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10 ans d'expériences du réseau Cultures

Une lecture transversale de ses expériences et réflexions

EN GUISE DE RESUME

Par Thierry Verhelst et Edith Sizoo


SYNTHESE EN BREF DE LA LECTURE TRANSVERSALE

1. L'ethnocentrisme occidental

La globalisation correspond à la même logique que le colonialisme et à celle qui fut trop souvent poursuivie au nom de la coopération au développement. Il s'agit de la logique du productivisme matérialiste, de la raison instrumentale et utilitariste, de la soumission de la société au marché, de la réduction de l'homme à un " animal de besoins ", reconnu au mieux comme une " ressource humaine " à exploiter. Cette logique est celle de l'impérialisme occidental. Celui-ci impose des valeurs qui sont propres à la modernité occidentale. Le colonialisme, la coopération au développement et la globalisation sont tous trois marqués par l'ethnocentrisme occidental.

2. Pratiques déviantes, sources d'alternatives

L'échec de nombre de programmes et de projets de développement, notamment en Afrique, signale paradoxalement la vitalité des cultures locales qui refusent de se soumettre à des valeurs qui leur sont étrangères voire hostiles. Les pratiques sociales, économiques et politiques locales, considérées comme déviantes par rapport au développement ou " informelles " par rapport à l'économie dominante, méritent observation et analyse rigoureuses. Elles constituent peut-être des ferments d'alternatives riches en promesses de renouvellement. En Occident aussi, la dualisation de la société laisse émerger à la marge des pratiques nouvelles permettant d'envisager des issues à la crise.

3. La spiritualité, noyau dur des cultures

Au Sud comme au Nord, les valeurs, l'éthique, la spiritualité et les religions jouent un rôle majeur et indispensable dans l'orientation de la personne et des sociétés. La spiritualité, à savoir le questionnement profond sur le sens (signification profonde et direction), constitue le noyau dur de toute culture. Tout projet politique et tout engagement social en a besoin, faute de quoi il s'essouffle ou risque de dévier en étant soumis à de véritables perversions de sens. Le développement abordé de façon trop sécularisée, ignorant la dimension religieuse des peuples concernés au profit d'une lecture matérialiste-rationaliste, est voué à l'échec. Dans le Sud comme dans le Nord, il faut une âme aux sociétés, mais il est vital de ne pas laisser aux extrémistes fondamentalistes le monopole du discours religieux.

4. Le sous-développement comme dépendance culturelle

La réaction par rapport à une globalisation écrasante (à distinguer d'une mondialisation qui présente aussi des avantages) se fonde sur la recherche de sens. C'est à partir de cette recherche et de sa concrétisation dans des pratiques sociales variées, " rebelles ", que les sociétés résistent à la dépendance culturelle qui les menace toutes. Cette entrée en dépendance culturelle est causée par, et à la fois est la cause de, la dépendance économique et politique. Ensemble, cette triple dépendance définit le " sous-développement ". Il existe une relation dialectique entre le culturel et l'économique et le politique, entre " l'idéel " et le " matériel ".

5. A la recherche des vrais universaux

L'ethnocentrisme occidental a caractérisé les théories du développement, souvent réduit à une sorte de rattrapage de l'Occident présenté comme modèle. La réaction contre cet ethnocentrsime parfois aveuglant risque de verser dans deux excès opposés. D'une part, il y a la tendance culpabilisante à l'auto-dénigrement. Or, le dialogue interculturel n'est possible qu'à partir d'identités assumées sans arrogance, avec confiance et estime de soi. D'autre part, il y la mode post-moderne du relativisme culturel absolu : il n'y aurait plus de valeurs, pas de points communs entre les humains, nul repère universel. Or, nous avons constaté des universaux dans les diverses cultures du monde, mais ils se disent et se vivent différemment. Un champ de recherche important reste à explorer en ce domaine.

6. Les fonctions humaines de la culture

La culture, dimension oubliée du développement, est ce qui peut aider les humains à se ressaisir, à relever leurs défis. Face à la globalisation, le Réseau Cultures a enregistré diverses manifestations concrètes de la vitalité des cultures. La culture, moteur essentiel pour tout ressaisissement, au Nord comme au Sud se compose d'un " contenu " aux dimensions symbolique, sociétale et technique. Ce contenu évolue si bien qu'un peuple peut avoir perdu sa culture d'avant-hier sans pour autant être dépourvu de culture aujourd'hui. Il existe des cultures nouvelles. Autant sinon plus important que son contenu sont les fonctions humaines de la culture. Parmi celles-ci : l'estime de soi, la sélection, la résistance dans la solidarité et, enfin et surtout, la dation de sens. C'est quand ces fonctions sont atrophiées qu'une communauté entre en " sous-développement ". La globalisation menace aujourd'hui le Nord comme le Sud d'un tel sous-développement.

7. Anthropologie : de l'ethnologique à l'ontologique

Le Réseau Cultures a consacré dix ans de travail à la prise en compte de la culture dans le développement. Il s'agissait de traduire les enseignements de l'anthropologie ainsi que nos expériences sur le terrain, dans la pratique de la coopération des ONG et des agences bi- et multilatérales. Aujourd'hui, le Réseau Cultures parle de culture davantage comme " fonction humaine " que comme " contenu ". Il ajoute ainsi à l'anthropologie au sens ethnographique, l'anthropologie au sens ontologique. Celle-ci s'interroge sur le sens de la vie, de l'économie, de la vie en société. Elle débouche sur des formes de citoyennetés responsables et solidaires. Elle confirme ce qui sous-tendait dès l'origine l'intérêt pour le culturel, à savoir les gens et le sens implicite de leurs pratiques. La priorité, ce n'est donc pas avant tout la conservation du passé mais la revitalisation des communautés humaines à partir d'un ressaisissement créatif.

8. L'enchâssement culturel de l'économie et du politique

Dans les sociétés où domine le marché et où la capacité régulatrice du politique est affaiblie dangereusement, il est important que s'affirment des citoyennetés vivantes, attentives et créatrices pour ré-enchâsser l'économie dans l'éthique et le social. Il convient d'évoluer au moins d'une économie de marché vers des économies avec marché. Mieux vaudrait d'ailleurs parler de diverses cultures économiques plutôt que d'opposer cultures et économie, comme si cette dernière existait en soi, indépendamment de l'idée que s'en font les sociétés. Il convient aussi de développer des formes locales de citoyenneté orientées par le vécu culturel et politique du lieu. Le Réseau Cultures a observé, à l'instigation de ses Bases locales à Rio, Mexico, Kinshasa, Bangalore, Rabat et Bruxelles des pratiques novatrices en matière de citoyenneté tant sur le plan politique qu'économique.

9. Reconnaître à l'économie sociale sa légitimité

Il convient de démystifier le capitalisme néo-libéral actuel en démontrant son incapacité de répondre aux terribles défis sociaux (exclusion, injustices) et écologiques du monde et en contestant radicalement les fondements épistémologiques (" homo oeconomicus, etc.), et donc la valeur universelle, de l'économie comme discipline. Afin de mettre fin à l'envahissement idéologique de la rhétorique dominante (la " Pensée unique "), il est salutaire de se rappeler qu'il existe au moins trois pôles en économie: le pôle capitaliste dominé par les détenteurs de capital, le pôle public dirigé par l'Etat et le pôle communautaire, ou " tiers système " pris en charge par les travailleurs et les usagers fonctionnant sur le mode de la réciprocité ou de la solidarité. En Europe, des groupes à la marge renouent actuellement avec cette Economie sociale tandis que dans le Sud foisonnent les initiatives micro-sociales de survie précaire ou même d'alternative durable.

10. Quand " l'objet " de la recherche en devient le sujet

La Recherche-action participative est apparue au Réseau Cultures la méthode la plus appropriée pour découvrir le vécu d'une communauté donnée et en rendre compte. Cette méthode renonce aux épistémologies réductrices de l'être humain, de type dualiste (séparation entre le chercheur et " l'objet " de la recherche) et mécaniste (explications causales, déterministes) de phénomène subtils où jouent la liberté humaine, l'implicite, l'imaginaire, le non-dit.... Elle cherche aussi à échapper à l'écueil d'un savoir accumulé par " les gens d'en -haut " sur ceux " d'en-bas " en veillant à conduire la recherche conjointement avec les gens eux-mêmes (" l'objet " devient " sujet ") et à leur restituer ce savoir. Les bidonvillois, les paysans, les femmes ou toute autre catégorie de population au sujet de laquelle s'exerce une recherche en sont les propriétaires les plus légitimes. L'enregistrement d'histoires de vie racontées par les personnes concernées s'est avéré une méthode fructueuse.

11. La fin de l'aide au développement

Le Réseau Cultures estime qu'il est temps d'écarter le terme " développement " décidément trop ambigu voire " toxique ". Il prend également ses distances avec l'approche par projets, trop liée à la culture de maîtrise et agissant comme un carcan, souvent imposé par le bailleur de fonds, sur la vie et les motivations profondes des gens concernés. Il met en cause le paternalisme et l'hypocrisie d'une coopération dont on prétendrait qu'elle joue un rôle central dans la vie des peuples. Il entend chercher des formes de solidarité nouvelle qui laisse plus d'espace à la créativité locale et ose aborder de front les causes structurelles - le " nouvel ordre mondial " - du fossé entre les nantis et les exclus. Ceci passe surtout par une révision difficile du mode de vie, de la consommation et de la culture économique en Occident et parmi les privilégiés du monde. Sans cette révision, les actions ponctuelles ne seraient que les emplâtres sur une jambe de bois.

12 L'inter-indépendance : " chacun balaie devant sa porte "

Au sein du Réseau Sud-Nord Cultures et Développement, une nouvelle manière de fonctionner cherche à s'inspirer de cette fin du tiersmondisme. Elle vise l'inter-indépendance comme paradigme à explorer en son sein et dans les relations internationales en général. Cela implique que chaque Base locale cherche d'abord à assurer les fondements de son autonomie (chacun définit ses priorités et veille à son propre financement) et à exercer localement ses responsabilités citoyennes. Cela signifie pour la Base Europe qu'elle ne se spécialise plus dans les problèmes des autres (le " tiers-monde ") mais qu'elle se penche désormais sur les problèmes sociaux en Europe, continent en voie de sous-développement selon la définition culturelle précisée ci-dessus. Il n'y a pas d'une part des gens à problèmes (le Sud), et d'autre part les donneurs de solutions (le Nord)... Chacun " balayant devant sa propre porte ", échangera régulièrement ses expérienes avec les autres Bases au sein du réseau.

13. L'inter-indépendance : un paradigme neuf pour un autre ordre mondial ?

Le principe d'inter-indépendance est sans doute riche d'implications dans le domaine des relations internationales. Face à la globalisation, n'est-il pas temps que les pays où règne encore la faim veillent d'abord à leur sécurité alimentaire avant de se jeter dans le jeu souvent impitoyable de la compétitivité mondiale ? Ce principe éclaire également ce qui sous-tend le dialogue interculturel ou toute relation humaine. Ce n'est qu'en étant assez enraciné (indépendance...) que l'homme peut s'aventurer sans dommage dans l'ouverture à l'autre (inter...).

14. La maïeutique plutôt que la diabolisation

Les organismes qui jouent un rôle d'intermédiaires, tels que les ONG, gagnent à appliquer à leurs interlocuteurs dans les grandes institutions du sommet (le niveau macro) la pédagogie et l'éthique qu'ils mettent en oeuvre dans leurs relations avec la base (le niveau micro). Le Réseau Cultures a intitulé cette approche " agir comme un miroir ", faire oeuvre maïeutique. Il s'agit de chercher à découvrir ensemble quel est le sens implicite des décisions et des pratiques constatées et, le cas échéant, contestées. Cela permet notamment de ne pas " diaboliser " ses interlocuteurs et de chercher derrière chacun d'eux la personne avec ses doutes, ses intérêts, ses valeurs. La globalisation ne doit pas faire illusion : derrière le discours même triomphaliste d'un macro-décideur (p.ex. un haut fonctionnaire de la Banque mondiale, à la Commission européenne, dans un cabinet ministériel), n'y a-t-il pas l'être humain, sa vulnérabilité, sa richesse humaine ?

15. Féminiser nos cultures, notre économie, notre politique ...

Au plan économique, n'est-il pas temps d'explorer sans naïveté mais avec opiniâtreté des scenarii " win-win " (j'y gagne et tu y gagnes) plutôt que le sempiternel antagonisme dualiste " win-loose " (j'y gagne et donc tu perds) qui caractérise souvent l'actuelle hyper-compétitivité ? Celle-ci est érigée en dogme mais ses effets ressemblent à ceux d'une vraie guerre économique et sociale. Est-il possible de " féminiser " nos cultures ? De rendre notre organisation économique et politique moins " yang", plus " yin " ?

16. Interconnecter les forces opposées

Une approche yinsyang implique qu'il s'agit en premier lieu de reconnaître en soi-même la lumière et les ténèbres, et ensuite de reconnaître l'autre en soi-même, la société en la personne, la tradition dans la modernité, la richesse dans la pauvreté, et vice versa. En outre, et cela est plus important, il y a lieu de les interconnecter pour qu'une interaction créatrice soit engendrée.

17. Le débat sur le " genre " n'est pas le privilège des femmes

Il y a lieu de dé-monopoliser et de dé-diaboliser le débat sur l'égalité entre femmes et hommes, trop longtemps dominé par des femmes , en particulier celles qui ont bénéficié d'une éducation supérieure. Hommes et femmes doivent faire face tou(te)s les deux à leur part ténébreuse. Les hommes gagneraient à composer avec leur peur de la séparation du féminin, et les femmes avec leur peur de perte de connexion. Les hommes devraient laisser s'éblouir le féminin en eux et les femmes devraient apprendre à mieux gérer le masculin en elles-mêmes. Et si hommes et femmes découvraient ensemble ce qui les unit au delà du masculin s féminin...?

18. Une post-modernité constructive qui s'enrichit du passé et du voisin

Les grandes et positives conquètes de la modernité occidentale telles que la liberté, la raison et la maîtrise de la nature sont devenues des menaces pour le monde à force d'être absolutisées. L'Occident ferait bien de se rappeler que sa culture ne se réduit pas aux trois derniers siècles, des Lumières à aujourd'hui. Il existe une culture européenne pré-moderne, judéo-chrétienne et grecque, " barbare " et celtique, riche et pleine de sagesse comme le sont les autres grandes et petites Traditions du monde. Cela n'implique pas un retour frileux et conservateur mais un ressaisissement créatif à partir des apports du passé, sans oublier ceux des voisins sur cette planète désormais petite. Non pas une post-modernité où l'on ne cesse de déconstruire mais une post-modernité constructive qui arrête de broyer élégamment du scepticisme nihiliste et où des citoyens responsables et solidaires tentent au contraire de relever les défis du prochain millénaire.

19. Après l'optimisme du progrès, l'espérance en l'être humain

Opposons à l'ancien " je pense donc je suis " et à l'actuel " j'achète donc je suis " la simplicité des sagesses spirituelles d'Orient et d'Occident : " je respire donc je suis ". Le silence intérieur, la compassion et l'émerveillement constituent sans doute une voie modeste, incertaine, vers une espérance au-delà de toutes les certitudes rassurantes et des optimismes du " progrès ".

Bruxelles, novembre 1997


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Horizon Local 1997-98
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