Par Paul Biot , Directeur du Centre de Théâtre Action, La Louvière, Belgique
Au coeur même du mouvement du théâtre-action, une réelle diversité d'approche et l'évolution différenciée des compagnies donnent à toute tentative de définition un caractère provisoire et partiel. L'essai que voici tente une synthèse, certes non exclusive d'autres voies/voix.
Tentative d'une définition du théâtre-action
Le théâtre-action s'inscrit entièrement dans le champ culturel théâtral. Mais il est dit que cette culture est celle qui reconnaît à chacun rôle critique et créateur, et s'attache à ce que soit prioritaire la parole des gens écartés par le système dominant. Cette capacité de création et de récréation, le théâtre-action la met en oeuvre en valorisant le vécu, l'imaginaire et la force d'analyse de de chacun, et en les inscrivant dans une démarche (...) d'écoute et de création collective (...) pour dépasser les situations individuelles et faire apparaître les mécanismes et les rapports de force et de pouvoir (...) S'attachant aux luttes qui rendent aux êtres humains leur part d'humanité, il aura pour ambition d'user du théâtre pour aider les acteurs-créateurs à poursuivre leurs réflexions dans leurs actes quotidiens et à pousser les spectateurs à s'associer à la réflexion théâtralisée et à se préoccuper d'en faire un appui pour provoquer les changements nécessaires (...) Assurément contemporain, le théâtre-action ne s'oppose pas à la culture traditionnelle. Par certains côtés, il s'en estime un des dépositaires, par d'autres, il en est un aspect complémentaire et novateur.
Il ne se reconnaît aucun monopole; bien au contraire, il soutient toute démarche de création théâtrale en recherche d'une société plus juste, plus tolérante et qui reconnaisse concrètement à chacun sa part indispensable dans la culture.
En ce sens, le théâtre-action est peut-être plus politique que social, mais en définitive, c'est parce qu'il n'ignore ni l'une ni l'autre de ces dimensions de la vie, tout en les transcendant, qu'il est essentiellement culturel.
Une culture à voix nue
Le théâtre-action a souvent été considéré - peut-être le dit-on encore? - comme du théâtre pauvre. Parfois, on entendait même dire du théâtre de pauvres et on sous-entendait, sans vraiment oser le dire, du théâtre pour pauvres. Casuistique qui nous a parfois entraînés à revendiquer très consciemment cette place méprisée. Laissons cela; oui, le théâtre-action aime le théâtre dépouillé, celui où l'on souligne d'abord le rapport intense de l'acteur au spectateur. (..) Le théâtre-action privilégie les lieux oubliés, parfois difficiles d'accès, ou exigus, rarement théâtraux, mais chargés d'une histoire significative et connue des spectateurs. La simplicité du décor n'efface pas cette histoire; au contraire, elle s'y intègre. C'est aussi en cela que s'établit mieux le partage du propos entre la salle et la scène (...) le théâtre-action restera toujours partisan d'une culture à voix nue (...) et cet autre apport au public que pratique le théâtre-action depuis vingt-cinq ans, n'est-ce pas celui que recherchent aujourd´hui bien des compagnies théâtrales plus traditionnelles?
Le vécu
Travailler sur l'ici et maintenant, en théâtre-action, c'est une pétition de principe. Avec la volonté non déguisée de produire des spectacles polémiques et contestataires dénonçant déséquilibres et oppressions, produits de situations contemporaines dont il est bon d'exposer les expressions, le cheminement, les causes et les responsabilités. Travailler de la sorte, c'est aussi produire des spectacles sur de grands débats de société (...).
Par ailleurs et en priorité, le théâtre-action privilégie les créations en ateliers dans lesquels les participants non professionnels sont avant tout motivés par une révolte et une envie de révéler une ou plusieurs histoires - souvent mal vécues - ou plus exactement des pans, des éclats, de leur vie. (...) Passant du particulier au général, le vécu individuel révélera des situations où seront pointés des rapports de force et de pouvoir. L'expérience personnelle y gagnera en exemplarité ce qu'elle perdra de solitude.
Sur le lieu de la représentation théâtrale, il n'y a jamais de vécu brut ou plat. Les spectacles de théâtre-action sont aux antipodes des "reality" shows et même des shows tout court. Les faits vécus ne sont reconnus que comme vérités individuelles et donc partielles et transitoires.
Est-il besoin de préciser après cela que le théâtre-action ne se contente pas de refléter la vie? S'il s'ancre dans le réel, il décante les idées dominantes et s'en va regarder derrière les portes.
Psychodrame
Le théâtre-action ne cherche pas la réconciliation de l'individu avec son passé. Par le brassage de la mémoire et du vécu, il amène chacun, par une progressive maîtrise de la parole critique, à interpeller la réalité sociale. On sort de la culpabilisation personnelle, de la solitude, pour poser les questions du pourquoi et du comment.
Dans le théâtre-action, chacun décide de l'argumentation qu'il choisit, consciemment ou volontairement, de porter devant un public. (...) Il ne s'agit pas seulement pour chacun de savoir "qui il est et à qui il veut s'adresser" (Armand Gatti), mais de plus, ce qu'il veut dire, comment, pourquoi et avec qui.
Ecriture ...
Une autre piste de réflexion traverse depuis des années l'ensemble du théâtre populaire (...), c'est la question du bien écrire. (...) Un grand nombre de créations théâtrales, même participatives, mais ne se revendiquant pas du théâtre-action, réalisées avec des groupes de gens faiblement scolarisés, voient à un moment ou l'autre l'écriture confiée à un intervenant extérieur au groupe. Rares sont les cas où la parole est respectée jusque dans ses non-dits et mal-dits. L'apport particulier du théâtre-action est qu'il a su conférer à cet obstacle une signification, un impact, à l'égal des textes plus nourris, plus formellement corrects (...) la conviction que "ce n'est pas parce que la parole est maigre que la pensée est courte". Au théâtre, il y a bien d'autres manières de dire que par la richesse verbale et la bonne syntaxe. Il y a des gestes justes et des silences qui en disent long. (...) il faut d'abord retrouver confiance en ses propres mots: ils ne sont pas toujours les moins appropriés, et à bien écouter leur usage, parfois paradoxal, on y trouve de surprenantes inventions poétiques. L'envie de jongler avec les mots est presque toujours présente, mais pour autant qu'une remise en confiance les déleste de leur trop grand poids de mensonge et de manipulation.
Etre dans la culture ou avoir de la culture
Ainsi, dans les ateliers de théâtre-action, quant l'un ou l'autre, avant de se mettre à parler, dit: "ce n'est pas la peine, on ne m'écoutera pas", c'est qu'il a intégré la pesante certitude que les deux grandes cultures, celle du commerce et celle côtoyée à l'école, se rejoignent pour lui interdire de trouver sa petite musique personnelle, ce morceau de culture dont il hérite, qu'il porte en lui et qui se dessèche avec le temps. Si une exclusion existe bien (...), c'est l'exclusion culturelle, rampante, touchant au profond des individus.
Les hommes transformés en spectateurs, consommateurs d'images et de sons, conjuguent à tous les temps le verbe avoir. La création, c'est la conjugaison du verbe être. Et la culture, qui n'est pas une nomenclature de savoirs, est cet échange permanent entre des voix passées et présentes et sa propre voix. C'est au sein de cette culture, qui, traversant toute la société, reconnaît à chacun sa part créative, que s'inscrit le théâtre-action. Intensément culturel.
Est-ce bien de l'art (théâtral)?
Il n'est pas rare d'entendre le refrain: "Les créations de théâtre-action ne sont pas de l'art". Ce qui entraîne aussi sûrement le couplet sur la frontière, combien subjective et personnelle, entre art et non-art. Rappelons seulement qu'en Grèce antique, berceau du théâtre européen, la notion d'art n'existait pas. Ceux qui appliquent au théâtre-action cette discrimination négative au nom d'une conception restreinte de l'art, redoutent peut-être de voir des gens de rien s'emparer sans a priori de la création théâtrale, au lieu de se contenter, au mieux de l'interpréter. (...) Peut-être doit-on y voir l'expression d'un vieil interdit qui exigerait que l'art ne soit jamais utile (...) Pourtant, aujourd'hui plus que jamais, l'art exhibe sa fonction commerciale (...).
En définitive, l'alternative n'est sans doute pas entre être "en art" ou "hors art"; mais dans une dialectique entre art et démocratie: "outil de culture grâce auquel l'homme peut forger son destin et annuler les effets néfastes de la fatalité (...) le théâtre peut redonner à la vie des forces qu'elle avait perdues." (Antonin Artaud).
L'art a valeur démocratique quand il est chambre d'écho de ce qui est dévalorisé dans la vie quotidienne, ce qui et exclu et condamné à l'oubli, à l'inutile. (...) Peut-être est-ce de l'art théâtral démocratique?
Extrait de l'article paru dans "Théâtre-action de 1985 à 1995 - itinéraires, regards, convergences", Editions du Cerisier, 1996
Résumé par ASTM (Marie-Ange Schimmer)
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Horizon Local 1997
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