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La démocratie s'endort : il faut la réveiller

Par Jean-Marie Delarue


Pour l'ensemble des intervenants dans le champ du développement urbain et quel que soit le contexte, la place des citoyens reste un point problématique et un enjeu crucial pour le développement durable. J. M. Delarue, qui a été un des responsables de la politique de la ville en France, exprime à cet égard un point de vue qui peut trouver écho dans d'autres pays.

Les cités populaires des pays du Sud comme des pays industrialisés apparaissent comme des lieux étonnants de vie : miraculeuse et foisonnante. Mais l'expression démocratique de leurs habitants est souvent morte. La vie politique ne les écoute pas, ne les comprend pas (au double sens d'englober et d'entendre intelligiblement). Il en va des pauvres et de la vie publique comme des relations avec son père telles que les définissait Talleyrand (à peu près) comme ceci : "nous ne nous voyions guère, et d'ailleurs nous ne nous aimions pas". En somme, pour reprendre la vieille appellation de cités "dortoirs" par laquelle on a qualifié les "grands ensembles" (sic) de la périphérie urbaine, on pourrait dire que ce ne sont point les habitants qui dorment, mais la place qui leur est faite dans la vie collective. La démocratie est vaincue, là, par le sommeil : il faut la réveiller.

Tel est le sens de "l'appel de Caracas" qui a été lancé par des personnes majoritairement du "Sud", avec quelques représentants du "Nord", tous voués au développement urbain, au début de la décennie 1990 (). Appel renouvelé quelques mois plus tard au Brésil. Il entend souligner que le vrai développement urbain, pour paraphraser une formulation célèbre, ne peut être que "l'oeuvre des habitants eux-mêmes".

trop d'indifférence, trop d'encadrement

Que signifie cette formule pour les "cités" de nos villes de pays industrialisés ? Après tout, la situation du "Sud" ne peut se comparer facilement à celle du "Nord". L'enjeu des habitants des barrios ou des bidonvilles est l'occupation de terrains en toute illégalité, aussi près que possible de "l'agglomération" convoitée, puis la construction d'un habitat de fortune, l'alimentation, tenace et difficile, en "fluides" (eau, électricité), enfin la transformation en habitat consolidé et la lente ingestion du quartier dans l'aire des services urbains usuels.

La réglementation foncière (enjeu capital du développement urbain) préserve de telles difficultés les pays industrialisés : sauf pour des populations marginales (il subsiste des habitats précaires), c'est un problème inverse qui est posé. La puissance publique, ou ses avatars (établissements publics, sociétés d'aménagement) construit, relie, définit des usages, au point qu'on peut se demander ce qui reste comme choix à l'habitant, soumis à un logement qu'il n'a pas conçu, dans un endroit qu'il n'a pas déterminé avec un accès très limité à des emplois non souhaités et une qualité de services publics qu'on lui a chichement mesurée.

En d'autres termes, là, le déraciné, laissé à lui-même, loin de Dieu et des hommes, travaille avec l'opiniâtreté de celui dont l'existence est en péril (par exemple à chaque pluie catastrophique) ; ici, le pauvre, surencadré, sans initiative, doit se contenter du cadre de vie décidé ailleurs.

Il me semble que ce que signifie dans son esprit, la déclaration de Caracas, et qui est encore bien peu suivi d'effets, doit revêtir dans les sociétés "développées" trois aspects.

prendre la parole

Il est bien vrai -je le redis ici- que les "cités" oscillent, faute d'expression, entre le silence et le cri. On connaît le cri de colère : les journaux en font état. On mesure moins le silence, sous toutes ses formes, y compris dans ces attitudes de retrait de la vie collective, résignées, parce qu'il est inutile de partager la vie des autres : personnes ne sortant plus de leur logement, rivées aux fenêtres, pour regarder la vie, ou aux écrans de télévision, pour se pénétrer de rêves. L'accès à l'expression implique que l'on retrouve le goût de sortir (y compris en prenant garde à la qualité des espaces communs) et la fierté de la parole. Pour les responsables publics, il s'agit donc à la fois de veiller au plus concret du cadre de vie, de redonner confiance à chacun dans l'utilité sociale qu'il peut avoir et de faciliter les lieux et les occasions (sans confiscation) d'expression de soi de la part des plus pauvres.

Dans la définition simple de ces objectifs, entrent de multiples exigences complexes, qui vont du développement des formes originales d'économie (Régies de quartiers par exemple) et d'art (festivals itinérants ou manifestations fixes) à une attention vigilante portée à l'appropriation collective du lieu. En ce domaine, beaucoup reste à faire : il faut bien convenir qu'en dépit des invocations incessantes entendues, en France au moins, depuis vingt ans, les réalisations les plus heureuses sont venues de l'initiative acharnée de quelques téméraires (musiciens, cinéastes...) plutôt que de l'attention et des facilités données par les acteurs publics aux habitants. Et lorsque ces dernières existent, il s'y trouve trop de solutions toutes faites et étrangères à la réalité de chaque lieu ; elles illustrent plutôt l'idée que "tous les pauvres se ressemblent", que celle d'une écoute attentive de personnes collectives et individuelles. Sans doute l'initiative des habitants et le rôle des acteurs publics ne vont pas l'un sans l'autre. Mais que ces acteurs soient muets et les pionniers isolés se découragent : ce découragement renforce l'amertume et le scepticisme des plus jeunes ; l'évolution de la pensée des militants actifs de l'immigration depuis quinze ans est à cet égard illustrative.

prendre des responsabilités

Il ne s'agit pas bien entendu de se débarrasser avec soulagement de questions insolubles dont la responsabilité incombe aux pouvoirs publics, sur des épaules au surplus peu préparées à supporter les maux d'autrui, tant les leurs propres, si l'on ose dire, pèsent d'un grand poids. Mais en partant des voeux des habitants, de les introduire avant tout dans le processus qui va permettre de résoudre le problème posé.

Le meilleur exemple est celui de l'emploi. On sait le problème du chômage parmi les populations concernées ; on sait déjà moins que, lorsque des emplois existent, il s'agit de postes dévalorisés, peu qualifiés, mais plus encore incommodes et fragiles (caissières de supermarché deux heures par semaine, vendeurs de glaces du samedi ou du dimanche chez Haagen-Daas, postes de nuit impliquant l'absence de transport en commun...), de ces emplois qui permettent de ruminer l'échec quotidiennement. La constitution d'entreprises originales, à partir de capitaux extérieurs, et pourvu que la question de leur rentabilité soit soigneusement étudiée, permet à des habitants de travailler normalement à proximité de chez eux, et de remédier aux défauts du cadre de vie qui est le leur. Il existe sur ce point des réussites incontestables. Mais à doses infinitésimales. Pourtant, des volontés existent, à qui il faut donner leur chance (quel est l'engagement des banques sur ce point, en dépit des efforts de quelques-uns?). Cette démarche conjointe est évidemment loin de celle des "zones franches" () dont même le dessin s'est fait dans le secret des bureaux administratifs.

Un autre exemple est celui de la sécurité, qui préoccupe les adultes et les anciens. De multiples procédures ont été lancées dans ce domaine sensible. Elles intéressent toujours exclusivement les "professionnels" de la sécurité, qu'on multiplie d'ailleurs (), sans qu'on cherche jamais à mettre en œuvre une pratique collective de la sécurité (). Pire encore : les habitants sont associés, mais à la va-vite ; on s'enquiert de leurs "besoins" par enquêtes rapides et superficielles. Le premier "besoin" identifié est celui de la pose d'appareils de sécurité aux portes (sonneries, interphones, serrures...), ce qu'on peut aisément comprendre. Mais la satisfaction de ce besoin immédiat, faute d'une réflexion et surtout d'une maïeutique plus approfondie, a pour effet de cadenasser au moins autant la vie collective que la vie individuelle. Un travail plus approfondi aurait abouti à des solutions, impliquant non pas des moyens passifs de sécurité, où le professionnel est maître, mais des jeux actifs, associant les habitants, et dans lesquels le professionnel est à leur service.

prendre du pouvoir

- Première illustration : le fonctionnement des services publics - et peut-être des services privés. Il existe une "participation des usagers", comme on dit, dans certains services : les conseils d'administration d'école en sont un exemple. Mais pas dans tous, et de loin. Pourquoi pas dans le bureau de poste, ou la distribution des fluides ? On fera valoir qu'au niveau national ou à celui de l'organisme d'HLM, des personnes physiques siègent dans les conseils d'administration. Mais cette représentation est-elle suffisamment proche désormais ? La démocratie représentative peut-elle se suffire de représentants inconnus ? Telle est la question posée. Au surplus, même là où une représentation est convenablement assurée, faut-il se satisfaire d'un rôle convenu, en général cantonné parce que mal accepté -puisque mal expliqué- par les professionnels qui veulent jouer le rôle essentiel et n'entendent pas se laisser "déposséder" de leurs prérogatives. De cette guerre de tranchées, personne ne sort vainqueur, ni l'efficacité, ni le renouvellement des modes de servir des institutions publiques.

- Deuxième illustration, le fonctionnement et l'entretien des quartiers : logements, espaces verts, petits équipements publics mais aussi installation des nouveaux arrivants, animation, solidarité. Peut-on rêver ? Il est probable que la dégradation des maints centres commerciaux serait autrement survenue si ne s'étaient pas jouées là des pièces obscures entre les commerçants et le bailleur du lieu ; que l'appropriation des murs réparés serait plus simple si leur réparation avait été conçue avec les habitants, voire les "mettait en scène", comme dans ce quartier lorrain où les scènes peintes sur les murs des immeubles content des faits anciens, mais avec des visages de contemporains... La partie est serrée entre la conviction, plus ou moins absente chez les habitants, du fait que leur intervention peut être utile, et une nouvelle forme de représentation à créer quartier par quartier auprès des organismes HLM (qui ont bien évolué parfois sur ce point), des services techniques de la mairie, des sociétés qui interviennent et devraient se présenter ensemble dans un organisme unique d'aménagement de l'espace, sur lequel il doit être possible de garder prise.

- Troisième illustration enfin, la vie politique elle-même. Parce que les habitants des cités sont à l'écart, les élus, sauf exception, sont loin. L'organisation politique de la commune devrait être la première à effacer les distances, à briser les murs invisibles. Il n'en est rien. La mairie sur la place centrale, l'organisation pyramidale de la municipalité, concourent au contraire trop souvent à l'accroissement des distances et à l'édification des murs. D'ailleurs, l'opinion majoritaire du "centre ville" y encourage. La situation exige au contraire que la mairie, paradoxalement, à la manière de l'Etat, se décentralise ; beaucoup peut être fait (). Mais actuellement (ce n'est qu'un indice), la participation électorale des "cités" est toujours d'une dizaine de points inférieure à ce qui se passe ailleurs.

Si, comme l'est la société, notre démocratie est vivante, alors, et singulièrement pour sa part locale, elle doit évoluer. Car elle reste façonnée pour les regroupements humains de la fin du XIXème siècle. La ville exige autre chose. Il faut y parvenir.

Naturellement, on dira que ce sont là des procédures bien lourdes. Elles peuvent l'être si, d'avance, elles sont pétrifiées, rigidifiées, formalisées dans une succession déroutante de mandats et de représentants. Mais elles peuvent contribuer, légères, à revitaliser notre manière de débattre et de décider, et par là non seulement à remédier en grande partie aux difficultés sociales que les villes nous posent, mais à rajeunir notre vieille vie publique.

Jean-Marie Delarue


Economie et Humanisme - 1999

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