Par Thierry Verhelst et Edith Sizoo
Les discussions au sein du Réseau Cultures sur sa stratégie d'approche du " macro " en matière de " Culture et Développement " ont fait apparaître un certain nombre de préalables à prendre en compte avant d'entamer des contacts sérieux avec le " macro ".
Nous présentons ici une synthèse. Elle porte sur la crédibilité des représentants du " micro " et sur la réceptivité de leur message au niveau " macro ". Elle est suivie de quelques suggestions quant à l'approche elle-même.
1. Représenter une base réelle
Afin d'influer sur les grands appareils de pouvoir, il ne suffit pas d'avoir une idée, aussi valable soit elle. Il est nécessaire de représenter une section importante de la société civile. Se mettre en réseau est donc d'une importance capitale.
2. Disposer d'une excellente connaissance du dossier
L'autorité des représentants du " micro " se fonde aussi sur le degré de leur connaissance du dossier en question. Il faut que celle-ci soit incontestable et reconnue comme telle par les interlocuteurs du " macro ".
3. Avoir une vue d'ensemble
Les représentants du " micro " seront peu écoutés si leurs opinions se basent sur une expérience isolée. Il faut qu'un grand nombre d'expériences dans des contextes géographiques différents ait été soumis à une analyse transversale qui en fasse ressortir le dénominateur commun. Faute de cela, leurs idées risquent d'être considérées comme non-pertinentes pour les grandes institutions qui se croient forcées d'élaborer des politiques applicables d'une manière générale.
4. Indépendance financière à l'égard des institutions auxquelles on s'adresse
La dépendance financière à l'égard de ceux à qui l'on s'adresse peut constituer une entrave au vrai dialogue. L'argent peut fausser les relations. Si le choix se présente, il y a tout lieu de sélectionner, à partir du critère de l'indépendance financière, l'instance " macro " qu'on entend approcher.
5. Faire légitimer ses idées
Les idées inspirées par des expériences socioculturelles à la base manquent souvent de crédibilité aux yeux des pouvoirs en place. La capacité de nombreux collaborateurs d'ONG d'analyser et d'interpréter leurs expériences à la base n'est certes pas contestable. Cependant, ces idées gagnent en crédibilité quand elles sont légitimées par une autorité scientifique généralement reconnue. Ainsi est poursuivi par le Réseau Cultures un mode de travail qui semble fructueux : des acteurs à la base et des théoriciens sont invités à se réunir afin d'échanger expériences et réflexions. La tâche des théoriciens consiste à contribuer à la conceptualisation de l'expérience et de la pratique des acteurs à la base en leur donnant une portée théorique plus générale.
6. De la confrontatation à la médiation
L'attitude d'un bon nombre d'organisations non-gouvernementales vis-à-vis du " macro " a longtemps été caractérisée par un esprit vaguement antagoniste sinon hostile, anti-étatique, anti-académique, anti-commercial et parfois anti-clérical. La solidarité militante en faveur des plus démunis les conduisait souvent à la confrontation a priori des pouvoirs établis. Les bouleversements politiques et économiques des dernières années n'incitent point à moins de vigilance à l'égard de la pratique des pouvoirs en place. Cependant, il vaut la peine de se demander si le dialogue n'est pas au moins aussi efficace sinon plus efficace que la confrontation, voire l'accusation. Avant d'identifier des intérêts contradictoires, il est d'ailleurs sage de vérifier si ce ne sont pas surtout des représentations de la réalité qui divergent.
7. Venir au moment des doutes
Point n'est besoin d'être psychologue pour savoir que l'ouverture d'esprit nécessaire au changement est précédée par des doutes sur la pratique suivie. Ce n'est qu'au moment où on se trouve dans l'impasse que de nouvelles idées sont accueillies avec faveur. Et c'est dans ces situations d'ouverture qu'on peut semer et espérer récolter des fruits. La " pédagogie de l'échec " vise à démontrer que telle ou telle stratégie n'aboutit pas, et pourquoi. C'est un premier pas. L'échec a le mérite de mettre en évidence des obstacles qu'on n'avait pas prévus. Cependant, une telle pédagogie, uniquement négative, ne suffit pas. Elle doit être accompagnée de suggestions positives. Il faut un second pas : présenter d'autres approches et des exemples qui démontrent que c'est faisable. En outre, ces suggestions doivent être réalistes, c'est-à-dire être susceptibles de s'insérer dans les mécanismes de fonctionnement des grands appareils.
8. Diversifier les stratégies
Le " macro " n'est pas un bloc monolithique. Chaque institution a sa propre identité, ses propres objectifs, ses contraintes, ses intérêts et ses rêves à elle. Mieux vaut sélectionner une ou deux d'entre elles, consentir un grand effort pour la ou les connaître et élaborer ensuite une approche spécifique. Ce travail ciblé vaut mieux que des propositions tous azimuts. On y reviendra au point 10 ci-dessous sur le type de connaissance à acquérir.
9. Entamer un processus de dialogue dans la durée
L'expérience de ceux qui ont fait un travail professionnel en matière de pression politique et de dialogue (" advocacy ") à l'adresse des grands appareils étatiques ou multi-latéraux a démontré que cette relation ne porte des fruits que si elle s'insère dans un processus de longue durée. Les contacts ponctuels ne laissent que des traces éphémères.
10. Se préparer avec des sociologues du " macro "
Au niveau " micro " on est très peu conscient des contraintes des fonctionnaires. Souvent, on ne parle qu'avec un certain dédain du manque de souplesse des grands appareils sans se rendre compte que les fonctionnaires eux-mêmes en souffrent souvent plus qu'ils ne veulent ou ne peuvent le reconnaître. La bonne compréhension des mécanismes de fonctionnement de l'institution avec laquelle on souhaite entrer en contact semble un préalable important à la démarche. Cette compréhension doit être accompagnée d'une connaissance des options politiques de l'institution choisie, de ses pratiques, de ses contraintes, de son jargon et, le cas échéant, des évaluations qui en ont été faites par elle-même ou par des instances extérieures.
11. Réhumaniser le " macro "
Le dialogue ne requiert pas d'abord la connaissance de l'autre dans sa culture, mais avant tout sa reconnaissance en tant qu'interlocuteur valable, en tant qu'être humain. Ceci implique de se libérer des stéréotypes qui le nient en tant que personne. L'approche du " macro " implique qu'on se pénètre de l'idée qu'une institution se compose finalement d'un ensemble d'êtres humains, ayant leurs valeurs, espoirs et doutes, et qui éprouvent le désir d'être abordés comme des personnes et non comme des détenteurs anonymes du pouvoir. Il s'agira donc en premier lieu d'établir des relations personnelles, d'y prendre le temps, de se mettre à un lent apprentissage et de s'adresser à lui, à elle, dans un langage qui lui est propre. Créer, si possible, des espaces et des temps autres, inattendus, attrayants et oser cheminer dans l'inconnu.
12. La réciprocité : se servir du miroir reconstituant
Dans un premier temps, l'approche se fonde sur l'écoute. Au lieu de confronter le " macro " avec des idées toutes faites quant aux conséquences de ses politiques, mieux vaut entrer dans un processus de découverte de l'autre et d'auto-découverte. L'interlocuteur, au contraire, est abordé comme quelqu'un qui exprime le plus souvent à la fois son problème et le remède. Entendre et restituer ce message serait le rôle du dialogueur.: tenir un " miroir reconstituant .
Cependant, le dialogue ne se fera pas si, de part et d'autre, on n'est pas prêt à baisser la garde, à se remettre en question et à relativiser ses idées. Ceci vaut d'ailleurs pour l'ONG autant que pour l'institution " macro ". Ce n'est que dans une relation de réciprocité que le dialogue est possible.
13. La découverte des valeurs implicites
Au-delà de belles déclarations du " macro " sur la participation, le respect des droits de l'homme, de l'environnement naturel ou de l'identité culturelle, il y a les faits. Tel grand projet pollue, tel autre chasse les peuples de leurs terres ancestrales, tel autre enfin jette une population rurale dans les griffes d'un pouvoir dictatorial ou dans les rouages impitoyables de l'exploitation économique. Bien évidemment, ces conséquences ne sont jamais recherchées en tant que telles, en tous cas pas ouvertement. Elles sont occultées ou minimisées par d'autres considérations : la croissance économique, l'industrialisation, la modernisation de l'Etat, etc.
Face à ce discours, il convient de faire apparaître, le plus clairement possible, les choix et les valeurs qu'il renferme. Il est important de laisser advenir à la conscience, de " révéler " en quelque sorte que chaque projet implique un choix plus ou moins conscient, plus ou moins explicite entre différentes valeurs. On peut même, dans un premier temps, s'en tenir à ce constat sans formuler de jugement. Il serait néfaste de " pousser le bouchon " plus loin et de culpabiliser l'interlocuteur. On ne gagne pas nécessairement à verser dans la polémique. Au contraire, la maïeutique consiste à faire apparaître au grand jour ce qui était enfoui.
On saura ainsi - pour évoquer un exemple rappelant le drame des Touaregs - que le contrôle exercé par un Etat sur ses citoyens est considéré comme une valeur supérieure au maintien du mode de vie itinérant d'une population nomade. On verra aussi que la production d'électricité par un barrage hydro-électrique - songeons à Narmada, projet gigantesque de la BIRD en Inde - est la valeur suprême d'un projet, aux dépens de dizaines de millions de gens appartenant aux tribus locales.
14. L'action indirecte : la formation
Une dernière réflexion s'impose. Elle concerne la formation des fonctionnaires du " macro " que l'on souhaite voir plus sensibles aux exigences de la diversité culturelle.
Qu'il s'agisse des grandes Ecoles en matière d'administration publique (type ENA) ou en matière de gestion d'entreprise (type HEC), celles-ci sont héritières du passé. Elles relèvent donc encore assez largement du paradigme " newtonien ", mécaniste, qui gouverne les sciences sociales et politiques. Elles favorisent la spécialisation, l'extrême rigueur à l'intérieur d'une seule discipline, le savoir hautement spécialisé mais fragmenté.
N'y a-t-il pas lieu de réfléchir à l'ouverture de ces Ecoles aux approches inter-sectorielles, interdisciplinaires ? Certes, il en a été déjà question et des progrès ont été accomplis dans ce sens. Mais, ne faut-il pas aller beaucoup plus loin afin qu'un fonctionnaire ou un responsable politique soit capable d'aborder la complexité du réel sans se sentir menacé dans son autorité et sa compétence par la nécessaire relativisation de son savoir et de ses solutions que cette démarche implique ?
L'expérience accumulée au Réseau Cultures va en tous cas dans ce sens. Trop souvent nous avons le sentiment de ne plus dialoguer avec une personne mais avec un économiste, un sociologue, un statisticien, un politologue, un juriste. Ses compétences sont souvent impressionnantes. Mais elles se limitent à sa seule discipline. Notre approche inter-sectorielle, pluridisciplinaire, interculturelle semble alors inadaptée, incompréhensible. A s'en tenir à son discours professionnel, cet interlocuteur paraît étrangement limité, alors qu'un contact informel révélerait sans doute une personne ouverte et beaucoup plus humaniste qu'il n'en paraît quand il s'exprime dans l'exercice de ses fonctions. Nous-mêmes, assurément, avons à acquérir plus de savoir-faire afin de réconcilier ouverture et rigueur, intuition et raison.
Bruxelles, novembre 1997
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