Par Centre WALRAS
Depuis le milieu des années quatre-vingt sont apparues et se sont développées des associations grâce auxquelles, localement et hors des circuits habituels des transactions privées marchandes, leurs membres échangent services et biens par le biais d’une unité de compte interne.Les premiers systèmes d’échange local sont apparus en 1983 à Vancouver (Canada) et se sont développées par la suite sous la forme de LETS (Local Exchange Trading Systems) dans le monde anglo-saxon. Depuis, on compte plus de mille SEL et LETS à travers le monde, notamment en Grande-Bretagne, au Canada, en Australie, Nouvelle-Zélande, Pays-Bas, Italie mais aussi au Mexique, en Inde et au Népal. L’essaimage s’est rapidement généralisé grâce aux nombreuses rencontres et salons d’économie alternative ainsi que par le biais du réseau Internet.
En France, le premier SEL s’est mis en place à Mirepoix (Ariège) sur le modèle des LETS britanniques en octobre 1994. Les premiers SEL urbains ont démarré ensuite un an plus tard à Lyon (décembre 1995), en région parisienne (Saint-Quentin-en-Yvelines) et à Paris (mai 1996). La croissance des SEL, en bénéficiant notamment des nombreux reportages écrits et télévisuels, a été très forte en France puisqu’on compte à ce jour plus de 300 SEL représentant entre 20 000 et 25 000 membres.Organisant de nouvelles formes d’échange, les SEL recréent du lien social par le biais de monnaies locales qui permettent à des gens du même quartier, d’une même ville ou d’un même canton de se rencontrer, échanger et former ainsi des contacts et des réseaux de convivialité. Malgré la présence d’outils similaires à ceux du marché (monnaie, prix, catalogue, offre, demande...), les SEL sont loin d’introduire une logique marchande dans le tissu des relations de coups de main. Ils mettent bien plutôt en jeu une forme d’échange qui renoue avec le don et qui s’insère dans une volonté de la part des membres de créer une façon plus humaine de consommer, d’échanger et de produire.
Les SEL mettent en jeu les mêmes ressorts que les expériences de finance décentralisée connues dans les pays du Sud : ils font se développer des micro-groupes par le biais de liens financiers qui créent du lien social.
Après avoir exposé plus en détail ces points, la question de la législation et du devenir des SEL sera abordée en conclusion.
- Le fonctionnement d’un SEL
Chaque SEL édite régulièrement un catalogue rassemblant les offres et les demandes de biens et de services des adhérents. Par ce biais, les membres peuvent se rencontrer et ainsi se mettre d’accord sur l’échange (service à effectuer ou type de bien, montant en unités locales...). Une fois l’échange réalisé, les deux personnes remplissent une reconnaissance de dette (un bon d’échange). Ce papier est constitué de trois volets : l’un est envoyé aux animateurs du SEL, les deux autres sont pour la comptabilité des échangistes. Cela permet ainsi de créditer et débiter les comptes d’unités locales des deux membres, comptes dont les soldes négatifs et positifs sont plafonnés. On peut donc ici bien se rendre compte qu’il ne s’agit nullement du retour au troc que certains ont voulu voir mais bien d’un système d’endettement multilatéral.
Les SEL relèvent en effet d’un système monétaire du fait de la compensation des échanges et de leur comptabilisation ; la logique du SEL réside dans la compensation dynamique des dettes et des créances, avec la perpétuation d’un lien de dette. La spécificité de cette « monnaie SEL » réside dans son caractère socialisant, on retrouve là le rôle essentiel de la monnaie comme lien social. Ce n'est d’ailleurs pas la première initiative de ce type puisque les SEL s’inscrivent dans une longue filiation historique d’expériences à caractère monétaire, dont beaucoup ont une tonalité socialiste et/ou un caractère utopique (on retrouve l’idée d’une monnaie de consommation comme chez Gesell, ainsi que dans les utopies de transformation et de suppression de la monnaie défendues par Marx, Owen, Proudhon, Gray, Bray et d’autres).
- Une volonté de réappropriation citoyenne de l’économie
Le mouvement des SEL est né de la volonté de constituer de nouveaux rapports à l’économique, basés sur un certain nombre de principes dont la reconnaissance de l’autre et de ses savoir-faires ainsi que le primat du local contre l’économie mondialisée. Aussi, dans bien des SEL, le principe d’égalité des rémunérations des services et des savoir-faires est revendiqué, en faisant attention de toujours laisser la liberté aux membres d’appliquer une autre échelle de valeur s’ils le souhaitent.
Participer au SEL est un moyen de se réapproprier son quotidien. Même si l’on distingue des membres « politiques » (pour qui le SEL est bel et bien un projet politique de reprise de la vie citoyenne), et des « pragmatiques » (pour qui le SEL est essentiellement un espace convivial), l’étude de la vie collective des groupes SEL permet de les considérer comme un lieu d'expression et de prise de conscience individuelle et collective. Les SEL réinventent ainsi un espace commun où les phénomènes dits « économiques » sont réinsérés dans un contrôle politique démocratique puisque le contrôle du groupe se fait par lui-même : l’autocontrôle et la responsabilité individuelle sont privilégiés (contrôle des échanges, des débits et crédits), on parle de système d’éducation local.
Chaque échange est pensé comme une relation encadrée et indissociable de « l’esprit SEL » : convivialité et découverte de l’Autre. Il n’existe ainsi pas le découpage moderne entre le politique, l’économique et le social. Les échanges se font sur ces trois registres.
- Don plutôt qu’échange marchand
L’étude de la fixation de la valeur des biens ou services échangés montre que le « prix » n'est pas la variable centrale mais une estime de l’autre ; et que l’échange relève donc plus du don / contre-don que d’un échange marchand, où le paiement est supposé clore la relation. Quand on interroge les membres, l’aspect de redécouverte du don, de convivialité et d’échange (de paroles, de points de vue, de biens, de service) ressort avec force. Adopter le SEL «c’est choisir que le lien est plus important que le bien : c’est la frontière qui fait passer de l’échange marchand au don. On peut alors parler de don même s’il y a réciprocité entre les dons, et que cette réciprocité est mesurée comme dans le SEL(2)».
Au-delà des échanges qui passent par le SEL, l’accent est mis sur la création de réseaux de relations et d’entraide afin d’améliorer le quotidien, tant social que matériel. En effet, après un temps d’apprentissage nécessaire à la construction de relations de confiance, les échanges ne passent plus par les bons d’échanges mais se font directement entre les membres.
- Un instrument d’insertion et de développement local
Les enquêtes de terrain montrent que les SEL rassemblent une forte proportion de personnes en situation matérielle précaire (entre 40 et 60% selon les SEL enquêtés) et qu’ils fonctionnent comme des structures renforçant les liens sociaux : accès à la consommation, entraide et solidarité de proximité, élargissement des relations sociales, revalorisation de soi et de savoir-faires négligés sont autant d’impacts repérés, même s’ils n’ont pas la même ampleur selon les adhérents. L’impact ne peut se mesurer en terme d’augmentation de revenus mais plutôt en petits « plus » qui facilitent le quotidien et surtout en une intégration d’une manière valorisante à un réseau de relations interpersonnelles où la socialisation ne dépend plus de l’utilité des compétences (comme dans le monde du travail) mais du partage de ses passions, ses hobbies. La place du travail se trouve relativisée au bénéfice de l’idée d’activité.
- SEL et expériences du Sud : quels rapprochements ?
Par de nombreux aspects, les SEL ont une filiation explicite ou implicite avec les systèmes de finance informelle. Le principe unificateur réside dans le fait qu’un lien de dette qui se noue entre les membres d’un même réseau, en reposant sur la confiance, crée un sentiment croissant d’appartenance à un groupe. Cette intégration s’exprimera alors par le resserrement des liens entre les différents membres, passant graduellement de relations sociétaires à des relations de type communautaire ; le choix d’appartenir à ces réseaux peut alors dépasser le motif économique prévalant lors de l’entrée au sein des deux systèmes (accès aux biens et services, accès au crédit).
Notons au passage que dans les pays occidentaux, la monnaie est souvent considérée comme un outil de perversion : on ne l’introduit qu’avec beaucoup de précautions dans les relations de parenté ou d’amitié. Il existe pourtant d’autres cultures, dans les pays du Sud, où la monnaie n'est pas marquée par ce stigmate. Le lien social peut alors être médiatisé par l’argent, sans prendre la forme d’une monnaie inventée (ce que font les SEL).
Selon cette optique, le faible développement des SEL dans les pays du Sud proviendrait du fait que l’invention d’une nouvelle monnaie n’y apparaît pas nécessaire.
- Conclusion
Les SEL en organisant une réciprocité au niveau du groupe mettent en place une nouvelle forme d’échange. Le système d’endettement croisé permet à chacun d’échanger en s’endettant non pas auprès d’une personne mais auprès du groupe tout entier. Les relations entre les membres sont ainsi médiatisées par le groupe tout entier ; on parle alors de tiers-inclus dans la relation, matérialisé par le troisième volet des bons d’échanges.
Ce système s’éloigne du fonctionnement marchand pour se rapprocher de la logique de réciprocité qui prévaut par exemple entre membres d’une famille ou entre amis.
Un point crucial reste cependant en suspens : les relations problématiques des SEL avec l'État. Historiquement, l'État est toujours intervenu pour détruire les expériences d’émissions de monnaies locales (en Autriche dans les années trente, dans le Cher en 1956, etc.). Les limites dans lesquelles un SEL peut intervenir sans affronter l'État semblent de ce fait étroites. Jusqu’à présent, les SEL représentent un système relativement marginal à la limite du système économique et ne favorisent que des échanges entre particuliers : la tolérance administrative semble être la règle. Si le système s'étend, intégrant des professionnels, l'État pourrait alors y être moins favorable. Des relations avec l'État doivent alors être définies, en faisant évoluer la loi afin d'obtenir pour les SEL un espace légalement reconnu. L'évolution de la réglementation à l'étranger où les réseaux d'échange ont atteint des tailles considérables, dont le réseau Suisse WIR (créé il y a 60 ans), qui développe des échanges interentreprises et regroupe 60.000 PME, pourrait offrir des pistes en matière de réglementation du phénomène en France.
(1) Cet article reprend certains points d’un rapport « Monnaies locales et lien social : l’émergence des Systèmes d’Échange Local », octobre 1997, effectué par Denis Bayon, Jérôme Blanc, Isabelle Guérin, Gilles Malandrin, David Vallat, avec et sous la direction de Jean-Michel Servet et soutenu par la Caisse des Dépôts et Consignations. Cette synthèse a été rédigée par Gilles Malandrin. (retour)
(2) SEL mode d’emploi, édité par l’association Sel’idaire. Extraits disponibles sur le serveur Internet des SEL, http://asso.francenet.fr/sel/selmodem.htm (retour)
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Horizon Local 1997 - 99
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