Par François Plassard
" Ni mode, ni modèle, le développement local est une dynamique qui met en évidence l'efficacité des relations non exclusivement marchandes entre les hommes pour valoriser les richesses matérielles et immatérielles dont ils disposent " Bernard Pecqueur
Au centre du discours partenarial : ... le pouvoir.
Dans les débats sur la coopération, le partenariat, la concertation, l'intelligence à plusieurs, les militants du développement local évoquent bien souvent :
- les effets désastreux des procédures " descendantes", " programmatiques", sectorielles qui viennent d'en haut pour découper la réalité en tranches. Lesquelles procédures s'additionnent les unes les autres sans se remplacer, légitimant ainsi d'interminables colloques d'information, de concertation, pour conclure sur de nouveaux guichets uniques...
- pour mettre en valeur les effets vertueux d'une culture du processus, “ qui donne du temps au temps ” pour s'appuyer sur des envies et des désirs ( plus que des besoins), qui crée un mouvement collectif "à l'état naissant" ( inamoramento en italien) ascendant, constructif, participatif pour ne fermer la porte à personne etc.
Mais dans cette opposition entre le descendant " programmatique", " binaire", " réducteur" et le vivant ascendant, multiple, participatif où le " chemin s'invente en marchant" qui ne tient compte des résultats que comme des repères ou balises d'une dynamique à ressourcer...
on oublie bien souvent d'aborder un enjeux, non nommé explicitement, mais toujours implicite : celui du pouvoir et de son ambivalence.
Le “ bas ” soupçonne les experts (ou institutions) du "haut" d'imposer leur vision du Progrès, de la Modernité, du Vrai et du Faux.. sous couvert de développement confondu le plus souvent à croissance quantitative et mesurable.
Le “haut ” soupçonne les processus ascendants, émergeants, de savoir non pertinents, d’être irrationnel, de vouloir sans le dire un jour prendre “ eux aussi ” le pouvoir.
Pouvoir contre pouvoir, institué contre instituant, technocrates contre héros de l'initiative... comment sortir de cette opposition binaire où le non dit l'emporte sur le dit (où "il n'est jamais question de ce dont il est question !"), chacun voulant imposer à l'autre sa propre vision du bonheur pour tous, du bien et du mal, du correct ou du non correcte, (du bien, du bon, du beau selon Platon) etc.
Vieux débat philosophique, héritage de notre histoire, repris dans la recherche de pointe sur les processus d’apprentissage (sciences cognitives) qui oppose deux cultures sur la relation entre savoir et pouvoir dont le développement local est l’un des terrains de front et d'observation privilégiée.
La logique du tiers
"La prospective est un instrument remarquable pour faire exprimer les désirs déclarés ou inconscients qui, une fois mis à jour, modifient le présent et donc agissent sur l'avenir" P.F.Tensiere Buchot.OIPR
Imaginez quinze personnes aux parcours diversifiés (animateur associatif, assistante sociale, formateur, animateur de pays, technicien, conseiller de gestion, éducateur, demandeur d'emploi) qui viennent d’ailleurs, invités sur un bassin de vie pendant une semaine par un comité composé pour moitié d’élus et l’autre moitié de non élus. Imaginez que pendant deux jours par groupe de deux, ces personnes venues d'ailleurs aillent écouter chez elles soixante dix personnes : échantillon jugé représentatif des horizons sociaux- professionnels, des classes d’âge, des autochtones et nouveaux habitants d’un territoire qu'on peut appeler un bassin de vie (canton, communauté de commune en construction etc.). Imaginez enfin que pendant les deux jours suivants elles mettent en commun ce qu'elles ont entendu, vu, lu (statistiques, journaux locaux) pour le restituer le vendredi soir à l'ensemble de la population invitée par voie de presse et affiche.
Peuvent-elles être soupçonnées de contre pouvoir alors qu'elles sont la pour leur propre formation, payées par aucune institution locale, et qu'elles repartiront la semaine finie d'où elles viennent (parfois huit cent kilomètres) ? Non, elles ont un rôle de tiers, de médiateur, ou ce que le philosophe Michel Serre appelle de "Tiers instruit".
Cet exercice initié depuis huit ans, actuellement réalisé dans le cadre d'un club d'élus locaux en Auvergne qui cotisent à un franc par habitant (on est très loin d'un budget d'étude) présente au regard de l'expérience vécue et évaluée par un petit groupe d'enseignants chercheurs plusieurs avantages :
1. les entretiens individuels volontairement non directifs (qui nécessitent un apprentissage spécifique) sont une bonne préparation à "oser" une parole collective, voir même à mieux structurer sa pensée. Cette parole n'est-elle pas bien souvent monopolisée sans forcement mauvais intention par "les toujours les mêmes qui bougent " quelles que soient leurs convictions profondes ? Dans un monde rural où on se cotoît sans se rencontrer, la
demande locale d'un dialogue vrai impressionne toujours les stagiaires dés lors que neutralité et confidentialité sont assurés.
2. le regard extérieur est nécessaire à tout processus identitaire. Personne ne peut connaître sa propre richesse s'il ne se regarde lui-même avec un prisme ou un miroir particulier : celui d'autrui, d'une altérité extérieure à lui-même. " A force d'avoir le nez contre la vitre ou la tète dans le guidon, on ne voit plus rien" dit le dicton populaire. Si ce paradoxe de la construction identitaire (nécessité d'un écart ou d'un détour) est bien connu, on l'oublie trop souvent. N'est ce pas les gens partis et revenus ensuite ou les migrants venus d’ailler qui sont les principaux "révélateurs" des nouvelles richesses d'un territoire ?
3. Le pouvoir. Le groupe de volontaire qui naît d'un débat en cercle d'une heure et demi suite à la restitution d’une heure des stagiaires, n'a pas pour légitimité ou leader charismatique monsieur Dupont ou madame Durand qui seraient tout de suite suspectés de vouloir brider un nouveau pouvoir. " S'il dépense tant d'énergie pour les autres, c'est bien qu'il ne nous dit pas tout !" peut-on entendre souvent, le don est suspect dans notre culture.
La légitimité du groupe informel constitué (de 12 à 50 personnes suivant les cas) a pour point de départ cette parole restituée de gens (non experts mais tiers) venus d'ailleurs. On le sait tout processus du vivant est sensible ou fortement conditionné par ses conditions d'origine.
Un atelier ouvert, une convention.
Pour la pérennité de ce groupe informel et ouvert (pas de président), à durée volontairement limitée (inférieure à deux ans) appelé "atelier de recherche action prospective", il y a une signature de convention écrite avec les élus locaux mentionnant son mode de fonctionnement (durée, rythme, thèmes abordés, restitution). Cette convention (vérifiée par l'expérience) est un gage de reconnaissance mutuelle et réciproque, non un engagement de résultat.
Ce groupe informel ou atelier met en chantier des questions transversales au territoire (biens communs à construire) que les commissions classiques de type sectorielles (agriculture, culture, tourisme, emploi, habitat etc.)
n'arrivent pas à traiter isolément. Son objet consiste à écouter le point de vue de personnes ressources de son territoire et extérieures ( innovations repérées ailleurs) ainsi que celle des experts (institutions) sur des thèmes préalablement définis pour en restituer la synthèse.
Ici il sera question des liens entre l’agriculture, l’environnement, les loisirs actifs et éducatifs et le petit patrimoine. Là il s’agira de l’organisation d’une fête des talents, ailleurs d’une réflexion sur un collège thématique à inventer ou d’un festival co-construit avec un territoire voisin, là encore d’un groupement d’employeur lié à de la formation action pour promouvoir de l’emploi à temps partagé concernant l’agriculture, la foret, l’artisanat, la vie associative qui s’essouffle avec ses bénévoles. Ailleurs encore une réflexion sur une péréquation entre centre bourg qui se vide et des terrains à construire qui se libèrent ou un dialogue direct avec ces propriétaires de logements vacants qui par peur ne veulent ni louer, ni vendre etc. Autant de territoires particuliers, autant de projets complexes multiacteurs singuliers qui ne peuvent se décréter à la
mairie, à la Préfecture ou dans quelqu’institution qu’elle soit, parce qu’elles nécessitent une culture du processus ( intelligence à plusieurs) négociée point par point avec la culture de programme.
4- Mettre du futur dans le présent.
“ La complexité du monde n'est pas nouvelle. Ce qui est nouveau, c’est la façon dont nous le regardons. Un regard simpliste , ne verra jamais qu’une réalité simpliste. Des nuances, des causalités subtiles, des mutations en marche, des trésors de vie lui échapperont ”
Enfin le groupe de stagiaires extérieurs ne s'est pas seulement contenté de restituer une parole à travers le miroir déformant de quinze sensibilités différentes. Il a aussi effectué au titre de sa formation : un exercice de prospective.
Il n'est pas l'objet ici de rentrer dans le détail des principes de la prospective, discipline de l'action autant que de l'observation, qui emprunte aux principes de complexité excellemment vulgarisés par Edgard Morin. Pour les habitants le résultat est quatorze scènes ou dialogues de la vie courante projetés dans dix ans : " Si nous revenions ici dans dix ans, voilà ce que à priori nous ne serions pas surpris de voir ou d'entendre !". Sept dialogues ou scènes de la vie courante sont conçues comme le fruit d'une projection où les logiques de continuité, de permanence repérée, sont "sur" déterminante sur les logiques de discontinuité ou de ruptures, déjà repérées dans le présent qualitativement. Les sept autres scènes ou dialogues font l’hypothèse inverse : les discontinuités l’emportent sur les continuités accroissant le niveau de complexité des réponses apportées aux "situations problèmes" repérées dans les enquêtes. Aucune solution nouvelle n'est mise en débat dont nous n'aurions pas ressenti des germes (idées, initiatives) vus ou entendus dans le présent à travers les enquêtes. ( le futur est toujours inscrit dans le présent tout au moins qualitativement).
Ces visions du futur ne prétendent en aucun cas donner des leçons sur ce qu'il conviendrait ou non de faire, ce n'est pas leur objet. Elles veulent simplement stimuler l'imagination collective sur des liens nouveaux qui pourraient se créer entre des idées et initiatives déjà présentes.
"Mettre 30% de futur dans l'action du présent", voilà ce que nous enseigne la "théorie du comportement coopératif" (ou "dilemme du prisonnier") pour stimuler les désirs de coopération sans qu'il soit besoin de faire appel nécessairement à un leader charismatique. Coopérer devient non une finalité en soi, mais une conséquence de visions plurielles de futurs partagés et débattus.( Penser globalement, pour agir localement). En même temps une
telle démarche diminue la probabilité de trouver des solutions à des situations qui ne font qu’aggraver les problèmes qu'ils sont censés résoudre (1).
5- Le global s’inscrit dans le local.
Comme il l’a été judicieusement formulé lors de la journée sur les pactes locaux et l’exclusion social organisés par la fondation Charle Mayer du progrès de l’homme “ un tiers extérieur ? ” le 19 mai à Paris, nous ne savons pas encore pour l’instant si les territoires ruraux deviendront les infirmeries des effets de la Mondialisation ou bien s’ils seront des laboratoires vivant de l’émergence de nouveaux concepts, de nouveaux modes de penser et d’agir ( que certains désignent du mot “ gouvernance appliqué au territoire ”).
En l’absence de régulations à d’autres niveaux d’échelle géographique et d’organisation que la solidarité vécue sur un bassin de vie pour répondre à une mutation de société qui concentre la richesse par la voie du marché (produite avec de moin en moins d’heures travaillées) sans savoir la redistribuer, la question est pertinente. ( Actuellement sept millions de demandeurs d’emplois en France -estimations du CERC, depuis supprimés- n’arriveront pas à compenser la réduction de deux millions d’actifs entre 2005 et 2040). Parions que le monde rural arrivera demain à trouver sa place par des réponses originales dans les activités humaines que sont
l’éducation, la santé, les loisirs actifs, l’environnement, la culture, les services à la personne.
Dans ces activités prédominantes pour demain la “ relation ” est au centre de l’échange et l’objet est à la périphérie. C’est le lien qui relie les choses qui les font exister. Parions une même inversion entre l’économique et le social pour faire demain société.
Face à une telle révolution culturelle individuelle et collective parce que nous sommes au pied du mur, parions que la culture du processus ( le lien plus important que le bien, l’échange de réciprocité différé et solidaire plus important que le contrat symétrique du marché, de l’Etat assistance avec son RMI) (2) reprendra du poids sur la culture de la procédure programmatique installée pendant les années de forte croissance quantitative et de
moins en moins qualitative. Le succès du mot projet et son ambiguïté entre le projet programmatique et le projet visée - voir revue POUR-1992- GREP “ du Global au local, vers une économie de projet ” - témoigne d’une révolution silencieuse qui ne fait que commencer . Des militants du développement local rural et des associations, vite récupérés et instrumentalisés dans des programmes descendants, avaient commencé à l’initier à leur
dépend dans les années 1970/80. Mais ne faut-il pas un demi siècle pour une révolution culturelle au regard de la prospective ?
Plus que des recettes, de la Méthode
Peut on faire le rêve que cette démarche d’écoute prospective appliquée aux bassins de vie, initiée depuis plusieurs années, qui associe regards extérieurs et intelligence à plusieurs pour qualifier des hommes et en faire les auteurs acteurs de leurs idées partagées, dépasse le champ de la confidentialité ? Peut- on imaginer qu’elle permette à de nombreux acteurs locaux d’apprendre beaucoup de choses sur leur propre territoire par le détour du territoire des autres ? Peut-on parier sur une réappropriation ( par exemple au sein d’un GIP, groupement d’intérêt public) par différents réseaux d’élus et d’associations impliqués dans la recherche de Méthode plus que de recettes ?
Nous le savons trop bien, un rêve ne devient réalité que lorsqu’il devient partagé. Mais saurons dépasser nos peurs des défis à venir sans donner à nos rêves partagés les chances de se réaliser ? La logique du pouvoir ne prend t-elle pas racine dans la peur ?
Francois Plassard, artisan de la démarche prospective appliquée aux bassins de vie , auteur de “ Territoire en prospective, quel nouveau contrat ville campagne ? ”
Edt : ADIR-CIVAM 140 rue du Chevalleret 75013 Paris
et du “ Temps choisi, un nouvel art de vivre pour partager le travail autrement ”
( préface Albert Jacquard) Edt FPH Charle Mayer- 35F- 38 rue Saint Sabin 75011 Paris.
(1)- PS : N'y avait-il pas une erreur conceptuelle dans le slogan " Voir, Juger, Agir" de la révolution agro-industrielle des années 1960 qui était loin de contextualiser dans l'espace et de problématiser dans le temps (passé, présent, futur) les conséquences de ses choix ? Les solutions problèmes se sont additionnées, chacune paraissant cohérente et légitime à l'instant “ t ”, pour aboutir au résultat que l'on connaît. La course aux agrandissements en agriculture alors qu’un chômeur coûte directement à la collectivité deux fois plus cher qu’un agriculteur, la vache folle, les OGN organismes génétiquement modifiés, ne sont que des exemples d’une pensée mutilante qui n’a de cesse que de mutualiser des coûts pour privatiser des bénéfices. Une pensée simple, réductrice comme celle devenue hégémonique du marché dont les fondements conceptuels ne sont pas démontrés, n'apportera que des solutions simplistes mutilantes de la réalité. Souhaitons que le développement local participe d'une révolution de la pensée qu'appelle de ses vœux Edgard Morin avant qu'il ne soit trop tard. Car en dernier recours nos activités humaines ne sont-elles pas la projection dans le réel de la façon dont nous pensons ? - " Le développement local dans les sociétés industrialisées, un nouveau mode de pensée" François Plassard
1989- ALDEA EPSILON-
(2)- voir Marcel Mauss – 1936- l’Esprit du don.
Pour plus d'informations, contacter la coopérative SAPIE:
E-Mail - http://www.sapie.net
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Horizon Local 1997 - 2000
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