Par Jacques L. Boucher
Dans les débats qui entourent le développement social urbain, on parle souvent de projet d'ensemble, de plan global, bref, de développement intégré. Autrement dit, on reprend un leitmotiv bien connu: penser globalement et agir localement. Le développement n'est jamais le résultat direct d'une opération simple ; il est plutôt issu d'un processus faisant appel à la durée, d'une mise en tension de dynamiques multiples et en partie divergentes. Ceci à l'échelon très local (quartier, "pays" rural...) comme à celui d'une nation. A l'inverse, l'intervention exclusivement ciblée, sectorielle, segmentée, de facto sourde à la complexité de ce qui rend un milieu de vie humanisant, n'est jamais productrice de développement.
Mais en quoi consiste précisément le développement intégré? S'agit-il d'une intégration sur le plan territorial, notamment entre l'espace local et régional d'un côté et les espaces national et même continental de l'autre? Quelles dimensions doit-on impliquer dans une vision globale du développement d'un milieu?
le défi de l'intégration sociale
Le développement local est souvent présenté comme une réponse adaptée aux nouvelles réalités de la mondialisation de l'économie, avec tout ce qu’elle entraîne comme restructurations, fermetures d'entreprises et d'établissements, chômage chronique et appauvrissement tant social et culturel qu'économique ().
Mais les espaces urbains sont en train d'être redessinés dans une transformation des compositions sociales locales () et un bouleversement des appartenances. Les clivages entre quartiers ouvriers et quartiers "bourgeois" ont laissé la place à de nouveaux clivages sociaux beaucoup plus mouvants et plus diffus, tandis que des zones et quartiers urbains entiers sont en quelque sorte marginalisé ou exclus. Cette évolution n’entraîne pas automatiquement une intégration des diverses catégories sociales. Au contraire. Des individus se côtoient dans des allées et venues et même dans des espaces d'habitation presque contigus, mais fonctionnent dans des aires d'activités professionnelles, de consommation et de mode de vie complètement parallèles et ne se rencontrent pas ().
Ainsi, les restructurations actuelles des espaces urbains comportent des impacts sociaux qui présentent un défi redoutable au développement social, sur le plan de l’intégration des populations dans une même communauté territoriale qui reste par le fait même difficile à définir (). Dans un même microcosme géographique urbanisé, les individus vivent des identités multiples et diversifiées qui ne les entraînent guère à considérer comme lieu d'appartenance commun soit l'arrondissement résidentiel, soit un lieu partagé de travail, ce dernier étant d’ailleurs de plus en plus dispersé, avec la précarisation de l'emploi, et inexistant même pour beaucoup.
Un des premiers défis qui se posent au DSU consiste donc en l’intégration sociocommunautaire, sur un territoire donné, d’une population disparate. Dans chacune des agglomérations de Santiago, Montréal et Lyon, et ailleurs, diverses stratégies d’intégration sociale ont été mises en oeuvre. Ainsi à Montréal, on a évité la constitution d’enclaves ne regroupant qu’une seule catégorie sociale, retraités, riches, assistés sociaux ou immigrants, en construisant sur le site Angus des logements de qualité équivalente, mais où alternent des modes de propriétés divers, mixant du même coup les catégories sociales. Dans la banlieue lyonnaise, alors que le mal était déjà fait, des Régies de quartier ont été mises sur pied de façon à favoriser, partiellement du moins, l’intégration d’une population sans autre attache dans le milieu que celle d'une résidence() peu ou pas choisie.
Dans les secteurs où la dualité sociale et économique a pris une figure spatiale, toute perspective de développement intégré ne peut se passer de l’intervention de l’acteur public institué sur un espace assez large, soit sur le plan de l’agglomération urbaine, soit dans sa dimension nationale, de façon à se tenir garant de l’intérêt général. Le développement social urbain ne peut pas se réaliser dans le repli local. Il nécessite des arrimages entre les initiatives dans toute leur diversité éducatives (culturelles, pour le cadre de vie, l'enrichissement des relations sociales locales), ainsi que la participation locale et l’intervention publique a minima, dans son rôle de redistribution financière. Enfin, l’intégration sociale exige aussi l’intégration économique.
pour une intégration socioéconomique
Quel que soit leur mérite, de telles interventions d’intégration sociocommunautaire ne suffisent pas à faire d’un quartier un milieu de pleine insertion sociale, y compris sur le plan économique. D’autant que beaucoup de quartiers regroupent une proportion importante de personnes complètement exclues de toute activité salariale et d’autres fortement précarisées sur ce point. Les quartiers visés par le DSU ont été les premiers touchés par l’effritement de la condition salariale dans les sociétés industrialisées. Même s'il est prématuré d'annoncer "la fin du travail" () le temps de travail dans la vie des individus est en train de se rétrécir considérablement. D'autre part, le travail salarié continue de représenter un puissant levier d'insertion sociale.
Des pistes de solutions micro et macro-économiques sont donc à l’ordre du jour, en vue d’inventer de nouvelles formes de solidarité sociale et économique. Il est surtout question de partage du travail, de revenu de citoyenneté et d'économie sociale. Mais à l'exception de certaines activités d'économie sociale, de telles propositions semblent échapper à l'emprise des acteurs locaux, à la mouvance du développement social urbain. Pourtant, à mesure que ces pistes se développent, on est bien obligé d'admettre qu'elles peuvent avoir un impact considérable sur le développement social des quartiers. Aussi peut-on se demander si les porteurs du DSU ne pourraient pas et ne devraient pas chercher à gagner une part de maîtrise sur ce plan.
Pour être efficace sur le plan social et économique, la réduction du temps du travail () doit clairement viser une redistribution réelle de l’emploi et des revenus d’emploi, être généralisée dans un ensemble social assez large, l’espace national au moins, sinon continental (). De plus, elle doit être accompagnée d’un renouvellement de l’organisation du travail et d’un processus de négociation, entre les acteurs impliqués, sur le partage des coûts et des bénéfices de ce réaménagement.
De telles négociations se déroulent certes sur un plan microsocial, dans le cadre de l’entreprise, par exemple, entre la direction et le syndicat. Elles existent également sur un plan national, comme c’est actuellement le cas en France. À un niveau intermédiaire cependant, dans l'espace de l’agglomération urbaine par exemple, on n'est guère témoin d’un tel processus, comme si les acteurs locaux, tant publics qu’associatifs et privés, ne pouvaient avoir de prise sur cette question. Pourtant, les CDEC de Montréal pourraient devenir un lieu de négociation en matière de réduction du temps de travail et de redistribution de l’emploi, d’autant qu’elles cumulent une expertise déjà importante du côté de la formation et de la requalification ("employabilité") de la main-d’oeuvre, et qu’elles mettent en relation les différents acteurs qui devraient être impliqués dans une telle négociation.
L'implication des acteurs locaux et régionaux, surtout des mouvements sociaux, dans le processus de la redistribution du travail salarié apparaît aussi nécessaire dans le but de corriger l'établissement d'un marché secondaire de l'emploi, fait de travail précaire, peu qualifié et mal rémunéré. Les régulations macroéconomiques par l'intervention de l'État, en effet là où elles sont encore significatives, n'arrivent à endiguer ni l'exclusion du travail, ni le développement des disparités de l'emploi. Parallèlement, les régulations microéconomiques par le marché tendent à creuser l'écart entre ces deux marchés du travail. Aussi, une réelle intégration sociale du développement économique exige, à côté de la régulation étatique et du marché, un mode d'intervention et de régulation locale (quartier et agglomération urbaine) de la redistribution et de la création d'emplois, de façon à permettre le rattrapage de milieux et catégories plus affectés par la crise.
Par ailleurs, même si l’on arrivait à une redistribution plus équitable du travail salarié, il est loin d’être assuré que chaque citoyen trouverait à court terme un emploi convenant à ses besoins et à ceux de ses proches dépendants. Ainsi, un développement économique qui intègre la dimension sociale ne peut faire l'économie d'un système de redistribution qui passe par d'autres filières que le marché et le travail salarié. Le "providentialisme" de l'après-guerre avait trouvé comme réponses l'assurance chômage, les divers programmes de complément ou de sécurité du revenu et l'accès aux services de santé et d'éducation. Les critiques de ces dispositifs sont bien connues : centralisation, plafonnement de l'efficacité, coûts, création de dépendance, etc. Certains proposent de remplacer les politiques d'assistance par un "revenu de citoyenneté" () inconditionnel et universel de façon à éliminer les problèmes de stigmatisation sociale et de dépendance. Il est sans doute possible de mettre progressivement en place un tel régime de remplacement là où des programmes de supplément du revenu existent, ce qui n'est pas le cas des sociétés en développement, dont le Chili. Mais ce mode de redistribution ne va pas garantir en soi l'insertion sociale et immuniser ses bénéficiaires contre la passivité et l'ennui. Aussi faut-il inventer et développer des activités impliquantes en dehors du travail salarié du secteur public ou marchand. Certaines peuvent se transformer en véritables activités économiques.
pluriactivité et économie plurielle
Ces nouveaux lieux d’activités restent largement à inventer. Cependant, il existe dans la société civile de multiples groupes autonomes, souvent d'ancrage territorial qui interviennent soit sur le plan plus politique de défense des droits, soit dans une dimension plus économique par l’organisation de services à la population, selon la forme des services de proximité par exemple, soit dans le champ culturel, de l’appropriation symbolique entre autres, face aux diverses formes de manipulation dans le monde des idées ou de la consommation. Ce genre d’activités reçoit une reconnaissance sociale et économique encore trop limitée cependant.
Or, il ne s’agit pas d’une simple question occupationnelle ou d'activités marginales dans la vie des individus et la construction de la société. L’enjeu consiste à trouver un nouvel équilibrage "entre vie professionnelle, vie sociale et vie personnelle" (), équilibre qui peut et doit varier selon les étapes de l’existence ou les "temps sociaux". Or une telle opération ne peut se réaliser sans articulation entre les activités sociales et culturelles d’une part, et le développement économique et la participation politique d’autre part. De plus, le terreau de leur émergence et de leur développement reste profondément local et urbain. Elles ne peuvent être commandées de l'extérieur de la société civile, par une instance nationale ou supranationale, bien que celle-ci soit appelée à les reconnaître et à les soutenir. Il s'agit là d'un formidable potentiel de mobilisation sociale sur le plan local qui contribue à la fois à réinventer les liens sociaux et la façon de vivre l'économique.
Mais ces réalisation de l’économie sociale ou "solidaire" () sont trop souvent considérées comme secondaires, sinon marginale, par rapport à l’économie publique et à l’économie marchande. Il arrive qu'on cherche à les utiliser comme compléments à moindre coût, pour remplacer des services publics qui s’essoufflent, ou comme suppléance, pour occuper le terrain que l’entreprise privée ne veut pas couvrir. Céder à cette tentation entraîne automatiquement la dualisme social avec la mise en place d’une filière de services de moindre qualité pour les plus pauvres qui n'ont pas les moyens de faire appel au secteur privé. Une telle concession viendrait également agrandir le bassin des emplois précaires ou à rabais, et ferait croître la stigmatisation sociale surtout là où l’on exigerait l’acceptation de tels emplois pour accéder à toute prestation de soutien économique. Elle renforcerait l’exclusion sociale et le dualisme économique, loin de l’intégration sociale de l'économique et de fait, de la véritable nature de l’économie sociale et solidaire.
Cette "instrumentalisation" d'activités de l’économie sociale devient beaucoup moins probable là où des mouvements sociaux la portent et sont suffisamment forts et agrégés pour forcer la reconnaissance politique de cette forme d’activités économiques et sociales.
un modèle de développement démocratique
Il est inutile de penser le développement intégré sans la participation réelle de la population locale, participation qui passe par les organisations que cette dernière s’est données et qu’elle contrôle. De ce côté, des exemples de partenariats négociés et gérés conjointement entre ces organisations et les pouvoirs publics s’additionnent sans toutefois arriver, pour le moment, à implanter un nouveau modèle généralisé de développement. De telles formes de participation et d’intégration semblent moins probables avec les acteurs de l’économie marchande, surtout avec la pression des visions néolibérale, de la mondalisation qui s’exerce présentement. Cependant, les CDEC offrent des possibles et même des réalisations sur ce plan. On a vu, entre autres, le Regroupement pour la relance économique et sociale du Sud-Ouest (Réso) arriver à Montréal à une entente concernant l’embauche locale, la formation et certaines conditions de travail avec un magasin de très grande surface, mais aussi des industries.
De telles ententes entre les acteurs sociaux que sont les entreprises privées, l’État, les groupes du milieu et les mouvements sociaux peuvent se dérouler aussi sur le plan de l’ensemble de l’aménagement industriel, économique, social et de l’utilisation des ressources. Dans une telle perspective, habiter un lieu ne se limite pas à la simple résidence, mais permet une appropriation intégrée des différentes dimensions du développement pour le présent comme pour l’avenir.
Habiter son territoire signifie que les individus et les communautés élaborent des stratégies de développement qui priorisent le savoir et le pouvoir des acteurs sociaux, l’identité, la viabilité des écosystèmes autant physiques qu’humains, la solidarité et l’équité entre les individus et les communautés, tant localement que mondialement ().
Ainsi, une pleine intégration sociale du développement local urbain comporte une dimension de démocratisation de l’économie et de l’utilisation des ressources comme du territoire. Autrement dit, l’intégration sociale de l’économique dans un processus de développement demeure tronquée en l’absence d’une prise en charge et d’une maîtrise du territoire non seulement par les pouvoirs publics mais également par la population locale, c’est-à-dire la société civile. Une telle prise en charge implique au préalable un certain degré d’identité territoriale et communautaire et contribue à la consolider. Une telle vision est bien éloignée de la régulation marchande, qui exclut, et de la planification technocratique, qui sectorialise, oublie si vite les particularismes et nie les initiatives.
Un modèle de développement intégré et démocratique suppose donc une nouvelle articulation des rapports entre les pouvoirs publics et la société civile qui permette à celle-ci de jouer son plein rôle et assure l'autonomie de ses initiatives. Il exige aussi, dans bien des cas, un réaménagement du partage des pouvoirs et responsabilités des différents niveaux ou ordres de gouvernement ().
Bien qu'absolument nécessaire, la maîtrise de la population et des pouvoirs locaux sur l'aménagement et le développement du territoire ne suffit pas à assurer un modèle de développement intégré. Cette maîtrise restera très partielle si l'orientation et l'organisation du travail demeure une réalité intouchacle, si l’autoritarisme et l’exclusion continuent de se reproduire sur les lieux du travail.
En plus des formes actuelles d'exclusion sur le plan de l'accès au travail salarié, il subsiste, dans l’exercice même de ce dernier, une forme d’exclusion incompatible avec un modèle de développement social intégré. Il s’agit de l’exclusion politique, du dépouillement des salariés d’un pouvoir ou d’une maîtrise sur leur travail, son organisation et celle de l’entreprise comme de la production (). Comme les activités de travail gardent toujours une place importante dans la société et la vie des individus, un développement intégré et démocratique s'avérerait insoutenable sans démocratisation du travail.
Ces deux formes d’exclusion sur le plan du travail salarié représente un défi énorme pour les syndicats certes, mais également pour d’autres mouvements sociaux comme le mouvement des femmes et les associations autonomes des jeunes et d’autres groupes du mouvement communautaire comme du mouvement écologique qui interviennent de plus en plus sur le plan de la production et du travail. Or la démocratisation des lieux de travail ne se décrète pas d'en haut. Elle se bâtit dans des luttes quotidiennes locales des salariés en lien avec les luttes en dehors du travail pour la transformation des rapports sociaux. Sinon on risque de n'arriver qu'à un développement social tronqué, partiel et ambivalent pour ne pas dire contradictoire. Autrement dit, le développement social urbain est pleinement intégré et couvre l'ensemble de l'activité en société ou n'est pas.
conclusion
Le développement social en milieu urbain ne peut être que pleinement social, c’est-à-dire qu’il doit intégrer les diverses dimensions qui peuvent conduire les habitants et la communauté locale à la pleine citoyenneté. S'il est à propos d'agir localement il est impératif d'agir globalement sur le plan local. Toute pratique en ce sens cherche à faire reculer toutes formes d’exclusion, qu’elle soit économique, politique ou culturelle et sociale. Ainsi, contrairement à la perspective néolibérale qui fait découler automatiquement le social de l’activité économique, le vision d’un développement intégré imbrique l’activité économique et la mobilisation sociale. Le lien social ne se résume pas aux interactions d’un immense marché, mais se construit dans une multitude de réseaux et divers lieux, processus et institutions de négociation entre acteurs.
Il s’agit là d’un élargissement du politique et de l’intégration de la sphère publique à la société civile. Une telle perspective implique un assouplissement de la portée intégrative et centralisatrice de l’instance étatique de façon à rendre possible l’intégration de la communauté locale et des habitants dans le DSU. En même temps, le repli local entre en contradiction avec le développement social intégré. Le soutien étatique est nécessaire et les arrimages doivent se renouveler entre les instances des divers espaces. De la sorte, pour être pleinement social, un modèle de développement requiert un redéploiement du politique aussi bien que du social.
Jacques Boucher
Pour plus d'informations, contacter:
Economie et Humanisme
14 rue Antoine Dumont
Tél : 04 72 71 66 66 - Fax : 04 78 69 86 96
ehlyon@wanadoo.fr
| Sommaire |
Horizon Local 1997 - 2000
http://www.globenet.org/horizon-local/