Le cas français
Par Paul Houée
Le développement local devient une notion banalisée, qui charrie les réalités et les attentes les plus diverses : jeux illusoires aux frontières de la mondialisation, mouvement social porteur d'un nouveau modèle sociétal ? Pourtant, il sort peu à peu des débats idéologiques et des zones marginales pour devenir une dimension constitutive de tout programme de développement, une forme de renouvellement de la société civile et de ses rapports avec l'Etat. En témoignent les réformes en cours dans les politiques et les institutions territoriales françaises : le vieux socle politico-administratif doit de plus en plus composer avec les forces de la recomposition sociale et de la démocratie territoriale.
le socle républicain
La Révolution de 1789 puis l'Empire ont créé un ordre républicain uniforme, selon lequel l'Etat, expression de la souveraineté populaire et de la raison, doit garantir à tout citoyen, où qu'il soit, la liberté et la stricte égalité des droits et des devoirs ; de là une méfiance envers les corps intermédiaires entre le citoyen et l'Etat chargé de sa protection. Au pouvoir central, l'élaboration des objectifs et des règles ; aux pouvoirs locaux, l'exécution de ceux-ci. Aux acteurs économiques ou sociaux, la responsabilité des affaires selon les lois du marché ; aux collectivités territoriales, la gestion des questions locales sous la sanction du vote populaire.
Quand la modernisation de la France devient, dans la période 1945-1958, la grande ambition nationale, l'emprise de l'Etat se fait plus technique et financière : seuls, les appareils centraux estiment disposer de la capacité d'analyse et des moyens nécessaires pour conduire avec rigueur et cohérence le remodelage du territoire et de ses activités ; le pouvoir central détient la légitimité, la rationalité, la capacité d'arbitrage et de prospective, alors que les collectivités territoriales sont perçues comme engluées dans leurs rivalités, leurs horizons aussi limités que leurs ressources. Chaque ministère traduit cette logique intégratrice selon sa propre rationalité, ses intérêts, les modèles de ses "grands corps" de hauts fonctionnaires. Chacun élabore son type de zonage, qui fractionne l'espace concret et vécu en des délimitations construites selon des critères particuliers de fonctionnement, de rentabilité économique et d'efficacité sociale. Autres les subdivisions et les procédures strictes de l'Equipement et celles de l'Agriculture, autres les cartes scolaires, autres les cartes hospitalières, etc. Il en résulte un enchevêtrement de découpages, de mesures administratives inaccessibles à la plupart des habitants et même à leurs élus ( ).
La Vème République a apporté quelques réformes dans ce puzzle administratif. Le préfet de département puis de Région personnalise l'Etat, reçoit plus d'autorité déconcentrée, de pouvoir de coordination entre les différentes administrations ; mais les "services extérieurs" conservent leurs liens prioritaires avec les échelons centraux de chaque ministère. La création de la DATAR ( ) en 1963 introduit bien un souffle novateur, une vision transversale et globale, un premier appel à la participation ascendante ; mais la crise économique et surtout le poids des appareils l'obligent à rentrer dans le rang, à devenir le recours financier des entreprises, des bassins d'emploi, des leaders politiques en difficulté. Il faut attendre les lois de 1982-1983 pour que la décentralisation amorce de nouveaux rapports entre l'Etat et les collectivités s'ouvrant à l'autonomie.
Devant cette hégémonie de l'Etat, la France présente, à la différence de ses voisins européens, une atomisation des pouvoirs locaux, avec ses 36 550 communes ( ). Depuis deux siècles, les propositions pour résorber cet émiettement ont été récurrentes, mais elles se heurtent à l'attachement des Français à leur identité locale, des élus à leurs parcelles de pouvoirs, et aux appareils d'Etat jouant avec cette mosaïque ( ). L'Etat a préféré avancer prudemment dans les formes de coopération intercommunale. Il a fallu attendre 1884 pour que la commune acquière un statut stable, 1890 pour que soient autorisés les premiers syndicats intercommunaux aux moyens très limités, 1959 pour la création des SIVOM ( ) et des districts, 1966 pour les communautés urbaines. En 1998, on a recensé 17 523 syndicats qui prolongent les communes et demeurent sous leur contrôle : beaucoup restent des services techniques souvent appréciés, mais sont l'affaire des maires, de quelques élus et de fonctionnaires ou techniciens, sans participation ni information de la population.
Evolution de l'intercommunalité
1972
1980
1988
1993
1998
Total Syndicats
Total : 17 523
SIVU ()
9 289
11 664
12 907
14 950
14 490
SIVOM
1 243
1 980
2 287
2 460
2 283
Syndicats mixtes
750
Communautés
Total : 1 577 C. de communes Districts
95
147
165
554
289
1 241
310
C. urbaines et C. de villes
9
9
18
22
26
le renouvellement des territoires du quotidien
Si rien ne naît sans les hommes, rien ne dure sans les institutions. Le développement local doit composer avec ce socle historique ; mais il met en jeu une autre dynamique, qui en bouscule le fonctionnement, et ouvre vers de nouvelles formes de gestion et de démocratie. Ce développement plutôt ascendant a besoin :
Ce développement ascendant ne s'exprime ni à un seul niveau, ni dans un seul modèle. Il peut revitaliser des structures apparemment désuètes. Il suscite l'émergence de nouveaux échelons mieux adaptés.
- de territoires vécus et vivants, enracinés dans une histoire et une culture, mais modelés par les réalités socio-économiques, les enjeux et les aspirations de ce temps ;
- de territoires appropriés, assez vastes et cohérents pour peser sur les évolutions et les décisions les concernant, assez rapprochés pour faire jouer les ressorts des appartenances et des solidarités vécues ;
- d'une démarche globale de projet qui intègre en les dépassant les approches sectorielles spécifiques, qui conjugue les orientations et les équilibres arrêtés par les instances supérieures, les aspirations et les demandes émanant des groupes locaux, dans la diversité de leur cheminement et de leur culture ;
- d'une démocratie de participation où chacun puisse "dire son mot", apporter sa "contribution" à l'œuvre commune, à côté des instances de représentation et de gouvernement.
Malgré la mobilité accrue de la population, la commune, le quartier urbain restent des lieux où chacun peut percevoir des intérêts communs, participer aux affaires locales. La résistance du fait communal à tout essai de fusion démontre le poids de cet échelon de base de la citoyenneté et de l'identité, lieu d'appartenance et de mémoire, d'intégration et d'animation communes. C'est aussi le relais initial de l'appareil administratif et des services de première nécessité. Trop de petites communes deviennent des coquilles vides qui s'épuisent dans leur isolement ; d'autres forment au contraire des foyers d'initiative et de solidarité, grâce à leur vitalité associative et démocratique, et assurent les services minima à la population, souvent par la coopération intercommunale.
Les "communautés de communes" et "d'agglomérations", dispositif récent, permettent d'enrichir cette coopération. La loi ATR (Administration Territoriale de la République ( )), marque une étape essentielle dans la gouvernance des territoires, dans la relation entre l'Etat et les collectivités locales. Cette loi est elle-même un compromis entre une administration qui entend quadriller le territoire national, et des réseaux d'associations et d'élus qui mettent l'accent sur des projets engageant des acteurs locaux en des démarches souples. Ce sont les communes, selon cette loi, qui décident librement de se constituer en communauté, de choisir leur périmètre de solidarité, leurs modalités de fonctionnement et de voter leurs ressources à l'intérieur d'un cadre fiscal établi. Mais le préfet et la "commission départementale" ad hoc peuvent proposer ou refuser, et finalement officialisent la structure et veillent à l'application de ses règles ( ). Ces communautés ont échoué en milieu urbain (six seulement), et connaissent en milieu rural des réussites variables selon les régions ; mais on compte plus de coopérations d'aubaine que de coopérations de projet.
L'intérêt de la loi Chevènement est de simplifier et d'assouplir les modalités de l'intercommunalité, et surtout d'organiser la solidarité urbaine ( ). L'intention de l'Etat est claire : laisser les syndicats à leurs habitudes et à leurs ressources, concentrer son appui sur les communautés, privilégier celles qui pratiquent la plus grande solidarité fiscale. Mais la crainte de perturber l'équilibre des collectivités l'a fait refuser l'élection au suffrage universel direct des membres du "conseil communautaire".
Commune et communauté se partagent actuellement les niveaux de gestion et de démocratie des territoires de proximité. Mais à terme il faudra choisir : si les communes membres sont trop petites et peu nombreuses, elles seront les relais locaux de cette collectivité nouvelle de fait que sera la communautés. Si au contraire elles sont nombreuses et importantes, elles conserveront leur existence et la communauté devra garder vivants des échelons de base pour éviter tout déficit démocratique.
l'amorce d'une reconnaissance des "territoires de développement"
Les artisans du développement local s'accommodent de la modernisation prudente de la gestion des territoires du quotidien. Mais ils investissent plus dans les perspectives et les modalités qu'offrent la loi Pasqua ( ) et surtout la loi Voynet ( ). L'une et l'autre représentent un tournant dans l'évolution des politiques et des institutions territoriales françaises : hier, une approche technique, sinon technocratique, faite de découpages administratifs imposés, de grands programmes d'équipements, de subventions marginales pour corriger les inégalités les plus criantes. Demain, des démarches globales d'aménagement et de développement qui partent des territoires vécus, de leurs demandes et initiatives, pour les coordonner en projet commun négociable avec les institutions établies.
Dans cette optique, les "pays" voient renforcés leur rôle, leur capacité à contractualiser, jusqu'à devenir les partenaires habituels de l'Etat et de la Région dans leurs politiques territoriales. Pour cela, le législateur fixe des règles précises de constitution et de fonctionnement. Une phase d'étude permet aux communes et à leurs groupements de bien s'accorder sur un projet élaboré ensemble avant de s'engager. Celui-ci prend la forme d'une charte qui précise les orientations du développement territorial et les mesures à mettre en œuvre, en intégrant les dynamiques locales déjà organisé. Elle est élaborée avec la participation d'un Conseil de Développement, organe consultatif, composé de représentants économiques, sociaux, culturels, associatifs du territoire concerné que les élus du pays organisent librement, mais qu'ils doivent associer à la confection et au suivi de la charte ( ). La loi Voynet et surtout la loi Chevènement fixent des conditions relativement plus précises pour la création des communautés d'agglomération, leur charte et leur contrat. Agglomérations et pays ont ainsi leurs contrats spécifiques qui peuvent être reliés dans une même charte de pays.
- La loi Pasqua reste encore sous influence centralisatrice mais s'ouvre aux courants nouveaux : elle mise avant tout sur l'Etat et son pouvoir régulateur, sur la réorganisation de ses services à la population et la redistribution de moyens financiers pour réduire les inégalités géographiques les plus graves, assurer un développement mieux équilibré du territoire national, faire participer les populations aux actions conduites par l'Etat avec le concours des élus locaux. Surtout, cette loi introduit le "pays" dans le dispositif institutionnel, non comme un découpage déterminé par les services de l'Etat, mais comme la reconnaissance d'une réalité socio-économique qui façonne la vie courante des gens, d'un territoire-projet assez cohérent et pertinent pour conduire une action globale de développement ( ).
La loi Pasqua situe la reconnaissance des pays dans le cadre départemental, demeure souple ou vague quant aux modalités de reconnaissance, de fonctionnement, de relation des pays avec les institutions de gestion.
- La loi Voynet est plus éprise de dynamisation sociale ascendante que d'administration territoriale, d'animation des initiatives locales et régionales que de répartition de subventions. Elle se définit moins autour de programmes de grands équipements et chantiers qu'autour d'un développement global "durable", en misant plus sur une logique de projet, de demande sociale que sur une logique de guichet et d'offres de services spécialisés. Elle s'adresse sans doute à l'Etat, chargé de la cohérence globale, des grands équilibres à long terme et de l'insertion dans les échanges internationaux, mais tout autant aux collectivités locales, à l'ensemble des forces économiques, sociales et culturelles. Elle vise à mobiliser tous ces acteurs, à partir de projets et d'espaces pertinents (pays et agglomérations) pour réussir un développement durable de tous les territoires, dans le respect de leur identité. Elle se présente comme une nouvelle étape de la décentralisation et de la démocratie territoriale.
Ainsi se dessine la nouvelle architecture des collectivités territoriales françaises ( ). Aux pays et aux agglomérations les études, la concertation des acteurs, l'élaboration d'un projet commun et la négociation d'un contrat global ; aux communautés et aux communes, la maîtrise d'ouvrage et de gestion des programmes et actions. Une décantation institutionnelle s'avère nécessaire mais comment s'opère-t-elle entre les deux ensembles : communes et communautés - département - Etat, d'une part, et pays - agglomérations - région - Union européenne, d'autre part ? Des enquêtes auprès des jeunes générations et un sondage récent ( ) dont il faut accueillir avec prudence les résultats, témoignent que l'opinion publique aspire à de nouveaux cadres de vie et de participation. Pour réaliser l'aménagement désiré, on souhaite selon ce sondage :
Selon quelles modalités et à quel rythme s'opérera un tel changement ? Une conviction s'impose : les Français n'habiteront pas valablement leurs territoires avec des institutions, des pratiques, des mentalités relevant du XIXème siècle.
- la suppression des départements au profit des régions et des collectivités de base (67 % des répondants)
- la création de pays ayant une bonne base historique et une cohésion économique, sociale, culturelle (70 %)
- la fusion ou le regroupement des communes dans un intérêt économique (83 %)
- plus d'autonomie aux régions (88 %)
Paul Houée
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Horizon Local 1997 - 2000
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