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L’anthropologie économique d’Amartya SEN

Par François-Régis Mahieu , Centre d’Economie et d’Ethique pour l’Environnement et le Développement, C3ED/ Université de Versailles


Résumé

Il existe deux éthiques dans l’œuvre d’Amartya Sen, une éthique générale largement impulsée par John Rawls (1971) et une éthique appliquée à la pauvreté dans le cadre du sous-développement. L’argument philosophique de l’éthique générale consiste à transformer la liberté positive en "capacité" par l’intermédiaire du mode de fonctionnement de la personne. L’éthique appliquée transforme des dotations en disponibilités alternatives par l’intermédiaire de la carte des droits à l’échange. Fétichisme des capacités? Le lien entre l’anthropologie philosophique et la nouvelle microéconomie du développement, impulsée par Sen, est problématique. Peut-on déduire de son humanisme qu’il faut plus de justice entre les hommes? Ce serait oublier les problèmes du "social choice" ayant trait à l’écriture, à la compatibilité et au méta classement des normes.


Deux éthiques se superposent dans l’œuvre d’Amartya Sen, une éthique générale largement impulsée par John Rawls (1971) et une éthique appliquée à la pauvreté dans le cadre du sous-développement.

A l’origine, il participe au débat anthropologique sur le sujet en économie: individu maximisateur ou personne libre et responsable des autres. En fait, Sen souligne des insuffisances de l'utilitarisme et de la construction rawlsienne dans l'analyse de la société, en s’appuyant sur les économies pauvres et sur les problèmes rencontrés par les femmes. Dans ce cadre "compréhensif" il est plus avantageux de se consacrer aux paramètres réels de la capacité. Le raisonnement philosophique consiste à transformer la liberté positive en capacité par l’intermédiaire du mode de fonctionnement de la personne.

En économie du développement, le pauvre devient une personne capable de réaction, relativement libre et responsable. Cette capacité est constituée de différentes combinaisons possibles de fonctionnements humains. Elle dépend de caractéristiques personnelles et de la société. Ainsi le pauvre peut utiliser ses dotations et sa carte d’échanges, d’où l’association paradoxale (Sen, 1981) de la famine à des greniers pleins. L’éthique appliquée est le lieu de la transformation des dotations en disponibilités alternatives par l’intermédiaire de la carte des droits à l’échange.

Le lien semble très fort entre l’anthropologie philosophique et la nouvelle microéconomie du développement, impulsée par Sen. Peut-on en déduire une morale normative, exigeant, par exemple, plus de justice entre les hommes? Ce serait oublier les réflexions de Sen sur le problème du "social choice" et notamment sur le méta classement des normes. L’humanisme attribué à Sen depuis son prix Nobel, doit donc être tempéré par sa réflexion analytique sur la compatibilité et le méta classement des normes.

Dans ces deux cadres, la réflexion sur le "support" des capacités (en fait le sujet de l’économie), est limitée. Certes on relève un rejet implicite de l’individualisme sociobiologique inhérent à la théorie des jeux. Mais l’anthropologie philosophique, par exemple une construction de la personne, largement entamée dans les écrits rawlsiens, postérieurs à la Théorie de la Justice, est peu développée dans l’œuvre de Sen. En fait celui-ci ne retient pas cette dimension anthropologique car il se limite au standard kantien légué par Arrow. De ce fait, il n’évite pas la critique d’un fétichisme des capacités.

1. La question anthropologique dans l'oeuvre de Sen.

Amartya Sen considère le regard sur l'Autre, à la façon de Levinas, dans son article du Monde de novembre 1998 : "Ce qui compte en réalité, c’est le regard que nous avons les uns pour les autres." Cette affirmation, caractéristique d’une éthique de la responsabilité, pose le problème de la connaissance du sujet, question propre à l'anthropologie philosophique, au-dessus de toutes les autres selon Kant. Sen y revient de façon plus théorique dans Ethique et économie à propos de la relativité de l'agent (1993, p. 136).

Sen dénonce la rationalité utilitariste et pose la question des droits dans un système théorique de liberté positive, modes de fonctionnement, capacités, mais peut-il surmonter le fétichisme des moyens ou des biens qu'il dénonce chez les autres ? "Egalité de quoi" se substitue à la question anthropologique de l’ "égalité entre qui" (Sen, 1982 p.366). Sen s’intéresse plus au mode de relation qu’aux personnes elles-mêmes (Sen, ibid. ; Sen, 1993 p. 219 ).

11. L'anthropologie économique

L’analyse économique de l’interaction sociale est récente. Peut-elle se passer de la dimension éthique? Le traitement que nous accordons à l’Autre implique de l’éthique. Il ne s’agit pas d’inventer une éthique normative, mais de constater positivement que les personnes ne sont pas les unes vis à vis des autres en "état de nature". La réflexion sur le "sujet" est inséparable de celle sur le type de rapport que les personnes entretiennent entre elles, notamment dans la recherche de la survie. Assiste-t-on à un "struggle for life" entre individus guidés uniquement par leur cruauté? Cette anthropologie de la cruauté est contrariée par des considérations morales (bienveillance, solidarité pratique, engagement moral) sur les autres.

La survie d’une personne s’effectue non seulement en fonction de l’environnement naturel, mais de l’environnement social: l’Autre. Elle implique un calcul économique élargi à l’Autre et donc à des considérations morales. La "protection" implique une priorité par rapport aux actes individuels (consommation-épargne) et le calcul économique "standard" s’en trouve modifié.

En théorie économique le sujet de l’économie est assimilé le plus souvent à un individu. Par individu, on entend un être séparé de sa personne (par exemple "divorcé" de ses capacités personnelles), soumis à un cadre social et à des illusions. Cette considération est très éloignée de l’individualisme éclairé de la doctrine utilitariste. Cet individu peut être entièrement déterminé, ou encore être incapable de rationalité. Ainsi le paysan et le migrant ont longtemps été considérés comme des "individus" fascinés par des occasions de gain, en général mal évaluées, et incapables de corriger leurs erreurs. La capacité de ces "individus" a évolué avec de nouvelles rationalités, notamment la capacité à auto corriger les erreurs sinon à avoir des anticipations parfaites. Par exemple, le paysan non seulement devient capable de corriger ses erreurs, mais peut aller jusqu’à anticiper "parfaitement" les périodes de soudure!

Les considérations sur la rationalité, si importantes en théorie économique, ne sont pas suffisantes pour réhabiliter le sujet de l’activité économique. Il faut présumer qu’il est capable non seulement d’effectuer un calcul avec anticipations parfaites sur ses propres intérêts, mais

qu’il peut intégrer les autres. Dans ce cadre, il n'est plus un individu uniquement rationnel, mais une personne raisonnable (capable de coopérer avec les autres) et responsable (assumant des droits et des obligations vis à vis de son entourage), afin de ne pas être, selon l’expression de Sen, un "idiot rationnel".

Dans le cas d’une personne, responsable moralement, des priorités interviennent; par exemple, la protection de sa communauté sous la forme de transferts peut être strictement prioritaire pour un niveau de consommation réalisé, avant toute augmentation de l’épargne ou de la consommation. Il en résulte des sous-réactions aux incitations, par exemple à des comportements de consommation ou de production. Concrètement, il peut en résulter des élasticités négatives si on considère une personne qui doit régler à la fois des problèmes familiaux et des problèmes de production.

La personne est partagée sinon perturbée par cette dualité. Aussi l’agent économique "schizophrène" (Kolm, 1972) fixe une valeur particulière au temps et au taux d’intérêt. Son principal problème est d’arbitrer entre le court terme à des fins égoïstes et le long terme à finalité altruiste. Ainsi la valeur personnelle du temps, le taux d’intérêt subjectif, est différente selon les considérations personnelles et résulte de la tension (Freud, 1986) avec son environnement social. Le taux d’intérêt est encore déterminé par la confiance qui permet de diminuer le risque et les coûts d’assurance.

Dans les relations de travail, les considérations anthropologiques sur la personne interviennent fortement. Le travail n'est pas un pur marché entre individus anonymes, l’incomplétude de la relation de travail doit être précisée par l’intervention de considérations personnelles qui permettent les dons/contre dons, les salaires d’efficience, les segmentations au sein de la communauté de travail. Le salaire peut être considéré comme une rémunération individuelle ou comme le mode de satisfaction d’obligations familiales et communautaires.

Comment construire une personne en économie sans trop y perdre du point de vue de la méthode? Le constructivisme est un apport important de l’œuvre de Rawls, surtout dans ses écrits postérieurs à Theory of Justice.

La personne chez Rawls est construite selon des hypothèses; elle ne correspond pas à une réalité ou à une totalité. Dans la tradition économique de la co-ordinalité (Arrow, 1963 ; Suppes, 1966 ; Kolm, 1972), Rawls (1982, "Social unity and primary goods") construit une des premières théories économiques de la personne.

Admettons un vecteur v incluant tout ce qui affecte la satisfaction totale de quelqu'un ; on peut décomposer ce vecteur en deux vecteurs, y et x. Le vecteur y inclut toutes les caractéristiques d'une personne qui pourraient affecter les comparaisons interpersonnelles : dotations et capacités naturelles, aptitude à discriminer, désirs et préférences selon des finalités données. Le vecteur x est une liste de choses qui décrivent les "circonstances" d'une personne dans leurs aspects matériels (biens, propriétés) et sociaux (droits, libertés, opportunités). Selon Rawls "l'idée est que les entrées dans le vecteur y caractérisent la personne".

Avec w le bien-être, qui prend en compte la "situation totale d'une personne" et une fonction d'utilité u, Rawls pose simplement cette fonction:

La fonction u est plus large que celle ayant trait aux biens premiers d’un "citoyen" ou d’un "individu" dont la fonction G est:

xi désigne les biens premiers d’une personne i; p, les caractéristiques des personnes morales qui coopèrent au projet de société, ces caractéristiques étant données par définition (les personnes acceptant de coopérer sur un projet de société).

Rawls (1982, p 181) critique Arrow à plusieurs reprises sur son interprétation de Kant. Arrow ne retient pas le concept kantien de "free and equal persons" et transforme l’"impératif" kantien en contrainte morale standard de l’analyse économique. De façon similaire Sen se place dans la pensée rawlsienne, en voulant prouver (Sen, 1984 p. 320) que la théorie des capacités est une extension " compréhensive" de la théorie des biens premiers.

12. L'anthropologie d’Amartya Sen: des libertés aux capacités.

L’essentiel de l’éthique de Sen concerne la transformation de la liberté en capacité par l’intermédiaire des modes de fonctionnement de la personne, mais cette personne n'est pas théorisée. En fait, Sen "tord" l’impératif incontournable de la liberté en invoquant le seuil de conscience et justifie une politique. Au nom de la question renouvelée de l’intellectuel d’avant-garde : comment concevoir notre responsabilité sociale ?

Le problème commence avec l’inégalité qui conditionne la liberté et notamment le seuil de conscience (Lukacs, Sartre). Sen tente de concilier la liberté positive avec la lutte contre les inégalités. Cette liberté positive est constituée principalement de droits potentiels et de la capacité à les convertir en ressources réelles. Son apport est additif par rapport à l'utilitarisme et au libéralisme équitable de Rawls. L'anthropologie intervient par défaut, mais avec la crainte d 'être compréhensif ou spécifique. Dans quelle mesure sa théorie est-elle relative aux économies pauvres ou aux problèmes économiques des femmes ?

Sa critique de l’utilitarisme utilise massivement la conception de la liberté. On comprend mieux l'importance de son paradoxe Pareto Unanimité / Libéralisme minimal, aussi douteux soit-il sur le plan de la rigueur logique. Mais cette rupture avec l’utilitarisme est très relative, notamment par l’acceptation explicite d’un conséquentialisme "compréhensif" fondé ( Sen, 1993, p.73) sur une "relativité en fonction de la position". Par ailleurs Sen traite de la relation avec l’Autre sans construire ce dernier.

Amartya Sen fait intervenir la relation avec l'Autre dans le cas de la compassion et de l'engagement moral (Sen 1993, p.97), exemples pris dans une remise en cause de "l'isolement indifférent" de la théorie économique abstraite. Dès lors, muni d'un type de sentiment moral, l'agent économique peut ne pas suivre un pur principe de maximisation de l'intérêt égoïste et accepter la solidarité, dépassant ainsi le stade du "rational fool", du "demeuré social" qui se contente d'un classement de préférences unique et multifonctionnel (Sen 1993, p. 107).

La question de l’universalité du sujet est inhérente à sa critique de l’utilitarisme, par exemple dans " Equality of what ?" ( Sen ibid). L’égalitarisme utilitariste implique des êtres humains identiques (Sen, 1993, p.194), "l 'égalité absolue du total des utilités de chacun".

Il faut, au contraire, partir de la diversité fondamentale des hommes et rechercher l'égalité des personnes par rapport aux "capacités de base". Ce concept recouvre la capacité d'accomplir certains actes fondamentaux (se déplacer, se nourrir, se vêtir, se loger...). Dans ces actes, il y a de l'urgence que ne peut considérer l'utilitarisme.

Ainsi selon A.Morton (1996), Sen introduit des considérations subjectives dans l’évaluation du bien-être et des besoins, par exemple le fait qu’une personne handicapée ait plus de capacité à profiter de certains moyens de transport et donc qu’il convient de faire attention aux potentialités de la personne humaine. Urgence et handicap fondent en apparence des priorités pour une justice normative.

- Libertés positives ou négatives ?

Cette différence essentielle dans l'œuvre de Sen, issue d’Isaiah Berlin (1969), est réaménagée par Richard Dworkin (1977) dans Taking Rights Seriously. La liberté positive représente ce qu'une personne peut accomplir, indépendamment des contraintes imposées par les autres, en particulier des institutions. La liberté négative insiste au contraire sur ces entraves à la liberté. La liberté positive est plus large que la liberté négative et donc l'atteinte à la liberté positive n'atteint pas forcément la liberté négative, évidemment ! Aussi évident est le fait qu'on ne puisse séparer les deux, mais c'est la conception additive de la liberté positive qui intéresse Sen, celle qui inclut les droits et la capacité à les convertir en ressources réelles. Cette distinction lui permet de se démarquer, aussi bien de la conception libertarienne qui ne retiendrait selon lui que la liberté négative, que du catalogue rawlsien des biens premiers.

- Moyens et étendue de la liberté.

Sen dénonce (1993. p.220) la seule prise en compte des "moyens" de la liberté au profit de l'"étendue" de la liberté. La capacité effective s’effectue par conversion d'un ensemble potentiel en un ensemble réel, en fonction de chaque personne. Deux personnes peuvent avoir la même capacité potentielle et convertir différemment en fonction de leur but particulier et d'une différence de stratégie. Il existe donc des différences personnelles dans l' "accomplissement". Par exemple (ibid. p. 221, la différence des taux de conversion des biens premiers en capacités, peut être décisive dans le cadre de l'inégalité entre les hommes et les femmes. Ainsi Sen critique et cherche à élargir la conception rawlsienne des biens premiers par la prise en compte de la transformation personnelle. Mais la différence entre les personnes prime sur la réflexion sur la personne elle-même afin de ne pas tomber sous la critique d’une "doctrine compréhensive particulière". Cette extension est proposée par une littérature plus récente sur le "sacrifice de bien être personnel" ( Arnsperger, 1998).

Les différences entre les personnes peuvent être pensées objectivement (Sen, 1993 p. 224) ou être admises en fonction de finalités différentes (par exemple conceptions du Bien) des personnes (ce qu'admet Rawls) et surtout les variations interindividuelles dans la relation entre ressources et liberté. (p. 226), dans l'aptitude à convertir les ressources en libertés effectives.

- La transformation par la personne de la liberté en capacité.

La capacité repose sur la liberté effective à mettre en œuvre un mode de fonctionnement parmi tous les modes de fonctionnement (functionings) qui composent la vie. Il existe un ensemble potentiel et effectif de modes de fonctionnement. La capacité repose sur la liberté positive de mener différents types de vies ( Sen, 1993 p. 218, note 3). Pour être rigoureux, le fonctionnement de la personne assure la correspondance entre la liberté positive et la capacité. De même que la carte de droits à l’échange transforme le vecteur de dotations en biens en vecteurs de disponibilités alternatives en biens. Cette double transformation peut être schématisée de la façon suivante:

Figure I. LES "TRANSFORMATIONS " ETHIQUES DE A. SEN

- Capacités personnelles ou caractéristiquesmatérielles ?

Les caractéristiques (Lancaster, Becker) s’attachent aux choses, les capacités aux personnes. Ces personnes (Sen, 1984 ; 1982 p.30), "ont des droits moraux que l’on ne peut nier sans les priver de quelque chose de valeur". Ce qui est important c’est ce que détiennent ou non ces personnes et non les règles qu’elles doivent suivre. Sen critique à de multiples reprises la démarche procédurale et son insistance sur les règles. L’élément moteur de la société est le fonctionnement de la personne (the functioning of a person) qui transforme la liberté positive en capacité, et "spécifie ce qu’une personne peut ou ne peut pas faire, ou ce qu’elle peut ou ne peut pas être". Les capacités potentielles de la personne et le Bien qu’elle en tire sont les concepts premiers avant toute réflexion préalable sur la construction de la personne comme être juste.

La capacité est un concept qui vient d'une réflexion sur les droits. Prendre les droits (ibid. p. 130 ) dans l'évaluation des situations, implique de calculer la violation des droits par autrui (ibid. p. 133). Sen propose de passer des "droits/finalités" aux droits/capacités, mais ne pose pas directement deux questions. Qui sont les supports de ces droits ? Ces droits existent-ils séparément des obligations ?

Sen reconnaît l'importance des obligations sociales réciproques (Sen, 1999, p.92). De même que les membres de la société tirent bénéfice de leurs interactions, "ils doivent accepter la nécessité profonde de leurs obligations mutuelles". Il confond ces obligations avec l'impératif catégorique, au nom du "kantian behaviour" ( Laffont, 1975) des économistes.

Il existe ainsi des droits liés à la capacité de réaction et des obligations de réciprocité sociale. Mais le concept de droit occupe une place gigantesque dans l’œuvre de Sen. La notion de réciprocité sociale pose des problèmes dans un système libéral de type rawlsien. Elle ferait admettre la contrainte sociale dans la société et plus particulièrement dans la redistribution ; ce qui est contradictoire au système de Rawls. Sen élargit le système rawlsien sans mettre en cause fondamentalement sa conception libérale des droits. Il ne peut intégrer le concept kantien de l’autocratie ou l’univers des sanctions de Kelsen (1953).

Cet ensemble de concepts (entitlements, capacities, functionings, rights, liberté positive ..) aboutit finalement à l'idée simple de capacités. Mais ce concept n'est-il pas très matériel? Sen reste partagé entre une théorie compréhensive du sous-développement (avec les problèmes de seuil de conscience, de contrainte sur la vie privée..) et une théorie universelle des droits, fondée sur la liberté.

Pour une anthropologie philosophique, il manque les sanctions (Kelsen, 1953) et l'aspect contraignant de la morale dans la prise en compte de l'Autre. L'Autre n'est pas uniquement une ressource, il est une contrainte dans le temps (Levinas, 1983). Sen, inspire au philosophe européen les mêmes problèmes que le libéralisme premier de Rawls. Même s’il tord ce concept pour suggérer une politique de lutte contre les inégalités et la famine, au nom de son éthique "compréhensive" du développement.

II. La traduction de sa réflexion philosophique en économie du développement : de la capacité à échanger à la prise en compte des normes.

Les concepts philosophiques sont traduits en termes économiques dans le champ de l’économie du développement. La carte d’échange (entitlement map) est, cette fois, l’instrument de transformation des dotations en disponibilités alternatives.

La particularité du développement ou encore de l'économie des femmes est affirmée par Sen, (1993 p. 245). Lorsqu'on étudie les économies pauvres, il est avantageux de se concentrer sur les paramètres "réels" liés à la capacité (longévité, nutrition, santé, morbidité) plutôt que sur l’utilité subjective (par ex. l'acceptation résignée du malheur). Avec cette particularité, le pauvre manifeste un comportement universel. Il devient capable de réagir en utilisant sa carte d'échange; en fait ce résultat rejoint à la fois la théorie économique pure (Debreu, 1966) et les nouvelles hypothèses effectuées sur les "sous-développés" en matière d’inflation, de production agricole, de migration, etc.…

Sen pense la diversité à partir des femmes et des pays en voie de développement : tout individu a plusieurs identités (ibid. p.233) par rapport à son sexe, son appartenance familiale, sa classe sociale, sa communauté. Certes on peut remettre en cause le développement du bien-être personnel dans de tels contextes, en tenant compte d’autres buts et objectifs. Il propose une distinction curieuse entre la personne et l'"agent" qui est influencé par "son sens des obligations et sa perception d’un comportement légitime". Ses perceptions comme agent sont déterminées par la politique et l'éducation; elles peuvent avoir leur pertinence propre, mais il ne faut pas les confondre avec le bien-être de la personne. Ce problème de seuil de conscience existe également avec les femmes. Il existe donc pour Sen (1993, p.235) une viabilité de la notion personnelle de bien-être Ces perceptions contingentes de la personne permettent de comprendre l'organisation sociale et familiale.

Cette distinction entre agent support de contraintes et de structures, muni de perceptions "contingentes", et personne fondamentale est-elle acceptable ? Pour ce faire, on devrait avoir une théorie de la personne ? Sen peut-il éviter que sa théorie générale soit relative aux économies pauvres et aux femmes ?

21. Une éthique appliquée: la transformation des dotations

Différentes approches replacent les dotations au cœur de l’analyse de la pauvreté, dans le prolongement des analyses (Debreu, 1966) qui font de la dotation l’élément majeur de la survie. Les droits et les dotations ont été introduits par A. Sen dans son analyse de la famine (Sen, 1981): une personne qui souffre de la faim est une personne dont la capacité de demande alimentaire est insuffisante, alors que l’offre générale de biens alimentaires peut être suffisante.

Cette capacité dépend: - de ses dotations (endowments), force de travail, actifs, éducation, formation, relations,…

- de sa carte de droits à l’échange (entitlements), l’ensemble de tous les lots alternatifs de biens qu’une personne peut acquérir en échange de ce qu’elle possède, sachant que dans une économie de marché, une personne peut échanger ce qu’elle détient contre d’autres biens, soit à travers le commerce (échange avec les autres), soit dans la production (échange avec la nature). A un moment donné, ces droits à l’échange dépendent des caractéristiques politiques, économiques, sociales, culturelles, et légales de la société en question, et de la position de la personne considérée dans cette société.

Formellement, une carte de droits à l’échange Ei (.) transforme un vecteur de dotations en biens x, en un ensemble de vecteurs de disponibilités alternatives de biens Ei (x). Alors, une personne peut souffrir de la faim, soit si ses dotations s’effondrent, soit si survient une évolution défavorable de ses droits à l’échange;

Dans Ethique et économie (Sen, 1993, p. 257), "la personne (ou le ménage) peut établir sa maîtrise sur n'importe quel groupe de marchandises en utilisant ses dotations et la carte des droits à l'échange, qui reflètent à la fois les possibilités et les conditions d'échange et de production". Pour Sen, le ménage est équivalent à la personne au nom de la théorie de la " glued together family". De plus le ménage peut-il être différencié de la famille? Dans le cas de la personne/ménage, les droits portent sur un ensemble de vecteurs. Dans le cas de la famille, il faut considérer un tableau matriciel, la part de chaque personne étant donnée par une colonne de la matrice. A rejeter le traitement de la famille par la théorie des jeux, Sen maintient une conception fusionnelle, peu compatible avec l’autonomie de la personne, homme ou femme.

La carte d’échange peut être élargie en admettant qu’insérée dans un environnement social, la personne intègre d’autres personnes dans ses préférences, et donc peut bénéficier de droits sur cet environnement. Droits qu’elle peut activer afin d'obtenir des transferts. Tout dépend du rendement (positif ou négatif) de cette intégration du social, qui peut l'amener à être égoïste simulant l'altruisme (théorème du "rotten kid", Becker, 1974) ou être altruiste simulant l'égoïsme (égoïsme de précaution). Cette intégration du social implique de savoir gérer le temps et l'Autre, d'où la nécessité de passer par des représentations de ces deux ressources au moyen de cartes appropriées du "temps et du tendre". Le PNUD, largement influencé par Sen, élargit la carte d’échange avec les paramètres fondamentaux du revenu, de l'espérance de vie, de l'éducation dans l'indice de développement humain (IDH). Quant à l’indice de pauvreté humaine (IPH), il exprime concrètement la pauvreté comme privation de capacité à réagir.

Sur le plan de la philosophie économique, il est curieux de constater comment un cadre a- moral et purement ad hoc (l’hypothèse de non-survie de Debreu) devient l’expression économique d’un philosophie humaniste : la liberté de conversion, les droits, autant d’ingrédients de la dimension humaine du développement.

22. Sen anthropologue et humaniste ?

Une éthique de la responsabilité implique que la personne soit munie de normes. Formellement, comment la personne intègre-t-elle des contraintes dans un cadre libéral? Rawls utilise le voile d’ignorance pour la construction de la société, la théorie des jeux pour l’acceptation d’un leximin. Sen simplifie le problème de l’écriture des normes d’autant plus qu’il préfère une réflexion sur la capacité de la personne à une réflexion sur la personne elle-même. Jusqu'où va l’humanisme de Sen ? Il se heurte à la tradition arrowienne. Il n'est pas facile de critiquer l’utilitarisme et de se situer en même temps dans une formalisation qui prend source dans l’utilitarisme social de Arrow (1963).

L'implication entre un choix individuel et un choix social joue un rôle central en amont de la théorie des choix collectifs. Kenneth Arrow (1951) assimile cette implication à l’utilitarisme : "la philosophie utilitaire est exprimée en disant que pour toute paire d’états sociaux, le choix dépend des relations d’ordre de tous les individus". Cet utilitarisme social est critiqué par Rawls (1971) qui y voit le fait que n'importe quel individu puisse impliquer le choix social.

L'utilitarisme social (US) est alors réduit, si l'on considère une constante c, désignant la collectivité, à une implication du type : " x, y " i (Rixy É Rcxy)

Il implique immédiatement le libéralisme (L) de Sen (1970):

" i $ (x, y) Pi xy É Pc xy et " i $ (x, y) Pi yx É Pc yx

L’"économie normative" de A.Sen rencontre à propos des normes et de leur (in) compatibilité les mêmes problèmes que sa conception de la personne. Cette analyse étudie les incompatibilités de normes et leur hiérarchie (cf. l’importance accordée à la super norme U par Sen (1970, p. 67), mais non la norme en tant qu’énoncé normatif . Dans une écriture héritée de Arrow, toutes les modalités normatives (déontiques) sont automatiquement réalisées (il ne doit pas exister, donc il n'est pas de dictateur). La norme L étant logiquement contestable dans sa formulation (Sen, 1970, p. 87).

Refusant la méta éthique d’ordre déontique, Sen préfère aborder le problème sous la forme d’un méta classement des normes. Le problème se pose très vite dans un édifice normatif du classement des normes (intensité ?), comme dans la théorie UPID; en quoi par exemple la norme de non-dictature serait-elle plus importante que les autres normes ?

Le problème peut être posé (Sen, 1993) au niveau d’un calcul économique élargi de l'individu qui renonce à maximiser son bien-être personnel par engagement vis à vis d'un groupe particulier ? On peut penser à un double calcul, à un dualisme à la façon de Harsanyi (1955) entre préférences éthiques et préférences subjectives.

Sen propose un "classement de classements de préférences" afin de dépasser le stade de "l'idiot rationnel". Soit X un ensemble d’actions possibles et Y l’ensemble des classements possibles des actions, soit par exemple A (personnel), B (mes intérêts personnels isolés), C (mon classement en fonction des choix réels). On peut envisager un classement moral M. "au sommet du classement moral". Le méta classement (Pc) sera par exemple : Pc MCAB.

Quel est le support du méta classement? Selon Sen, la personne, moins niaise du point de vue de sa rationalité. Comment ? Le méta classement sera plus large, mais exigera de nombreuses informations, par exemple au-delà du classement C, il faudra tenir compte de l'introspection et de la communication. Aussi bien "une norme des normes" qu’ "une préférence des préférences" pose des problèmes techniques redoutables. A la limite ce type de calcul de second ordre remet en cause les fondements de la théorie du choix social. Il est question d'un méta classement de la personne, le problème au niveau d'un groupe devient encore plus difficile et il faut, à la limite sur les problèmes posés par le droit d’ingérence ou par l'environnement, faire appel à la théorie des droits naturels !

L’humanisme doit-il inspirer une politique ? Sen approuve une politique économique de lutte contre les inégalités et la famine ou encore contre la discrimination dont souffrent les femmes. Il oppose fortement en Inde les erreurs de la politique coloniale anglaise et les succès relatifs de la politique démocratique de l’Inde indépendante. La démocratie est ainsi un facteur majeur de développement; peut-elle se décréter ? Au nom de la "bonne gouvernance" et des démocraties formelles qu'elle a engendrées..? Démocratie, mais sur quels critères ? Une éthique de la discussion? En quoi peut-elle justifier sa politique si son problème est de lutter pour des droits contre d'autres droits ? Faut-il antidémocratiquement, par des programmes imposés de gouvernance, imposer une démocratie dans une société qui ne s'y prête pas ?

Conclusion

L'humanisme de Sen implique une anthropologie, à savoir une réflexion sur le sujet en économie. Mais cette réflexion est floue, notamment les différences entre personne et agent ou encore entre ménage et famille ; le terme de personne est neutre sinon vide dans le contexte linguistique anglo-saxon. Les deux éthiques de notre écononomiste /philosophe reposent sur une "transformation" des libertés ou des droits par une personne dont le statut est incertain.

Sen ne se prononce par philosophiquement sur le statut de la personne, par exemple du "sous- développé", du pauvre ou encore de la femme. A-t-elle une perception correcte de ses intérêts ? Sen invoque d’une certaine façon le seuil de conscience En-deça d'un certain niveau de droits et de capacité, la révélation des préférences ne peut être assurée. L'égalité précède la liberté, l'inégalité implique et justifie la politique économique.

Dans cette relation entre éthique et anthropologie, la relation de Sen à Kant reste très imprécise et ne répond pas à l’impératif catégorique:

" Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de toute autre, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen".

Sen, au nom du libéralisme minimal, n’intègre pas une anthropologie kantienne fondée sur la personne autonome, capable d’édicter ses règles, de s’auto contraindre sinon de se sacrifier . Il se heurte au cadre politique de la démocratie libérale et à la tradition utilitariste du Social Choice. Il tend à rejoindre les économistes, tel Arrow, qui détachent l’impératif catégorique kantien de la réflexion sur la personne (Arrow, 1961, p. 81) et de la fameuse capacité à l’autocratie qui la différencie de l’animal.

Arrow (ibid.) exprime ce qu’est l’impératif moral pour un "individu"en rappelant qu’il correspond à son concept de l’ordre social:"it is the will which every individual would have if he were fully rational". En effet si chacun suit les principes liés à l’impératif catégorique, les individus éviteront toute auto contradiction. Ce principe moral est rationalisé en l’épurant de son contenu anthropologique. Ce qui fait que Sen ne suit pas Rawls dans sa reconstruction kantienne. Préférant la tradition arrowienne, la personne est en fait un support indéfini de ses "transformations". L’anthropologie économique (la connaissance du sujet en économie) reste à construire afin d’établir, face au sous-développement et à la pauvreté, un minimum d’éthique de la responsabilité.

Bibliographie

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