Par Valérie PEUGEOT - Europe99
Sept ans après la Décennie mondiale de l'eau, toutes les tentatives pour fournir enfin un accès à l'eau potable au deux milliards quatre cent millions d'êtres humains qui en sont privés ont échoué. Dans une approche transversale, reliant enjeux politiques, économiques et territoriaux, Riccardo Petrella, invité du séminaire du Centre international Pierre Mendès-France (CIPMF)1 le 16 octobre 1998, propose de renverser l'analyse de cette question majeure, et, à travers "le manifeste de l'eau", dont nous citons quelques extraits (voir encadrés), ouvre des pistes pour sortir de l'impasse.
L'eau, tout comme la question de l'alimentation, du logement ou de la santé, est un formidable révélateur des contradictions dans lesquelles se démènent la planète et les institutions qui tentent d'en prendre en charge les problèmes : l'humanité dispose aujourd'hui des ressources matérielles, techniques et financières nécessaires pour que chaque être humain dispose d'un robinet d'eau potable, d'un toit, d'un accès aux soins de base, etc. Mais programme après programme, le constat demeure le même. Le problème, loin de se résorber, s'aggrave. Ce sont aujourd'hui 2 milliards d'êtres humains qui n'ont pas accès à l'eau potable. En 2020, si la tendance reste inchangée, ces 2 milliards se convertiront en 3 ou 4 milliards d'individus ne disposant pas des droits de base en matière d'alimentation, d'habillement, de logement. Sans sous-estimer les autres grands enjeux planétaires que sont la révolution financière, la révolution informationnelle et la révolution du vivant, la révolution du droit à la vie appelle une action hic et nunc. L'eau avec l'air, se trouve au cÏur de cette révolution, comme condition première de toute forme de vie.
Les bonnes volontés impuissantes
Explosion urbaine, courbes démographiques, pollution industrielle, consommation non maîtrisée, sont les principaux arguments généralement invoqués pour justifier l'échec des politiques de l'eau. Et pourtant ces constats, s'ils sont effectivement à relier à la problématique de l'eau, ne peuvent suffire ; non pas que ceux qui les invoquent soient incompétents ou malhonnêtes. Elles sont conscientes, informées, motivées, ces dizaines d'organisations internationales qui toutes à leur manière - recherche scientifique, financement d'équipement, programmes opérationnels2... - cherchent à résoudre l'équation apparemment insoluble : comment donner l'accès à l'eau potable pour tous ? La décennie 1981-1991 fut proclamée Décennie mondiale de l'eau, avec pour objectif l'accès universel en l'an 2000. Or à deux ans de cette échéance, le problème reste entier. Tant de compétences et de mobilisations, confrontées à une telle impuissance, nous oblige à tourner notre regard du côté du politique et des enjeux de pouvoirs.
Désarmer les seigneurs de l'eau
Historiquement l'eau a d'abord été et demeure un enjeu territorial. De tout temps les villages se sont affrontés pour partager l'eau qui traverse leur territoire et les seigneurs de la guerre ont pris prétexte de l'eau pour s'affronter.
C'est à l'aide de deux principes que ces conflits ont été généralement gérés, qui ni l'un ni l'autre n'ont su faire la preuve de leur efficacité. Le premier est celui de la souveraineté territoriale intégrale ; il implique que la puissance qui se trouve en amont du fleuve - l'Etat, la ville - contrôle celui-ci intégralement, condamnant ceux qui sont en aval à l'impuissance. C'est le cas aujourd'hui à titre d'exemple de la Turquie, qui contrôle le Tigre et l'Euphrate, et utilise ce levier contre la Syrie dans le cadre de la question kurde. Le second principe est celui de l'intégration totale, par lequel toutes les puissances traversées par le fleuve se trouvent sur un pied d'égalité, système qui au moindre incident diplomatique se bloque. Le principe de bonne conduite qui l'assortit - chacun doit s'efforcer de faire un usage équitable de la ressource eau - saute au moindre conflit. C'est ainsi que les cinq accords signés entre Israel et les pays arabes, tous des modèles du genre, sont restés lettre morte. L'eau devient alors un intensificateur du conflit global.
L'eau, bien vital,
partie du patrimoine mondial
N'est-il pas temps, dès lors, d'extraire l'eau de ces conflits territoriaux ? N'est-il pas nécessaire d'affirmer que l'eau possède un cycle intégral, qu'elle est insubstituable, que nul n'est en droit de la détourner à son profit ? N'est-il pas temps, en bref, de convertir l'eau en bien commun inaliénable, partie du patrimoine de l'humanité ? Une telle approche conduirait d'une part, à exclure l'eau de toutes transactions internationales, à la mettre hors du champ de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et des traités sur les investissements internationaux, et d'autre part, à penser et gérer son partage au niveau mondial. De fait, cela amène à repenser totalement des décisions telles qu'elles se prennent aujourd'hui. Ainsi la Lyonnaise des eaux contrôle les eaux du Québec et pousse celui-ci à exporter ses eaux, nouvelle manne financière, à l'image de ce que fut le pétrole pour les pays arabes. Rien dans notre cadre juridique et culturel actuel n'interdit une telle transaction, laquelle débouchera sur une vente, à un prix déterminé uniquement par les intérêts financiers d'une société privée, et ne prenant pas en compte les besoins des milliards de laissés pour compte de l'eau potable.
En déclarant l'eau non pas propriété d'un Etat ou d'un peuple, mais de l'humanité, en permettant à ce peuple - en l'espèce québécois - de consommer l'eau autant que ses besoins l'exigent mais en lui interdisant de l'aliéner sur sa seule décision, on ouvre la porte à une autre politique, notamment tarifaire ; ainsi par exemple, il devient possible de mettre en place un prix de vente qui inclut une taxe spécifique destinée à être versée au fonds mondial de l'eau.
Ce terme de bien patrimonial commun est central : il s'agit d'un bien et non d'une ressource, car il est insubstituable3 ; il est commun car ce n'est pas le résultat de la production d'un groupe, mais il appartient à l'humanité tout entière ; il est patrimonial car il appartient à l'écosystème planétaire et à l'histoire de l'humanité, ce qui le différencie des biens publics, qui peuvent faire l'objet d'un accaparement public sous forme d'une étatisation de l'eau. C'est l'insubstituabilité de l'eau qui explique l'impossibilité de calculer des préférences marginales et donc de se reposer sur les ajustements par les prix du marché.
Sortir l'eau des places boursières
Mais l'enjeu territorial de la propriété de l'eau n'est qu'une facette de cette relation entre bien vital et pouvoir. La dimension financière demande elle aussi à être revisitée. La tendance actuelle est à la privatisation massive de la gestion, voire de la propriété de l'eau. Ainsi au cours des derniers 18 mois, 16 villes ont effectué ce transfert au seul bénéfice de la Lyonnaise des eaux4. Cette privatisation massive s'explique en grande partie par le manque d'argent des acteurs locaux, mais aussi par la complexité de la gestion de l'eau dans les mégalopoles. Les grandes entreprises, et par leurs compétences techniques et par leur puissance financière, captent l'eau à leur profit. Elles sont également présentes, directement ou indirectement, dans certains des organismes internationaux chargés de résoudre le problème de l'eau. Ainsi la Lyonnaise des eaux finance en partie Le Conseil mondial de l'eau. Le brevetage du vivant, qui a été autorisé par le Parlement européen, ne peut qu'accélérer encore ce phénomène de capitalisation de l'eau, puisque désormais une molécule d'eau réalisée artificiellement peut être brevetée et commercialisée. Ces constats amènent à proposer une rupture radicale, dans la continuité de la proposition précédente : l'eau, en tant que bien commun de l'humanité, ne doit plus être capitalisée, doit échapper aux variations boursières, et donc être sortie des places financières.
Des technologies au service
des seigneurs de l'eau
Le développement exponentiel des barrages (35 000 grands barrages construits après 1950, dont la moitié ces 20 dernières années) illustre lui aussi ce détournement de technologies censées résoudre en partie le problème de l'eau. De fait, les barrages ont aujourd'hui des rendements bien inférieurs à ceux attendus, ils sont source d'accidents (cf. inondations chinoises) et de pollution, obligent des milliers de personne à migrer, ont des effets irrémédiables sur les écosystèmes. Bref, ils peuvent être rangés parmi les risques technologiques majeurs. De fait, ce sont les grandes entreprises multinationales originaires d'Amérique du nord, de l'Europe occidentale et du Japon, qui construisent et gèrent ces barrages, qui sont les principaux bénéficiaires de ces grands travaux, financés par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI). Les populations locales en tirent essentiellement un surcroît d'endettement. Le passage à une agriculture industrialisée et intensive explique également pour beaucoup les pertes d'eau. L'agriculture représente 70 % de la consommation totale d'eau, contre 20 % pour l'industrie et 10 % pour les individus. Or les systèmes d'irrigation agricole perdent en moyenne 40 % de l'eau qu'ils consomment.
Vers un contrat mondial de l'eau
Face à cet enjeu aux multiples visages, aucune réponse simple - "il faut limiter la croissance démographique", "il n'y a qu'à donner un prix à l'eau, le juste prix du marché"... - ne peut suffire. C'est un véritable processus, révisable à chaque instant, qui doit au cours des 15/20 prochaines années permettre de mettre en place une double rupture. Rupture quant à notre conception même de la relation entre l'être humain et l'eau et des règles qui doivent la régir ; rupture quant aux moyens employés pour reconstruire un devenir solidaire autour de l'eau. Cette rupture peut s'organiser autour d'un contrat mondial de l'eau.
Celui-ci reposerait sur :
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Horizon Local 1997 - 99
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