Par Alejandro González
Dans une petite commune pauvre du Nicaragua, à El Rosario, une expérience remarquable de participation populaire se développe depuis quelques années sous l'animation d'un maire qui n'hésite pas à déclarer : "une commune pauvre, ça n'existe pas : la richesse de tous se trouve dans la participation populaire." Sur la base d'exemples précis montrant comment la population se prend en charge pour répondre à ses propres besoins et organiser une vie collective pleine de projets, le reportage ci-dessous montre bien que des voies nouvelles de développement sont possibles qui font appel à la responsabilité et à la participation des gens. De telles expériences sont aujourd'hui source d'espérance. Nous publions ici la première partie d'un article paru sous la plume de Alejandro González dans Envío, avril 1997 (Nicaragua).
Il existe au Nicaragua des communes dont les mairies sont tout à fait remarquables pour les mille et une réalisations entreprises au bénéfice de leur population, et par leur volonté de servir leur communauté avec amour. Des équipes municipales sont arrivées à créer de nouvelles méthodes de travail pour transformer ces petits mondes que sont les communes en créant des activités productives et des emplois, en luttant contre l'extrême pauvreté et, du même coup, contre la tristesse qu'elle engendre, et en apportant santé, éducation et loisirs à la communauté. Ils ont fait appel pour cela à la ténacité, à la persévérance, à l'organisation et souvent aussi à des ONG solidaires.
Dans ces communes il y a eu et il y a une réelle démocratie et une réelle participation, qui va au delà du simple vote pour l'élection de l'équipe municipale. La participation de la population à la solution de ses problèmes a eu des résultats surprenants à El Castillo, Nindirí, Moyogalpa, Altagracia, El Rosario sur le plateau de Carazo, San Francisco Libre sur la côte nord du lac Xolotan... Nous avons visité deux de ces communes. Nous voulions voir le chemin parcouru par les habitants et comprendre comment ils l'ont fait.
El Rosario : un monde transformé
En octobre 1996, un peu plus de la moitié des presque deux mille votants d'El Rosario ont élu pour la troisième fois consécutive le même maire, fait inédit dans l'histoire politique du Nicaragua où sévit l'éphémère. Le leadership de Juan Ramón Jiménez, du Front sandiniste de libération national (FSLN) qui en 1996 participa comme candidat du Mouvement de rénovation sandiniste (MRS) est indiscutable. Par son charisme, sa communication étroite avec la population et sa disponibilité à travailler jour et nuit pour la communauté, ce maire a été à la tête de la municipalité pendant ces 17 dernières années et il est arrivé à transformer radicalement sa commune.
El Rosario est un petit territoire de 9 kilomètres carrés seulement qui est devenu commune en 1848 et qui, jusqu'aux années 80 est resté abandonné dans ses "cent ans de solitude", endormi dans sa pauvreté. Aujourd'hui on est surpris lorsqu'on arrive à E1 Rosario. Les rues de la petite ville sont presque entièrement pavées, il y a un terrain de basket, un stade de base-ball et des jardins publics ; il y a un centre de santé, une école et un lycée ; il y a l'eau potable et l'éclairage public des rues. C'est la même chose dans les communautés rurales de la commune : le développement est allé de pair et il y a aussi des écoles, des jardins publics, l'eau et l'électricité.
"Une commune pauvre, ça n'existe pas : la richesse de tous se trouve dans la participation populaire", affirme Juan Ramón, qui aujourd'hui termine ses études d'administration des entreprises.
La participation populaire : voilà le secret. La clé, ce n'est pas de donner des choses aux gens, mais que les gens se prennent eux-mêmes en charge, qu'ils participent. "Dans tout ce que nous faisons, nous nous chargeons d'obtenir, en tant que gouvernement local, l'appui solidaire des institutions de l'État ou des organisations non gouvernementales. Nous faisons des démarches de tous les côtés ; mais pour les projets nous demandons seulement un appui pour le matériel, pour tous les matériaux de construction. L'autre aspect : l'esprit, l'effort, l'énergie, c'est nous qui l'apportons", nous dit avec fierté le maire d'El Rosario.
Pour la construction du stade de base-ball, la mairie a obtenu un financement qui couvrait 50 % du budget du chantier. En peu de temps, le stade a été achevé complètement. La mairie acheta le ciment, le fer, les armatures métalliques, et la communauté acheta les autres matériaux et réalisa tous les travaux. Les quatre équipes de base-ball de la commune se transformèrent en quatre brigades de construction. Les responsables des équipes et une centaine de supporters, fanatiques du base-ball, organisés autour de leurs leaders, travaillèrent aussi comme ouvriers à la construction, ainsi que des jeunes leaders qui organisèrent des brigades de jeunes. Il y eut des jours où plus de cent personnes travaillaient sans s'arrêter. Les uns nivelaient le terrain, d'autres cimentaient les pierres, d'autres les charriaient. Ainsi se construisit le stade, avec des gradins et des parties couvertes.
"En faisant les choses ainsi, non seulement on construit, mais aussi on obtient un autre résultat important : les gens aiment davantage ce qui leur a coûté. Parce qu'ils y ont mis tout leur effort, ils en prennent davantage soin. Il faut voir comment les joueurs entretiennent ce stade, et les gens aussi. Tout le monde en prend soin", nous commente avec conviction un responsable de l'équipe de base-ball "Los Combinados" .
Participer c'est s'organiser
Participer, ce n'est pas seulement travailler, c'est aussi décider comment on va travailler. C'est s'organiser pour travailler. Presque toutes les rues d'El Rosario sont maintenant pavées ou empierrées. Quand on décidait de refaire une rue, la mairie convoquait une assemblée de ses habitants pour discuter les temps de travail et l'organisation des moyens. Après accord, la mairie fournissait les pavés, les pierres, les outils, les brouettes et un maître d'oeuvre pour organiser techniquement le chantier. Ce sont les gens eux-mêmes qui ont fait leur rue. Et pas seulement les habitants d'une rue, mais aussi ceux des autres rues qui ont aidé. Cela ne veut pas dire que le pouvoir local ne fait que chercher les financements et ensuite s'assoit et se repose : ils suivent toujours de près le travail. Dans l'exploit qu'a été la réfection des rues, ils ont dû être présents, veillant à ce qu'il ne manque aucun matériel et à ce qu'il n'y ait pas de conflits entre voisins pour des questions de tracé ou de profondeur des caniveaux.
Quelquefois, les gens sont tellement rapides pour résoudre leurs problèmes qu'ils "éperonnent" le gouvernement local. Et celui-ci doit galoper. Dans un projet d'installation d'eau potable pour la communauté Berta Díaz, on a expliqué à la population bénéficiaire - une trentaine de familles - que la mairie pouvait apporter des tuyaux et des robinets et les installer, mais que, eux, devraient faire la tranchée pour placer les tuyaux depuis El Rosario jusqu'à leur communauté, soit 3, 200 km. Ils ont tout de suite mis la main à la pâte. Hommes, femmes, garçons et filles ont travaillé tous ensemble pendant quatre jours avec une rapidité si extraordinaire que la mairie a dû leur envoyer deux plombiers qui durent avancer au même rythme que la tranchée et que la soif de la communauté. Le cinquième jour, les gens de Berta Díaz ont eu l'eau.
Celui qui participe, ensuite prend soin.
Ce qui est à tous n'est à personne, et personne n'en prend soin. Mais si ce qui est public, ce qui est à tout le monde, chacun l'a fait et l'a construit avec tous les autres, les choses alors peuvent changer et la négligence disparaître.
"En plus du jardin central en face de l'église, nous raconte le maire, nous avons fait aussi plusieurs petits squares contigus aux écoles dans les zones rurales. Les écoliers sont chargés de planter les arbres, d'arroser les plantes, de soigner le jardin. Nous poursuivons plusieurs buts : les squares deviennent des aires de jeux pour les écoles et les enfants apprennent à prendre soin des biens collectifs ; dans quelques uns de ces jardins les écoliers ont même planté diverses espèces d'arbres pour leurs bois et aussi des arbres fruitiers, comme un petit jardin botanique..."
Les écoliers, les parents d'élèves, les instituteurs et la communauté ont fait ces jardins et maintenant ils les considèrent comme à eux. Les enfants en sont les principaux gardiens. Cela les éduque à leur responsabilité citoyenne, à la collaboration et au respect des biens collectifs.
I1 y a l'utilité, mais il y a aussi la beauté : il faut apprendre à prendre soin de tout. La mairie d'El Rosario a encouragé ainsi la plantation de plantes décoratives partout : dans le jardin public, dans les rues, dans les petits squares ruraux, dans les écoles, le long du kilomètre et demi qui relie El Rosario à la route interaméricaine. Personne n'abîme ces plantes d'ornement, elles poussent sans difficulté, elles sont bien entretenues. "C'est le résultat de la participation populaire" dit avec conviction Juan Ramón Jiménez.
Il y a donc la beauté et il y a aussi l'enracinement culturel, sans en exclure personne : les autorités locales construisent actuellement une église catholique à côté de celle assez détériorée qui existe déjà. Le maire est membre du Conseil paroissial et participe à toutes les activités qu'il promeut. Et le curé d'El Rosario est un des assesseurs des autorités du gouvernement local et participe à leurs plans. Cela ne porte pas atteinte à l'oecuménisme car la mairie appuie les différentes confessions évangéliques présentes dans la commune, en se coordonnant avec elles pour des activités diverses. Le maire affirme avoir d'excellentes relations avec tous les pasteurs. Et les pasteurs disent la même chose du maire.
Le sport espace de participation
Le domaine du sport est un espace privilégié de rassemblement. Les autorités locales considèrent depuis de nombreuses années que promouvoir les sports est une de leurs priorités. En plus du stade de base-ball, deux terrains de basket-ball ont été construits, et on travaille actuellement à la construction d'un terrain de foot. La mairie fournit les équipements et les vêtements de sport pour les différentes équipes. "Le maire est le principal parrain des équipes et même il arbitre certains matchs", nous ont dit des jeunes qui jouaient sur le terrain de basket.
Les dirigeants de la mairie considèrent aussi que le sport est une magnifique pépinière pour la formation des leaders. Les champions, les dirigeants des équipes, les managers sont amenés à remplir des tâches de responsables communaux dans les projets qu'impulse la mairie. Beaucoup de ces jeunes sportifs ont été envoyés à Managua par la mairie pour suivre des cours et participer aux ateliers de formation professionnelle qu'organisent des ONG pour des leaders communautaires.
L'honnêteté promeut la participation
Les gens participent davantage et font plus d'efforts quand ils voient les résultats. Et quand ils voient l'honnêteté. Le gouvernement local d'El Rosario a établi une transparence dans la communication avec la communauté pour garantir ainsi la transparence financière. Chaque fois qu'un projet commence, on organise des assemblées avec les habitants bénéficiaires pour leur en exposer les aspects financiers et les démarches réalisées pour obtenir le financement. Avec les chiffres devant les yeux, on discute tous ensemble de la réalisation des travaux, des apports possibles de la communauté ; on organise des commissions et des brigades de travail. Et au fur et à mesure du déroulement du projet, les gens sont invités à des réunions pour discuter des problèmes qui se présentent et pour réorienter certains travaux. Tout ceci assure le maximum de rentabilité et d'efficacité. A la fin, quand le projet est terminé, on organise une assemblée d'évaluation.
Cela n'empêche pas que ces assemblées ou réunions, avant ou après chaque projet, ne soient traversées par des conflits. Il y a des accusations, des discussions violentes, il y a des tensions. Ceux qui ont le plus travaillé accusent ceux qui ont moins travaillé. Les détracteurs politiques de la municipalité en profitent pour lancer des critiques, même si elles sont gratuites. Les réunions reflètent la vie réelle. Et les autorités locales sont là, comme les autres, au coeur de la vie réelle. Mais aucune de ces tensions n'a été la cause de l'échec d'un projet.
La collecte des impôts rapporte au gouvernement local d'El Rosario des sommes infimes qui ne suffisent pas à payer le petit nombre d'employés qui travaillent à la mairie. La moyenne mensuelle est d'à peu près 5 000 córdobas1, même quand la collecte des impôts est totale et qu'il n'existe presque pas de contribuables retardataires. Il n'existe pas non plus de collecteurs d'impôts qui se rendent à domicile, car la responsabilité citoyenne est telle que toute la population a l'habitude de se rendre spontanément à la mairie pour payer ses impôts. Épiceries, bars et boulangeries vont tous les 15 du mois payer 5, 10 ou 15 córdobas. Et ils n'y manquent pas. L'excellent travail du gouvernement local fait que la population croit en lui et manifeste son appui et sa confiance par le paiement de ses impôts : elle sait que son apport financier ne servira qu'à enrichir la communauté pour de nouveaux travaux.
Sans l'appui financier de diverses ONG, actuellement si controversées par l'autoritarisme maladroit et centralisateur du gouvernement libéral, El Rosario n'aurait pas pu faire tant de choses. La mairie d'El Rosario fait des démarches auprès d'innombrables organismes. La Fondation Augusto C. Sandino et quelques ONG européennes ont appuyé plusieurs projets. Une ONG nordique a même permis à des brigades de jeunes ouvriers finlandais de venir se joindre aux "nicas" pendant quelques semaines pour plusieurs chantiers. Des financements d'institutions d'État, du FISE, de l'Assemblée Nationale et de quelques entreprises privées ont aussi été obtenus.
Un horizon plein de projets
L'idéal, c'est la durabilité et l'autofinancement. C'est l'objectif. Une espérance concrète pour y parvenir est la mise en oeuvre progressive de l'impôt sur les biens immobiliers (IBI) et l'approbation par l'Assemblée nationale de la réforme de la loi des municipalités pour qu'un pourcentage supérieur - de 5 à 8 % du budget national - soit transféré du gouvernement central aux gouvernements locaux. En attendant, une décision concrète est de créer petit à petit quelques entreprises municipales rentables qui permettent à la mairie d'augmenter ses ressources.
On pense à une pépinière d'arbres à bois, d'arbres fruitiers et d'arbres décoratifs qui serviront aussi bien pour lancer une campagne de reboisement que pour la vente. On pense aussi à un projet de base de loisirs dans une petite propriété boisée proche d'El Rosario avec restaurant, piscine et chevaux, où serait encouragée la consommation de nourriture, boissons et friandises traditionnelles. Un autre projet est une bibliothèque municipale qui ferait fonction de centre culturel, avec des salles de réunion et des salles d'exposition. Et aussi un centre culturel et de loisirs pour les jeunes qu'ils administreront eux-mêmes comme une entreprise lucrative. Dans toutes ces initiatives, il s'agit d'utiliser les possibilités d'allier la participation responsable avec la rentabilité économique, et ainsi de réduire les dons et les subventions.
D'autres projets visent l'économique et l'écologique. La mairie est à l'origine d'une banque de crédit municipal avec des fonds rotatifs pour financer les petits producteurs ruraux et les artisans - menuisiers, boulangers, cordonniers, vendeuses de tortillas et de gâteaux. Elle est aussi à l'origine de l'utilisation de l'engrais organique. Le projet commencera de façon éducative : les élèves du lycée et les brigades écologiques expliqueront, maison par maison, à toute la population, comment trier, dans les ordures ménagères, l'organique de ce qui ne l'est pas. À El Rosario, les ordures se ramassent maison par maison dans des charrettes tirées par des chevaux. L'engrais (compost) que l'on obtiendra à partir des ordures organiques sera mis à la disposition des paysans pour fertiliser leurs terres.
Le maire est convaincu du succès de ces nouvelles entreprises, parce que les gens d'El Rosario sont devenus responsables et organisés. Ce sont des paysans minifundistes pauvres, mais depuis de longues années, ils ont appris à travailler ensemble, à résoudre leurs problèmes, à négocier entre eux, à respecter les opinions différentes, à conjuguer leurs efforts, à réfléchir, à décider, à demander des comptes, à en rendre ... Avec une telle richesse de participation, ils ne sont déjà plus si pauvres.
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