Par Michel Mollard
Un rééquilibrage de la société exige un comportement nouveau des acteurs
Dans la vie des individus et des sociétés, comme en physique, le déséquilibre est souvent facteur de mouvement et à ce titre, peut procurer des effets positifs. Cependant, lorsqu'il affecte la société de manière excessive, il engendre des conséquences négatives, souvent cumulatives, qu'il devient difficile de surmonter.
Beaucoup d'indices conduisent à penser que notre société ne parvient plus, par les modes de raison-nement et les méthodes en vigueur, à juguler une évolution inexorable vers un démantèlement qui, après avoir frappé la société dans son organisation, atteint les individus dans leur comportement social.
S'il est de bon ton d'incriminer le mode d'organisation dominant actuel, qualifié de libéralisme et son corollaire la mondialisation permise par le progrès des techniques de communication et de transport, il faut considérer que ces deux phénomènes ne sont que des facteurs d'accélération d'un processus entamé de longue date.
Sol et Civilisation a en effet déjà exprimé l'idée qu'une des origines de cette situation est à rechercher dans la position devenue dominante du système urbano-industriel quant à son influence sur les modes d'organisation et de gestion de notre société.
Le système urbano-industriel, caractérisé par un affranchissement des contraintes du milieu naturel, a pu s'engager dans une croissance sans limite en privilégiant les attraits de "l'inerte asservissable", qui caractérise le matérialisme propre à ce système, aux dépends des vertus d'équilibre liées aux contraintes du biologique qui régissent l'organisation des milieux ruraux.
Deux conséquences négatives en résultent. D'une part l'absence de facteurs de régulation du système urbano-industriel dont la croissance indéfinie et accélérée engendre les déséquilibres irréversibles dont l'effet atteint aujourd'hui les individus dans leur être. D'autre part, la position dominante de ce système le conduit à imposer ses propres règles de fonctionnement de manière indifférenciée à l'ensemble des milieux de vie, avec un effet dépressif sur les milieux ruraux dont les spécificités ne peuvent pas s'accommoder de l'uniformisation.
L'impact le plus apparent en est l'immense problème de l'aménagement et de la gestion des territoires.
Par un effet pervers, cet état de fait peut conduire à une mise en opposition des deux types de milieux alors que de toute évidence, le retour à une meilleure harmonie entre milieux urbano-industriels et milieux ruraux est une condition nécessaire à l'équilibre de notre société. C'est notamment à cet objectif qu'est attachée Sol et Civilisation.
L'intuition de beaucoup de ceux qui sont préoccupés de trouver remède à ces maux les porte à fonder espoir sur l'aptitude des milieux ruraux, dont beaucoup sont heureusement bien en vie, à offrir des références permettant d'inventer des voies rénovées qui conduisent à ce nouvel équilibre.
Il semble cependant que, sous l'influence des compor-tements dominants, on s'attache davantage à extraire du référentiel que constituent les milieux ruraux des recettes techniques, dont des mesures appropriées devraient permettre une application généralisée, plutôt que de rechercher en profondeur les véritables forces qui structurent la cohérence propre de ces milieux ruraux.
En d'autres termes, cette intuition ne débouche pas encore sur la prise de conscience du fait que ce que les milieux ruraux suggèrent d'essentiel c'est la nécessité d'un changement radical de la manière de penser à propos du développement, qui devrait induire un changement des comportements.
L'homme actif et responsable dans un cadre spatial et humain à son échelle
Réfléchir sur le développement conduit naturellement à s'intéresser à l'homme dans son milieu. Dans les formes initiales d'organisation des hommes, dont un passé récent et certains milieux ruraux demeurent encore les témoins actifs, l'individu est en interaction avec son environnement immédiat constitué de son territoire naturel de vie et des autres hommes qu'accueille ce territoire.
La taille de ce territoire, à l'échelle de l'individu, permet que se développe une interaction très forte entre celui-ci et son environnement.
L'homme intervient alors de manière très active et responsable dans l'organisation et la gestion de ses rapports à son environnement. Le territoire est à la fois cause et objet des relations qui s'établissent entre les hommes qui l'habitent. Ces relations permettent de prendre en charge simultanément les intérêts indivi-duels et l'intérêt commun dont dépendent notamment la pérennité du territoire et la survie du groupe.
On peut assister alors à l'émergence de valeurs (solidarité, mutualisme, gratuité ,...) qui ont par ailleurs permis, notamment dans le secteur agricole, de construire des outils techniques et économiques indis-pensables à l'activité des hommes. Certains ont d'ailleurs pris des dimensions très significatives (crédit agricole, coopératives...) montrant ainsi que valeurs humaines et puissance économique ne sont pas néces-sairement incompatibles.
Lorsque sous l'effet du progrès des connaissances et des techniques, puis des politiques, le périmètre de relations dans lequel évolue l'individu s'élargit considérablement, l'équilibre entre lui et son environnement, lié notam-ment à la taille humaine de ce dernier, est rompu. Non seulement des activités nouvelles peu ou pas du tout liées au territoire apparaissent, mais surtout des systèmes d'organisation s'interposent, générant des institutions, des procédures donc des pouvoirs nou-veaux qui progressivement substituent dans tous les domaines leurs propres règles aux modes de relations établis directement entre les individus eux-mêmes.
Nos sociétés actuelles ont largement atteint ce stade où l'individu passe du statut de SUJET de sa propre action à celui d'OBJET d'un ensemble de processus sur la détermination desquels son influence réelle est de plus en plus réduite. On peut alors s'interroger sur l'authenticité de la qualité démocratique attribuée à des systèmes d'organisation sociale qui tendent dans la pratique à réduire l'espace d'initiative et de respon-sabilité des individus. Il s'ensuit une dérespon-sabilisation politique et économique de ces derniers.
La croissance économique qui a suivi la seconde guerre mondiale a permis de masquer les effets de cette évolution. En effet, les progrès matériels indéniables palliaient les insatisfactions latentes associées à une sorte de sentiment de mal être grandissant. Aujourd'hui, le niveau des effets pervers de ce processus atteint tant au plan individuel (isolement des individus, incivisme, "pertes de repères", passivité, ...) qu'à celui du corps social (blocages idéologiques, intérêts sectoriels, bastions corporatistes, ... ) un degré tel qu'ils ne sont plus "surcompensés" par le progrès individuel.
Non seulement, les marges de manoeuvre permises par la situation économique sont en régression (incapacité à régler les grands problèmes : chômage, délinquance, pauvreté, ...) mais il semble bien que soit aussi démontré le fait que l'homme ne peut s'affranchir d'une composante essentielle de son équilibre : son rôle d'acteur direct et responsable de son propre milieu naturel constitué d'un territoire de vie et des autres hommes qui l'occupent.
Des méthodes et des outils nouveaux pour que l'homme maîtrise mieux son propre développement
L'entreprise visant à réunir les conditions de nouveaux équilibres entre les hommes pour gérer leurs intérêts communs et en particulier leur territoire de vie, passe donc par une remise en cause de la nature des rôles et des relations réciproques entre les individus composant la société et les outils institutionnels et techniques qu'ils se sont donnés progressivement pour accompagner l'accroissement du champ de leur action.
En d'autres termes, il s'agit d'inverser un mode de pensée et d'action pour revenir d'une démarche devenue progressivement descendante sous l'emprise du système d'organisation institutionnelle qui procède de la domination du modèle urbano-industriel, à une démarche ascendante qui conduit à considérer les différents niveaux d'organisation de la société comme étant au service de l'ensemble des individus en tant qu'acteurs responsables et non l'inverse.
L'arsenal des méthodes et outils de toutes natures disponibles jusqu'alors, qui sont ceux ayant servi à une évolution qu'il s'agit d'inverser n'est à l'évidence plus suffisant.
Il est également insuffisant et trompeur de compter sur les seuls progrès technologiques si spectaculaires soient-ils, pour régler des problèmes qui sont d'abord de l'ordre de l'humain.
En effet, c'est d'abord à partir du rétablissement d'un mode de relations dynamiques et responsables entre les individus, sans le truchement obligé des institutions et des pouvoirs, que se reconstruira une "dynamique sociétale" nouvelle, plus conforme à satisfaire la part des besoins fondamentaux de l'homme qui découle de sa nature biologique et à contribuer au rétablissement de son équilibre.
Ce n'est qu'à cette condition qu'il redevient à la fois nécessaire et utile de travailler simultanément à la rénovation des outils et moyens, techniques, écono-miques, financiers, juridiques, structurels et organisa-tionnels indispensables à la réalisation et à la gestion des activités des hommes.
Sol et Civilisation considérant qu'il s'agit là d'une démarche indispensable à toute volonté authentique de participer à un rééquilibrage de notre société, s'est donné pour mission de contribuer à faire progresser certains de ces axes de travail tant sur le plan méthodologique que technique.
Sur le plan méthodologique
Il paraît essentiel de considérer que les méthodes classiques appliquées couramment aux initiatives de développement quelle qu'en soit l'origine, sont insuf-fisantes pour provoquer une évolution des comporte-ments conforme aux objectifs évoqués. En procédant d'une manière sectorielle et techniciste qui ignore trop les interactions, elles ne permettent pas de libérer l'énergie des acteurs nécessaire à un engagement dans la prise en charge des affaires qui les concernent.
Les hommes constituent avec leur territoire et les activités qu'ils y développent, des systèmes intrinsè-quement complexes et multi-acteurs, en interaction avec d'autres systèmes externes.
Il est nécessaire de privilégier la mise en oeuvre de méthodes d'approche systémique qui seules permettent de respecter la logique propre à chaque système et d'en valoriser positivement l'énergie potentielle. Parmi ces méthodes, celle permettant de développer des "stratégies patrimoniales" s'applique particulièrement à ces systèmes. Elle bouscule quelque peu les schémas dominants puisqu'au delà des modes classiques d'appropriation privée et collective, elle propose de prendre en compte une notion "transappropriative" qui induit la mobilisation des acteurs pour gérer en bien commun certains problèmes de qualité, notamment celle du territoire.
Pour soutenir l'application de ces méthodes, des outils commencent à être disponibles. Ils ont cependant besoin d'être affinés, complétés, testés et confrontés dans la durée, aux réalités d'une grande diversité de situations.
C'est avec cet objectif que Sol et Civilisation poursuit une collaboration avec l'Institut de Stratégie Patrimo-niale au sein de l'Institut National Agronomique Paris - Grignon et nombre d'acteurs locaux, engagés dans cette voie.
Les outils du développement
L'émergence d'un processus nouveau de dévelop-pement fondé sur une plus forte implication de l'ensemble des acteurs dans une démarche de gestion en bien commun, conduit naturellement à une confron-tation avec les modalités en place de gestion de la société. Il est nécessaire de démontrer que le redéploiement des rôles des différents acteurs, qui doit en résulter, loin d'être réducteur pour certains, doit au contraire générer un résultat supérieur au profit de tous.
A cette fin, des expériences locales doivent pouvoir être conduites avec un objectif démonstratif. Elles doivent notamment permettre la mise au point et le test d'outils juridiques, financiers, organisationnels nou-veaux et différenciés pour être adaptés aux besoins des nouvelles formes d'initiatives locales.
Sol et Civilisation anime un travail de réflexion - action qui permet à partir de réalités concrètes de dévelop-pement, d'étayer des propositions novatrices dans trois domaines considérés comme fondamentaux que sont :
l'organisation, la gestion et l'aménagement du territoire,
l 'entreprise en milieu rural et les conditions de son développement,
la prise en charge par l'homme et la société de leur condition biologique, c'est à dire la gestion du vivant.
Bien commun
Au delà des actions liées à la propriété publique et privée, le maintien ou l'amélioration de la qualité de nombreux systèmes complexes et multi acteurs requiert des actions mettant en jeu les relations des acteurs entre eux. Si les acteurs s'engagent volontairement pour organiser et gérer ces relations en vue de résoudre les problèmes de qualité, il y a alors prise en charge de ces problèmes qui deviennent "bien commun" ou patrimoine commun. La gestion en bien commun apparaît souvent comme une condition déterminante de la qualité des systèmes complexes. Elle repose sur l'échange, la communication et la négociation. Elle peut être spontanée lorsque la qualité à gérer est la survie du groupe.
Sol & Civilisation - La lettre, numéro 8, mars 1998
Pour plus d'informations, contacter: Sol et Civilisation
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Horizon Local 1997
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