette section sur la culture par une conclusion en forme de paradoxe.

Il y a dix ans, les membres fondateurs du Réseau Sud-Nord Cultures et Développement sentaient donc que la pratique dominante du " Développement " niait l'humain dans ce qu'il avait de plus enfoui, sa dimension invisible, non-quantifiable, spirituelle. Dans notre réseau, nous voulions étudier comment améliorer la coopération, éviter les dégats et le gâchis, renforcer l'impact des projets. Nous prenions donc quelque distance par rapport aux ONG tiersmondistes dont nous étions issus et qui se disaient, avec beaucoup de bonne foi, solidaire des marginalisés du 'tiers monde'. Nous visions à débusquer notre ethnocentrisme inconscient (et le leur par la même occasion). Comme nous le voyions réduit à un animal de besoins (Banque Mondiale) ou à un fantassin dans la lutte des classes (vulgate marxiste), nous revendiquions plus d'intérêt pour la manière dont l'homme exprime lui-même ses aspirations. Nous avions constaté que celles-ci ne se réduisent pas à une question de calories ou d'équipement, pas plus qu'à une simple question de justice distributive. Nous revendiquions donc plus d'intérêt pour les cultures, celles-ci renfermant des représentations, des valeurs et des " besoins " - mais quel terme !- plus profonds ou en tous cas différents de ceux reconnus par le rationalisme économiste moderne. Notre réseau s'est spécialisé en matière de " Cultures et Développement ". Les dynamiques culturelles locales, c'est un peu notre cheval de bataille. Et nous pensons avoir, chemin faisant, apporté une contribution utile aux agences de développement et à leur personnel qui a bien voulu nous prêter l'oreille ... Une notion nouvelle, insistant sur une épistémologie holiste, sur la complexité sociale et le métissage des cultures est née au sein de notre réseau à savoir celle du " site symbolique " avec ses croyances, ses connaissances et ses pratiques (H. Zaoual).

Insistance donc, dès le départ et tout au long de ces dix années, sur l'importance de la dynamique culturelle locale. Pourtant, au sein même de notre équipe internationale, des voix s'élevaient depuis quelque temps : " Attention ! La revendication culturelle fait le lit des intégristes fanatiques. Gare ! Le terme culture se traduit très mal en anglais et dans nombre de langues des pays du Sud. Prudence! N'essentialisons pas la culture au risque d'oublier les conflits, les rapports de force, et les injustices justifiées par une certaine interprétation élitiste de la culture ... " .

Aujourd'hui, la boucle est bouclée : il s'agira sans doute encore de se battre pour la prise en compte des cultures, pour la revitalisation culturelle, au Sud comme au Nord. Mais, au fond, c'est l'humain qui nous importe vraiment. Voilà le véritable objet de notre engagement. C'est ce que cette lecture transversale nous révèle. Et si le terme " culture " devait prêter à confusion, comme le fait le terme " développement ", eh bien !, écartons-le et concentrons-nous sur l'essentiel : la dignité, la solidarité et la liberté des femmes et des hommes d'aujourd'hui. Les racines qui nous passionnent avant tout ne sont pas uniquement à trouver dans le passé. Ce sont les racines de l'humain qui nous importent surtout. D'aucuns nous conseillent de changer de nom et de substituer au mot culture celui de créativité.

* Pour des citoyennetés responsables et solidaires

Il est urgent que des citoyens " responsables et solidaires " fassent contre-poids à la logique panéconomiste et assurent un arbitrage plus équilibré entre société et marché.

Faute de ce ressaisissement, la recherche effrénée de profit et de compétitivité mettra en péril ce qui reste de liens non marchands entre les individus. Les responsables politiques se soumettent aux impératifs supposés incontournables du marché. Face au Prince jadis tout puissant s'affirme aujourd'hui le Marchand triomphant tandis que le Citoyen est le parent pauvre de nos sociétés ... " Il y a un vide dans les principaux postes de pilotage " s'écriait Jacques Delors, président de la Commission européenne. Dans ce monde sans cap, le marché finit par écarter tout projet politique. Il faut restaurer d'urgence la capacité régulatrice du politique.

La mondialisation actuelle présente en effet des traits nouveaux et menaçants. Des années 1950 à 1980 (pour ne parler que des temps récents), le monde a vécu ce que l'économiste égyptien Samir Amin appelle une " mondialisation contrôlée ". Elle était portée par des projets sociaux qui rejetaient le capitalisme sauvage et l'économisme monétariste libéral. Les Etats, affirmant la nécessité d'un arbitrage politique, mettaient en oeuvre des stratégies de responsabilité nationale .Il y avait le projet keynésien de l'Etat-providence, le projet soviétique de planification et le projet tiersmondiste d'émancipation nationale dit " de Bandoung ". Dès 1990 cependant, nous vivons une mondialisation réduite à une globalisation libre-échangiste et dépourvue d'autre projet social que le " tout au marché ". Cette idéologie nouvelle, qui a l'art de se présenter comme objective et normale, voire scientifique, est menée tambours battants par une certaine élite internationale appartenant aux milieux des grandes sociétés multinationales, du Fonds monétaire international et des banques, de l'Organisation mondiale du commerce etc., et par des centres universitaires stipendiés par les multinationales et par des institutions controlées par les Etats-Unis avec la complicité plus ou moins résignée des Nations-Unies et de la Commission européenne et alia ...

Citoyennetés : au pluriel

Il faudra sans doute s'habituer à parler de citoyennetés au pluriel, car toute expression de " citoyenneté " est issue d'une histoire et d'une culture particulière. L'Afrique n'est-elle pas en train de secréter une autre citoyenneté ? Et les pays musulmans et bouddhistes n'évoluent-ils pas vers d'autres modes d'organisation et une formulation différente des mêmes principes fondamentaux ? Même au coeur de l'Europe n'y a-t-il pas des perceptions variées des droits et devoirs des citoyens selon que l'on est Français, Anglais ou Allemand ? Que penser alors de celle d'un Marocain à Paris, d'un Pakistanais à Londres ou d'un Turc à Stuttgart ?

Citoyennetés sur le plan politique

Au plan de l'organisation politique, la nouvelle citoyenneté repose sur la prise de conscience de ses responsabilités. Ainsi, nous avons observé, à l'instigation de notre Base locale brésilienne, le contrôle exercé par les habitants d'un quartier de Rio de Janeiro sur ses policiers. Nous avons étudié, avec notre Base locale indienne le soin que mettent les travailleurs sociaux de Bangalore à éclairer les autorités majoritairement hindoues de la ville sur le point de vue des Musulmans, généralement craints et méprisés. Nous avons constaté avec nos Bases locales européenne et africaine des réflexes de responsabilité exercée au besoin - et pendant un temps seulement ? - en-dehors des partis politiques et des institutions traditionnelles. Le Zaïre avec sa Conférence nationale souveraine et ses " parlementaires debout " en a donné un exemple, ainsi que le demi million de Belges mobilisés par une Marche blanche autour des parents d'enfants martyrs, malmenés par un système judiciaire et une police manquant d'humanité. Nous avons aussi analysé la formidable mobilisation des Brésiliens autour de mots d'ordre qui relèvent non plus de l'idéologie politicienne mais du simple bon sens, de la morale et de la dignité: " non à la violence, non à la faim!, nous voulons être des citoyens dignes dans un pays digne ". Nous avons cherché à bien cerner, avec l'aide de nos Bases locales marocaine et mexicaine l'importance de l'apparition à la télévision d'acteurs jusqu'ici ignorés, tels ces groupes de femmes pauvres des banlieues de Rabat et des villages isolés du Rif marocain ou encore ces Indiens oubliés du Chiapas qui mobilisent l'attention mondiale pour exiger non le pouvoir mais la reconnaissance de leurs droits à l'existence en tant que peuple, avec leurs langues, leurs projets sociaux et leurs cultures ... Notre Base mexicaine nous tient informés sur la croissance du mouvement " Barzon " qui regroupe déjà un million de petits entrepreneurs victimes de la crise du Peso mexicain, dont les entreprises sont endettées, menacées de saisie judiciaire et de disparition avec toutes les conséquences que l'on devine notamment sur le plan de l'emploi et de la participation active à la société.

Citoyennetés sur le plan économique

Au plan de l'économie, cette citoyenneté nouvelle se manifeste dans les micro-entreprises et des innombrables initiatives qui foisonnent au Sud comme au Nord, généralement parmi les exclus. La transformation qui s'impose ici est celle du regard des économistes et des responsables politiques qui ont tendance à considérer ces initiatives avec commisération dédaigneuse. Il ne s'agirait que d'un " secteur informel ", éphémère, qu'il s'agit d'intégrer rapidemment dans la normalité ... Or, aujourd'hui des millions de gens y survivent ou y vivent (parfois mieux que dans le secteur reconnu avec ses salaires de misère).

Dans le projet de recherche sur " Economie et Cultures " du Réseau il est apparu utile de reconnaitre trois types d'économie : a. le pôle capitaliste, fondé sur la compétitivité et la propriété privée, et dont les décideurs sont des détenteurs de capital; b. le secteur public, fondé sur la planification et la propriété institutionnelle, et dont le pouvoir de décision est exercé par l'Etat; et c. le pôle communautaire ou tiers-secteur, fondé sur la réciprocité et la propriété communautaire, et où ce sont les travailleurs et les usagers qui décident.

Il y a peut-être dans l'air l'avènement d'une économie " avec facteur C " : C pour communauté, convivialité, compagnonnage, coopération. Cette économie-là, qui prospère dans les districts industriels d'Italie, dans les banlieues du Chili ou du Pakistan et sur les trottoirs de Bamako ou Nairobi ne rejette pas le marché, mais elle le remet à sa juste place; il est un moyen et non un but. Dans cette perspective, l'économie est au service de l'emploi, de la sécurité, de la vie en commun et il faudrait plutôt parler d'économie-avec-marché que d'économie de marché. L'économie sociale et le retour des coopératives en Occident laissent percevoir une transformation à étudier attentivement si on ne veut pas sombrer dans la résignation à laquelle invite le discours soi-disant réaliste des chantres de l'hyper-compétitivité. La transformation consiste à démystifier et à dé-légitimer les prétentions scientifiques du discours économique actuel.

Il s'agira de ne pas se laisser intimider par ceux qui se disent " réalistes ". Il ne suffit pas de ne pas avoir d'idées pour être réaliste. L'utopie majeure ne consiste-t-elle pas à croire qu'on peut continuer comme nous le faisons, dans un chaos grandissant d'exclusion sociale, de violence, de dégradation de l'environnement ? Il faudra se rappeler cette observation d'Einstein : " en période de crise, l'imagination est plus importante que la connaissance ".

B. POUR DE NOUVELLES APPROCHES

B. 1. VERS LA FIN DES PROJETS DE DEVELOPPEMENT ?

Il ressort de nos travaux que trois de nos concepts majeurs sont en passe de s'effacer. Il s'agit de Développement, d' Aide au Développement et de Projet de Développement.

Le terme Développement est trop lié à une seule culture, celle de l'Occident moderne. (Qu'il suffise à ce sujet de référer le lecteur à la première partie de ce texte.). L'Aide quant à elle est entâchée d'un paternalisme qui devient insupportable. Certes, on parle plutôt de Coopération. Mais elle reste liée au pouvoir de ceux qui tiennent les cordons de la bourse. En outre, le terme cooperation n'est-il pas un euphémisme pour l'injection dans le Sud des idées et des objets du Nord, moyennant d'ailleurs des avantages appréciables pour celui-ci ? Le proverbe africain dit très opportunément: " la main qui donne se trouve au-dessus de celle qui reçoit "... Le Projet quant à lui est un pur produit de la culture de maîtrise occidentale moderne. Il convient au financier, au responsable politique, au gestionnaire et au comptable. Mais convient-il aux gens qu'il vise ? Peut-on enfermer la vie dans le double carcan d'un périmètre et d'un plan triennal ou quinquennal ? Cette ambition a causé tant d'échecs qu'il convient de s'en écarter afin de laisser aux acteurs locaux, les premiers intéressés, le soin d'évoluer. Les milieux ouverts de la coopération anglo-saxonne parlent désormais de " open-ended projects ", de projets dont l'issue reste ouverte, non-programmée. C'est un pas dans la bonne direction.

Mais ne faut-il pas aller plus loin, comme l'ENDA-GRAF sénégalaise, animée par Emmanuel Ndione, qui rejette carrément l'approche par projets et y substitue la confiance, la liberté et la responsabibilté collective des intéressés, enfin pris au sérieux comme acteurs de leur propre vie ? L'expérience enseigne que les " gens d'en-bas " sont parfaitement capables de saisir l'opportunité d'un financement ou d'un apport extérieur. Que l'utilisation de cet apport ne réponde guère aux critères du bailleur de fonds n'est en définitive qu'un problème accessoire ... Pourquoi serait-ce seulement aux gens d'en-bas de s'adapter aux critères des agences de développement ? Pourquoi n'y aurait-il pas au moins dialogue sur leurs objectifs respectifs entre les gens concernés par le projet et leurs bailleurs de fonds ? Pourquoi pas plus de souplesse quant aux moyens et au rythme de mise-en-oeuvre ?

La transformation à venir va dans le sens d'un projet avec " open beginning " (litt: " à début ouvert "), c'est-à-dire un projet dont non seulement la conclusion finale mais même la genèse soit laissée aux mains des intéressés sans qu'il se voient imposer des priorités, des critères, des méthodes et des moyens qui ne sont pas les leurs. Mais sommes-nous encore, en tel cas, en face d'un " projet " ? Mieux vaudrait peut-être inventer un terme nouveau pour signaler clairement une approche nouvelle.

B.2. POUR DES SOLIDARITES NOUVELLES :

L'inter-indépendance dans l'égalité et la diversité

Si le Développement, l'Aide et le Projet sont appelés à s'éffacer progressivement, cela ne revient-il pas à mettre fin à toute solidarité internationale? Nous ne saurions appeler de nos voeux une telle transformation qui reviendrait à renforcer les partisans de la " forteresse Europe " fermée au monde insolvable ... Ce que nous souhaitons, mais aussi ce que nous constatons comme transformation en cours autour de nous est de l'ordre de la solidarité internationale dans l'égalité et la diversité. Chacun de ces termes mérite un commentaire.

Solidarité internationale

Solidarité internationale : nous préférons le terme international au vieux dualisme Nord-Sud qui met encore en première place la minorité des humains qui habite le Nord. L'expression " Sud-Nord ", qui apparaît dans le nom de notre réseau, sonne mieux mais laisse entendre des différences entre le Nord et le Sud qui s'estompent de plus en plus dans la globalisation actuelle. Aujourd'hui, l'ensemble de la planète est fouettée par le même maëlstrom, et ses effets dévastateurs sont très semblables. Le Nord et le Sud ne sont plus des entités distinctes dont les problèmes seraient séparés et différents. Tous nous sommes menacés de sous-développement culturel et politique par la main-mise du marché sur nos sociétés. La question du sens se pose sous toutes les latitudes et celles de l'exclusion sociale et de l'écologie ne connaissent plus de frontières.

Quant à la solidarité, nous l'aimerions vécue dans une relative égalité et dans la diversité. Peut-être ce mot-là est-il aussi usé. D'aucuns lui préfèrent le terme complémentarité ... Quoi qu'il en soit du terme, il faut noter un pas important à franchir. Il faut que les Occidentaux admettent qu'ils sont eux aussi " sous-développés " au sens où nous l'entendons, c'est à dire celui d'un dépérissement culturel par appauvrissement des fonctions humaines de la culture, dont la dation de sens. Alors seulement devient-il possible de s'asseoir autour d'une même table, celle du donner et du recevoir. Tous sont menacés, tous disposent de richesses et d'atouts qu'il serait bon de partager en toute modestie et sur base de respect mutuel. C'est la fragile planète qu'il s'agit de sauver, et notre humanité blessée par trop de misère tantôt matérielle, tantôt psychologique, culturelle, spirituelle.

Au sein du Réseau Cultures, nous venons de décider une transformation de nos structures en ce sens. Désormais, chacune des Bases régionales de notre réseau oeuvre d'abord dans son propre continent. Cela vaut aussi pour la Base Europe. Celle-ci met donc un point final derrière son tiersmondisme. Dorénavant, elle se penchera non plus sur les problèmes du Sud, mais sur ceux de l'Europe elle-même. Ceux-ci sont bien assez nombreux. La Base Europe estime qu' il est temps que les Européens qui la composent et l'entourent arrêtent de se poser en éternels donneurs de leçons aux habitants du Sud. Il est temps pour les ONG occidentales de cesser de ne voir des problèmes que dans le Sud, se réservant à eux le rôle flatteur de dispensateur de conseils et de " coopération ".

Ce changement de perspective est en cours un peu partout. Il existe déjà des ONG en Europe qui font campagne non seulement sur les problèmes des pays du Sud mais aussi sur ceux de leur propre pays. Au sein de notre réseau donc, chacun balayera devant sa propre porte et nous ferons régulièrement ensemble le point sur les expériences de chacun afin de stimuler la fécondation mutuelle. La Base Europe se voit déchargée de ses responsabilités de coordination internationale, celles-ci étant partagées par chacune des Bases.

Ceci étant, il reste évident qu'un certain nombre de problèmes d'économie et d'écologie trouve leur origine dans le mode de fonctionnement productiviste-consumériste occidental. Il ne s'agit pas d'ignorer cela et de nier les lourdes responsabilités internationales qui en découlent pour l'Occident. Au contraire, les citoyens des pays du Nord ont à infléchir, dans un sens moins dommageable pour l'ensemble du monde, le système économique et le mode de vie qui est le leur. C'est dans le " centre " qu'il convient d'agir. Il est trop facile de remédier par petits projets dans le Sud à des dégâts dont l'origine se trouve au Nord ! C'est en Occident même que s'exerce le premier exercice de responsabilité mondiale. " Agir au coeur de la bête " disent nos amis amérindiens.

Inter-indépendance

Un néologisme intéressant nous a été soufflé par Raimondo Panikkar pour désigner cette nouvelle façon de fonctionner au sein de notre réseau. Il s'agit de " l'inter-indépendance ". Chaque Base conserve sa pleine indépendance et approfondit son action locale. Cependant, cet enracinement n'exclut pas l'ouverture, au contraire. L'inter-indépendance nous paraît indiquer la direction d'une transformation plus générale dans les relations internationales. Elle va à l'encontre de la globalisation. Celle-ci fait fi de l'indépendance pour soumettre toute personne et toute marchandise et service au marché mondialisé. Dans une perspective d'inter-indépendance, chaque nation, chaque communauté veille d'abord à sa propre stabilité, à sa sécurité alimentaire, à sa vitalité locale, au plan politique, social, culturel, économique ... Cet ancrage étant assuré, l'ouverture aux voisins et au monde peut se faire avec un peu moins de crainte d'être écrasé.

Inter-indépendance dans l'égalité et la diversité : nous avons à nous transformer dans un sens qui est à l'exact opposé de la globalisation. Celle-ci, en effet, produit dépendance, inégalité et uniformité. Nous voudrions oeuvrer, à notre modeste niveau, pour plus d'autonomie et d'égalité entre partenaires et cela dans le respect de la diversité culturelle qui constitue une des richessse de l'humanité.

B.3. POUR UNE APPROCHE PLUS YIN D'UNE MODERNITE TROP YANG

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La transformation qui ressort le plus clairement de nos travaux est celle d'un regain de " yin " dans un monde où la culture dominante est décidémment trop " yang ". La modernité occidentale en est largement pénétrée et, par voie de conséquence, notre organisation économique et notre coopération au développement. Même certains courants du féminisme semblent entâchés de ce caractère masculin, agressif, qui caractérise la pensée " yang ", orientée plutot vers l'extérieur que vers l'intérieur. Que nous semble renfermer une approche plus " yin " de la société, de l'économie, du développement et même des relations hommes-femmes ?

Le concept extrêmement complexe du yin-yang est issu de la philosophie chinoise . Une première idée de base en est qu'il existe des éléments en apparence opposés : ténèbres-lumière, gauche-droite, humide-sec, matière-énergie, froid-chaud, passif-actif, tradition-progrès, statique-dynamique, faible-fort, féminin-masculin, etc. En réalité ces éléments ne se trouvent pas en opposition ni séparés l'un de l'autre. Au contraire, il s'agit de forces qui ne peuvent exister l'une sans l'autre; plus, elles sont présentes l'une dans l'autre : le point yin dans le yang et le point yang dans le yin. C'est précisément cette présence-là qui est la condition même de l'interaction entre les deux. Cependant celle-ci ne peut être féconde que si le rapport de force entre les deux est équilibré.

Une deuxième idée principale liée à la première est que les forces en question, quoiqu'elles soient de nature opposée, ne sont pas placées dans un ordre hiérarchique . La raison ne prime donc pas sur l'intuition, ni le fort sur le faible , ni l'actif sur le passif, ni l'action sur la réceptivité, etc. Ainsi les mots-clés de cette approche sont équilibre et interconnexion entre des forces nécessairement différentes mais de valeur égale.

Nos travaux de réflexion commune avec quinze femmes et quinze hommes (issus de cultures et continents différents) sur les implications de cette notion pour les grandes disparités qui posent problème dans notre monde, nous a montré combien le concept yin-yang est fructueux. Il nous a aidés à voir clairement comment aborder les disparités de façon plus respectueuse et non réduite aux oppositions que chérit la pensée dichotomique. Cette approche s'applique notamment aux relations femmes-hommes, personne-société, tradition-modernité, pauvres-riches, êtres humains-nature.

Nous avons mieux compris qu'il s'agit en premier lieu de reconnaître en soi-même la lumière et les ténèbres, et ensuite de reconnaître l'autre en soi-même, la société en la personne, la tradition dans la modernité, la richesse dans la pauvreté, et vice versa. En outre, nous avons découvert, et cela est plus important, qu'il y a lieu de les interconnecter pour qu'une interaction créatrice soit engendrée.

Une approche yin-yang implique notamment les efforts d'équilibrage suivants :

* Il y a lieu de dé-monopoliser et de dé-diaboliser le débat sur l'égalité entre femmes et hommes, trop longtemps dominé par des femmes , en particulier celles qui ont bénéficié d'une éducation supérieure. Hommes et femmes doivent faire face tou(te)s les deux à leur part ténébreuse. Les hommes gagneraient à composer avec leur peur de la séparation du féminin, et les femmes avec leur peur de perte de connexion. Les hommes devraient laisser s'épanouir le féminin en eux et les femmes devraient apprendre à mieux gérer le masculin en elles-mêmes. Et si hommes et femmes découvraient ensemble ce qui les unit au delà du masculin-féminin...?

* Le temps investi dans le travail " productif " et le temps nécessaire pour prendre soin des enfants, des personnes agées, et de la convivialité doivent être appréciés (et rémunérés!) de façon équilibrée. La notion de " travail " même gagnerait à être moins déterminée par l'argent et plus par la créativité.

* Sur le plan politique il s'agirait de chercher un équilibre entre le pouvoir-contrôle et le pouvoir-service.

* La relation entre pays " pauvres " et pays " riches " ne serait plus uniquement déterminée par la disparité dans le domaine de l'avoir mais également par ce qui fait la richesse d'être : les valeurs éthiques, la compassion, le bonheur, la convivialité, l'emploi du temps.

* Les institutions religieuses gagneraient à être moins préoccupées par des interprétations et des attitudes qui séparent les êtres humains et plus par ce qui les unit : l 'enchantement devant la merveille et le mystère qu'est la Vie.

* Les dégâts écologiques ne doivent plus être vus comme des problèmes relevant de la technologie, mais comme un déséquilibre dans la relation entre homme et nature. L'enjeu serait de changer le comportement de l'homme-dominateur de la nature, abordée comme un objet-à-exploiter . Il s'agit de cultiver une relation d'éveil, (" mindfulness " dans le sens bouddhiste), de compassion, de tendresse, de réciprocité et de complémentarité. Chaque intervention humaine dans la nature serait équilibrée par la question (suivie d'action!) : qu'est-ce que la nature reçoit en retour ?

B.4. POUR UNE APPROCHE MAÏEUTIQUE DES RELATIONS MESO-MACRO

L'action des groupes de pression, dont les ONG, s'accompagne souvent d'un antagonisme prononcé. Les ONG engagées sur les questions de justice, de droits de l'homme ou d'écologie ont tendance à diaboliser leurs interlocuteurs, surtout quand ils s'appellent Banque mondiale, F.M.I ou quand il s'agit d'une puissante société transnationale. Cependant nous n'avons pas rencontré de diables en ces lieux. Le diable serait plutôt en chacun de nous ! Ceci ne doit pas freiner notre effort d'analyse critique des institutions et de leurs politiques mais peut nous conduire à reconnaître l'humanité de chacun de nos interlocuteurs.

L'expérience nous enseigne que ceux-ci appartiennent en gros à deux catégories. La première se compose des spécialistes sûrs de leur savoir, de leur compétence et de leur pouvoir. Nos questions les dérangent et leur semblent venir d'utopistes fumeux. Le dialogue patine car à nos questions sur le sens ils rétorquent par des arguments ponctuels tirés de leur discipline : économie, sociologie, science (dure), comptabilité, droit, etc. La deuxième catégorie d'interlocuteurs se compose de ceux qui acceptent de quitter la cuirace imparable de leur spécialité professionnelle et acceptent le débat sur le fond, sur ce qui touche au pourquoi d'une action, au sens. Avec ces personnes le dialogue est riche et peut se maintenir dans le temps, permettant un véritable enrichissement mutuel. Il ne s'agit plus, alors, de défendre une position et de faire mouche avec l'argument-choc, mais de se pencher ensemble sur un problème qui relève d'un souci partagé d'humanité.

Les " Lenders Guidelines " que nous avons publiées à ce sujet nous ont révélé l'intérêt de ce genre de vademecum à l'usage de militants et de " lobbyistes ". Nous avons rassemblé en quatorze points l'essentiel de nos conclusions sur les meilleures manières d'aborder les macro-décideurs, en tant qu'acteurs au niveau intermédiaire (niveau meso) cherchant à se faire les avocats des gens " d'en-bas " (niveau micro).

Nous relevons dans les diverses approches de nos Bases une volonté de dépasser le schéma réducteur de l'antagonisme entre les " bons " (les ONG ...) et les " mauvais " (les grandes institutions, les gouvernements ...). Au Brésil, nous avons observé combien il peut être intéressant et efficace de passer de la confrontation à la médiation. C'est ainsi que nous avons acquis une expérience nouvelle de concertation et de dialogue avec la police des grandes villes. C'est aussi dans cet esprit que nous approchons d'autres instances, y compris au niveau européen.

Nos amis bouddhistes appellent à plus " d'éveil " (mindfulness) au-delà de l'attachement à l'égo individuel ou à " l'égo " institutionnel de l'ONG où l'on milite. En tant qu' ONG intermédiaires, nous nous sommes trop longtemps crues plus intelligentes que la base et plus morales que le sommet. Un peu de modestie par rapport aux deux nous aiderait à les approcher d'une façon plus réaliste. Non pour mettre fin à notre rôle, qui reste valable, mais pour l'exercer avec plus de sagesse.

Il est piquant de constater que cette approche des relations entre le niveau " meso " (les intermédiaires) et le niveau " macro " (les grandes institutions) rappelle celle que nous préconisons envers le niveau " micro " (les gens à la base). La transformation que nous voyons s'accomplir en ce domaine est celle de l'écoute attentive et respectueuse, de la maïeutique, de la confiance à priori. La personne en question n'est pas un réprouvé ou un patient qu'il faut corriger ou guérir. Au contraire, elle est riche d'une expérience, d'un savoir, d'un savoir-faire, d'un savoir-être qui peuvent servir de base à un enrichissement réciproque et à une évolution concertée.

B.5. VERS UNE COMPREHENSION INTERCULTURELLE DANS LA PREVENTION DE CONFLITS

Le concept de 'culture' peut évoquer une notion d'harmonie dans le sens qu'elle implique des références communes. Pourtant, la culture peut également être source de conflit car ces références créent aussi des lignes de démarcation non seulement au sein d'une même communauté mais aussi entre communautés.

De plus, puisque la culture ne peut être séparée de ceux qui en sont les porteurs, elle est immergée dans des rapports de force qui déterminent les réponses à des questions telles que: Qui décide des normes et valeurs à respecter ? Quelles idées sur la qualité de la vie dominent ? Qui modèle et change les institutions ? Qui formule ce que sont les problèmes de société ? Et qui influence l'accès aux ressources et au profit de l'épanouissement de qui ?

Nous avons été témoins de maints conflits : aux Philippines entre la population musulmane du Mindanao et d'autres groupes de la population, au Guatemala et au Mexique entre les peuples indigènes et le gouvernement, au Rwanda/Burundi entre "Tutsis" et "Hutus", en Irlande entre catholiques et protestants, en ex-Yougoslavie entre Serbes, Croates et Bosniaques, entre Israëliens et Palestiniens, entre intégristes et laïcs en Algérie, dans divers pays d'Europe entre les Nord Africains, les Turcs et la population locale. Les conflits énumérés ci-dessus ne sont pas seulement de nature socio-économique ou politique. Des notions de base telles que les relations Etat-société, sécurité sociale, travail, chômage, voisinage, solidarité, loyauté, loi et justice, police, etc. sont aussi en jeu, notions qui sont enfouies dans le passé historique, mythologique et religieux des populations en question.

Ainsi la dignité pour un intégriste hindou peut signifier une Inde puissante unifiée, enracinée dans une culture védique alors qu'un Indien musulman trouve sa dignité dans l'observance des prescriptions du Coran et de la Sharia. Pour un officier de l'armée mexicaine, le respect peut être en rapport avec l'hiérarchie de l'armée et/ou avec l'appréciation de sa famille, alors que les peuples indigènes relient cette notion de respect à la Terre, à l'eau, à l'air et au vent, au territoire des ancêtres. En ex-Yougoslavie, les différences de perception, par les parties en conflit, des évènements de la IIème Guerre Mondiale ainsi que les différences religieu-ses ont conduit à diverses interprétations des enjeux du conflit. En Algérie et en Afghanistan nous sommes témoins de divergences de vue sur la relation entre la religion et l'Etat, sur la notion de citoyenneté et les normes de comportement social acceptable, vues qui sont enchâssées dans différentes visions du monde.

Il y a lieu de conclure que dans toutes les parties du globe, des processus de mondialisation produisent des situations conflictuelles. A cet égard aussi, la distinction entre le 'Nord' et le 'Sud' cesse d'être pertinente. La nécessité de soulever la question des conflits interculturels en Europe est tout aussi urgente qu'ailleurs.

Il est indispensable de réaliser que beaucoup de conflits présentent de fortes dimensions culturelles. Ainsi, une des conditions primordia-les et préalables à toute prévention et résolution durables des conflits est d'adopter une stratégie qui va au-delà des interventi-ons à court terme. Une telle stratégie implique un travail en profondeur avec les populati-ons concernées, ayant pour but la découverte des perceptions culturelles sous-jacentes du conflit.

Le fait de laisser ces perceptions dans l'ombre occulte la différence pourtant importante entre malentendus et désaccords culturels et ne permet pas d'approfondir la vraie nature de ces éventuels désaccords. Entendons par malentendus culturels une situation où les parties en conflit ne sont pas vraiment en désaccord mais ignorent qu'ils utilisent différents mots et moyens pour exprimer la même chose. Les désaccords culturels expriment en revanche une situation où les parties en conflit comprennent tout à fait les pratiques et les valeurs de l'autre, mais ne les approuvent pas.

B.6. DE L'ART - MARCHANDISE A L'ART - MEDIATEUR

Si "L'art est la vitrine de l'âme" (Simon Njami), peut-il contribuer à une meilleure compréhension entre peuples d'origines culturelles différe-n-tes ? L'intolérance et le racisme sont fortement liés à la peur de l'altérité. Pour surmonter cette peur, il importe de mieux connaître l'autre, de déterminer dans quelle mesure elle ou il est différent, et de trouver un terrain commun pour se rencontrer sur pied d'égalité.

Cette connaissance ne s'acquiert pas seulement par un processus rationnel. La volonté d'acquérir cette connaissance relève de l'ouverture du coeur. Cela se réalise par le biais d'expériences personnelles, par la communication et l'échange, et non pas uniquement par l'information.

Les Arts des peuples du Sud peuvent-ils y aider ? Il y a des ONG en Europe qui en sont convaincues. Ainsi elles se sont mises à organiser des évènements culturels ou même de grands festi-vals "colorés". Considérés comme un moyen d'attirer l'attention sur la richesse culturelle des peuples du Sud, ces évènements sont censés corriger l'image misérabiliste souvent propagée par les média.

Cependant, cette nouvelle approche n'est pas toujours bien accueillie, ni par certains militants "tiers mondistes" ni par certains bailleurs de fonds. Il y a ceux qui objectent le danger d'utiliser "la culture" pour détourner l'attention de la nécessité de réformes économi-ques et politiques radicales dans les relations Nord/Sud. D'autres craignent qu'en réduisant la "culture" à ses manifestations artistiques, on perd de vue les autres composantes de la culture. Or, c'est la culture au sens large, anthropolo-gique, qui constitue le moteur symbolique du dynamisme social.

Des questions et des doutes au sujet de ces manifestations culturel-les ont surgi au cours de trois Ateliers organisés par le Réseau Cultures-Europe . Parmi celles-ci, citons les suivantes

* Faut-il présenter les beaux-arts tels quels, c'est-à-dire sans en décoder la signification implicite, la cosmologie et le message, qui se cachent derrière le visible ? Ou bien faut-il trouver des moyens de les "décoder" afin de favoriser le passage de l'expérience spontanée à la compréhension ?

* Les festivals culturels modifient-ils ou, au contraire, confirment-ils les stéréotypes concernant les autres peuples du Sud et leurs cultures ?

* Font-ils comprendre qu'il y a en Afrique, en Amérique latine, au Pacifique et en Asie une aussi grande diversité de cultures qu'en Europe ?

* Favorisent-ils la communication entre les peuples ou plutôt la consommation de cultures "exotiques" ?

Nos recherches et découvertes lors des Festivals d'arts africains au Danemark et en Autriche nous ont permis de conclure que ni "la culture" ni ses manifestations artistiques ne sont un "outil" pédagogique prêt à l'emploi. Ils ne favorisent pas automatiquement la compréhension interculturelle. Introduire les arts et les cultures des peuples du Sud dans les actions d'information auprès du grand public européen requiert:

* une compréhension de la complexité de la culture au sens large;

* une connaissance professionnelle du monde du spectacle et des arts visuels dans d'autres continents;

* une connaissance du contexte social et culturel des artistes dans leur pays d'origine;

* une connaissance et une expérience de la communication interculturelle;

* une méthodologie créative pour décoder la signification invisible des expressions artistiques d'autres peuples;

* et enfin, et ce n'est pas le moindre, un effort incessant pour trouver les modalités d'une interaction personnelle entre artistes du Sud et peuples du Nord.

Pourtant, le recours aux arts pour favoriser une meilleure compréhension entre peuples constitue un défi nouveau et tout à fait fascinant. Des efforts dans ce domaine élargiront les horizons et ouvriront de nouvelles perspectives à la fois pour le public et les éduca-teurs au développement.

B.7. VERS UNE TRANSFORMATION SPIRITUELLE

S'il est un sujet qui sous-tend l'ensemble de nos travaux, sans exception, c'est celui de la dimension profonde, invisible des choses. Elle relève de la spiritualité. Celle-ci n'est évidemment pas l'apanage des religions. L'athéisme aura, selon Edgar Morin, à développer un néo-athéisme qui sache fréquenter les mythes, les symboles, les archétypes afin de se ressourcer et d'aborder les questions de sens autrement que par la raison pratique. S'étant auto-idôlatrée, celle-ci tourne à l'absurde par cette perversion de sens mentionnée ci-dessus.

Trois grandes valeurs modernes demandent aujourd'hui d'être revisitées : la raison, la liberté et la maîtrise de la nature. Sans spiritualité, elles sont mortifères.

* Une intelligence cordiale

La raison ne rend pas compte de tout le réel. L'intelligence doit descendre du cerveau vers le coeur, disaient les Anciens. Notre intelligence, fondée depuis quelques siècles sur la distanciation entre le sujet et l'objet, sur l'objectivité dépourvue d'émotion, gagnera à redevenir cordiale et empathique sans perdre pour autant son acuité.

Nombreuses sont les victimes du " développement " qui mettent en question non seulement la raison dépourvue de compassion mais encore la politique dépourvue d'éthique et les stratégies économiques et sociales qui ignorent le visage des femmes et des hommes qu'elles affectent. " Le visage rompt le système " disait Emmanuel Lévinas. L'Occident a idolâtré la raison pour en faire une machine à justifier n'importe quelle ambition. D'un pouvoir d'interrogation sur le sens de l'existence et les fins de l'homme, la raison a souvent été réduite à une simple faculté de coordination entre les moyens et les fins. La raison propagée par les Lumières s'accompagne d'un processus de déshumanisation, disait déjà en 1946 Max Horckheimer. La néo-barbarie qui guette le monde moderne est liée à cet " homme unidimensionnel " coupé du coeur et du corps. Pragmatisme, néo-positivisme, scientisme, ces traits de la société industrielle sont tous liés à l'inflation de la raison utilitaire aux dépens de l'homme et d'une intelligence plus sage et, une fois encore, mieux enracinée dans une culture et une spiritualité qui seules peuvent assigner à la raison ses limites et sa juste fonction.

St Grégoire de Nysse, Père de l'Eglise grec (4è s.) met en garde ses contemporains séduits par la raison hellénique : " Les concepts créent les idoles. L'étonnement seul saisit quelque chose ". Phrase étonnemment prophétique ... De nombreux maîtres modernes y font écho. C'est, par exemple, Claude Lévi-Strauss qui affirmait récemment que les sciences sociales ne sont des sciences que par une flatteuse imposture ". Il est piquant d'entendre le père du structuralisme - discipline à ambition scientifique s'il en est ! - faire preuve d'une telle humilité, de tant de lucidité face aux ambitions objectivantes et déterministes des disciplines telles que la sociologie, les sciences politiques, la psychologie, l'économie et l'anthropologie qui ont souvent castré l'homme de sa véritable profondeur. Pour l'Orient hindou, celle-ci serait " cosmothéandrique ", l'être humain participant du cosmos et du divin. Pour les philosophes religieux russes, elle est " théandrique ", divino-humaine. C'est cette dimension-là qui permettra à la raison de refuser l'objectivation de l'homme, sa réduction à une parcelle de matière déterminée par les lois mécanistes de la causalité.

Si en l'homme (et d'ailleurs en toute chose animée ou inanimée), nous ne recherchons que l'objet, nous trouvons l'absurde. " Alors tout est radicalement mort, et le monde et l'homme, et Dieu. " Ignace Hazim, ce chrétien arabe, exprime ainsi la grande intuition des cultures du tiers-monde et de l'Occident pré-moderne. Le vrai développement s'appelle peut-être " metanoia " (retournement, conversion) ou " islam " (soumission) ou " détachement " ou harmonie avec l'ordre cosmique. L'homme a certes besoin de manger à sa faim mais " il ne vit pas que de pain ". Il a faim aussi de respect, de beauté et d'infini. Il a faim de sens car l'acculturation a sapé ses fondements. Ces faims-là sont des " besoins humains fondamentaux " que la raison utilitaire et les libertés modernes ne peuvent offrir. Ils ne figurent pas parmi les paramètres des experts internationaux !

* La liberté pour devenir soi-même

La liberté, ce grand projet émancipateur des Lumières et de 1789 vaut-elle en soi, coupée de sens ultime, déracinée d'une culture et d'une spiritualité qui puissent l'orienter ? Que vaut la liberté du consommateur de super-marché, balloté dans la sarabande de ses envies, continuellement stimulées par une publicité qui le trompe en confondant ses désirs d'amour, d'estime de soi et de sécurité avec des besoins matériels et des objets qui ne sauraient le satisfaire pleinement? Cette publicité de plus en plus raffinée ne répond elle-même qu'à des impératifs économiques. Que vaut la liberté quand elle se réduit à une succession insensée de choix ponctuels ?

Affirmons certes la liberté comme la grande faculté de l'homme, son bien le plus précieux, mais alors aux fins de répondre à sa vocation la plus haute : devenir soi-même. Heidegger le dit quelque part : la vraie liberté s'identifie avec la vérité de l'homme, elle est dans la coïncidence de son existence concrète et de sa vocation. Sans terre meuble et fertile, sans profondeur de terre, la semence de liberté peut-elle lever et donner du fruit ? Il n'y a pas de liberté sans intériorité et sans auto-limitation. Pas de libération sans sagesse, pas de lutte d'émancipation sociale sans contemplation. De cela aussi témoignent les Mahatma Gandhi, les Helder Camara, les " pauvres " du tiers-monde qui revèlent à l'homme occidental l'importance d'une spiritualité qui est venue à lui manquer depuis qu'une modernité scientiste l'a coupé de ses racines profondes.

Interrogé sur les conséquences bienfaisantes de la liberté enfin recouvrée dans son pays natal, Alexandre Soljenitsyne ne s'y trompe pas : " La démocratie occidentale originale était nourrie (...) mais ces fondements spirituels se sont peu à peu éventés. Si une nation a épuisé ses forces spirituelles, le meilleur système étatique ne la sauvera pas de la mort, ni n'importe quel développement industriel : un arbre ne tient pas debout avec un coeur pourri (...). La liberté humaine implique l'auto-limitation naturelle au profit des autres ".

* La nature: maîtrise ou communion ?

Pour René Descartes, la vocation de l'homme, c'est la maîtrise de la nature. Certes, une certaine maîtrise de la nature est nécessaire voire même vitale, mais notre récente conscience écologique ne nous enseigne-t-elle pas que cette maîtrise doit d'urgence s'inscrire à l'intérieur des limites d'une sagesse auto-limitatrice, bien étrangère à l'ambition prométhéenne de l'Occident moderne ?

Le sens de la communion avec la nature qui caractérise d'autres peuples n'offre-t-il pas au progrès occidental son complément indispensable ? Beaucoup estiment que la survie de notre fragile planète en dépend. Que l'on songe à l'approche holiste de la terre propre aux Amérindiens, au sens de la nature et du juste milieu propre aux Bouddhistes ! Que l'on songe aux civilisations négro-africaines pour lesquelles sont habités la terre, les rivières et les arbres, aux Taoïstes qui célèbrent avec tant de bonheur l'harmonie de la nature. Que l'on songe aussi à l'Occident prémoderne, celui que semble oublier les protagonistes de la " mission civilisatrice " occidentale. Il est important de se rappeler que l'Occident et sa religion n'ont pas toujours eu ce penchant dominateur envers la nature. Avant sa " sécession " d'avec les autres sagesses du monde et d'avec son propre passé, l'Occident était plus sage ! Songeons à François d'Assise, à Hildegarde de Bingen, Maître Eckhart. La tradition " écologique " des Eglises chrétiennes antiques, dont témoigne si bien la spiritualité orthodoxe, rappelle qu'il faut, en plus d'un humanisme " horizontal ", un en-deçà charnel et terrestre et un au-delà mystique, l'un étant indissociable de l'autre. En 1054, Constantinople et Rome se séparèrent : la mystique orientale n'allait plus guère irriguer la raison et l'engagement latin. C'est lentement que les différences se manifesteront, mais elles seront fatales à l'Occident, trop " horizontal " tandis que l'Orient mystique eut sans doute gagné à intégrer le sens de la responsabilité sociale et historique des églises d'Occident. La spiritualité orthodoxe déchiffre la création à la lumière de l'incarnation, elle voit la grâce (incréée) à la racine des choses. Elle célèbre le " panenthéisme " : tout est en Dieu. Rien n'est profane. Rien ne peut dont être profané. La nature, la matière même inerte est sacrée.

B.8. ET ENFIN .... RESPIRER

Nous avons entendu de nombreuses voix qui appellent au ressaisissement, à dépasser l'utilitarisme réducteur qui s'exprime en " basic human needs ".Il s'agit de prendre en compte la dimension invisible de l'être humain, sa culture, sa spiritualité.

Au sein de la Banque Mondiale, de la Commission européenne, des bureaucraties officielles, des ONG un nombre encore restreint mais croissant de personnes s'ouvrent à cette mise en question. Ils l'entendent soudre au plus profond d'eux-mêmes.

Ainsi que concluait un ami bouddhiste thaïlandais, Sulak Shivaraksa : " Avec Descartes on en était au ' Je pense donc je suis !'. C'était déjà une grave réduction de l'homme. Mais aujourd'hui c'est pire : ' J'achète donc je suis ! ' .Moi je préfère notre sagesse antique qui nous dit simplement : 'Je respire, donc je suis' ". Cet ami nous propose l'essentiel de l'assise méditative qui est silence intérieur, compassion et émerveillement. Il rejoint un autre ami qui nous confiait un jour son désarroi devant le bruit et la fureur de notre monde. Il ajoutait : " Ce dont le monde a le plus besoin, c'est de méditation. Surtout en Occident ... "


BIBLIOGRAPHIE

I. LIVRES ET BROCHURES

1-NCOS-Vlaams Netwerk Culturen " De taal van de samenwerking - de projectcyclus getoetst aan de plaatselijke cultuurdynamiek ", Brussel, 1991.

2-Panhuys H., Sizoo E. et Verhelst T., " La prise en compte des facteurs culturels dans les programmes de développement ", (Document de travail préparatoire à l'élaboration d'un manuel de l'Unesco- Décennie Mondiale du Développement Culturel), Réseau Cultures, Bruxelles-Paris, 1993.

3-Sizoo E., " Au-delà de la coopération au développement . Pour une approche consciente du rôle de la culture ", Association Néerlandaise Culture et Développement, Soesterberg, 1993.

4-Sizoo E., " La culture dans l'éducation au Développement. Impressions du Festival danois Images d'Afrique ", Réseau Cultures, Bruxelles, 1993.

5-Fernandes R. C., " Private but public. The third sector in Latin America (Introduction by Siddharta), Civicus and Network Cultures, Washington, 1994.

6-Verhelst T. et Sizoo E., " Cultures entre elles: dynamique ou dynamite ? "; Vivre en paix dans un monde de diversité; Fph et Réseau Cultures, Dossier pour un débat, Paris, 1994.

7-Lalèyê I. P., Panhuys H., Verhelst T. et Zaoual H., " Organisations économiques et cultures africaines; de l'homo oeconomicus à l'homo situs ", L'Harmattan, l'Université de St Louis et Réseau Cultures, coll. Etudes Africaines, Paris, 1996.

8- Sizoo E., " Windows of the Soul. Sura za Afrika Festival on Record ", Vienna Institute for Development and Cooperation, Vienne, 1996.

9-Sizoo E., " Women's Lifeworlds : women's narratives on shaping their realities ", Routledge, London, 1997 (traduction française à paraître " Univers de femmes ", FPH, Côté Femmes, Paris, 1998).

10-Sizoo E., " Beyond the Feminine and the Masculine, a Yin-Yang Approach ", Network Cultures and Alliance for a Responsible and United World (à être publié, FPH, 1998).

II. REVUE " CULTURES ET DEVELOPPEMENT - QUID PRO QUO "

( Base Europe pour le Réseau Sud-Nord)

NB:Tous les numéros doubles (spéciaux) présentent les textes en anglais autant qu'en français; version espagnole souvent disponible dans la revue mexicaine " La Otra Bolsa de Valoras "

1- N° 1, 2, 3 et 24

2- N° 5/6, 19, 29/30

3- N° 3/4, 7, 8/9, 10/11 et 12, 27/28

4-N° 13/14

5- N° 31/32 (à paraître)

6- N° 27/28

III. REVUE " KIMPATI : revue d'analyses culturelles et des pratiques locales " (Base Congo)

1- N° 1

IV. REVUE " LA OTRA BOLSA DE VALORES" (Base Mexique)

Extraits de " Cultures et Développement " dans divers numéros.

Bruxelles, novembre 1997


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