Par Sally Burch et Osvaldo León
À une époque où les communautés indigènes tentent de valoriser leurs savoirs traditionnels dans le domaine de la nature en général, des plantes et de la médecine en particulier, les connaissances qu'elles ont accumulées au cours de nombreux siècles suscitent désormais la convoitise des entreprises agro-alimentaires et des laboratoires pharmaceutiques. Il s'agit, en somme, d'acquérir pour une bouchée de pain le résultat d'un travail collectif et millénaire afin d'en tirer le plus rapidement possible le maximum d'avantages en les incorporant dans la biotechnologie occidentale. Déjà, nous avions parlé ici même de la "chasse aux gènes indigènes" (cf. DIAL D 2045) menée par des Nords-Américains dans les pays d'Amérique latine. Dans la nouvelle piraterie dont nous parlons à présent, il faut voir l'une des multiples formes de la domination économique des pays riches du Nord sur les populations pauvres des pays d'Amérique latine.
Article de Sally Burch et Osvaldo León, paru dans ALAI, Équateur, 27 juin 1996.
La ayahuasca, plante sacrée des peuples indigènes d'Amazonie, en est venue à augmenter la liste chaque fois plus longue des produits qui tombent entre les mains de la biopiraterie, dès que le Bureau des marques et des brevets des États-Unis en a étendu l'autorisation à Loren Miller de la International Plant Medecine Corpo-ration.
La journaliste Giovanna Tassi de l'agence Prensa Tierra a fait cette révélation dans une note publiée le 23 juin dans le périodique Hoy de la capitale équatorienne, en précisant que le californien Miller avait fait une demande de brevet au sujet d'un échantillon d'ayahuasca qu'il avait récolté dans une ferme équatorienne, arguant du fait qu'il était "capable de différencier cette catégorie d'une autre qui poussait dans le jardin botanique de Hawaï".
Les aventures du californien pour faire du commerce sur le dos des communautés indigènes ne dataient pas d'aujourd'hui. L'année passée il avait essayé sans succès de faire un documentaire, pour le vendre à la chaîne CNN, sur les communautés indigènes qui vivaient isolées, avec le but évident de leur soutirer leurs connaissances médicales. A cause de cette tentative manquée, la Coordination des organisations indigènes du bassin amazonien (COICA) le déclara "ennemi des peuples indigènes du bassin amazonien".
A présent, pour avoir réussi à faire breveter la ayahuasca, Miller a mérité le prix "Capitan Garfio" de la Coalition contre la piraterie "pour avoir fait breveter une plante sacrée des peuples indigènes du bassin amazonien connue sous le nom de ayahuasca ou yagé". Ce prix sera remis à Buenos Aires à l'occasion de la troisième réunion de la Convention sur la biodiversité.
L'Équateur est signataire de la Convention sur la diversité biologique adoptée à Río de Janeiro (Brésil) au Sommet de la terre, par laquelle les États-Unis se sont engagés à "respecter, préserver et maintenir la connaissance, l'innovation et les pratiques des communautés indigènes et locales", dans le cas où serait incluse la biodiversité. Il y était précisé, en plus, qu'il fallait compter avec "l'approbation et la participation de ceux qui possédaient ces connaissances". Pour cette raison, la journaliste soutint que l'octroi du brevet à Miller "viole la Convention de Río parce qu'il n'a pas l'autorisation de ceux qui le détiennent, à savoir dans ce cas les Secoyas, et aussi parce que l'usage de la plante se situe dans le cadre d'un droit collectif".
Pour soutenir son point de vue, Giovanna Tassi mentionne que Elías Piyahuaje, coordinateur et conseiller de l'Organisation indigène des Secoyas d'Équateur, a envoyé une lettre à Miller datée du 14 juin dernier, pour réclamer les droits ancestraux détenus par son peuple sur cette plante, indiquant que "personne ne peut la prendre sans notre autorisation ni n'a le droit de la breveter".
La ayahuasca, plante sauvage qui pousse dans la forêt amazonienne, est utilisée pour réaliser un breuvage sacré dans les cérémonies religieuses des peuples indigènes de la région, de même qu'à des fins thérapeutiques. Pour souligner l'importance de cette plante pour ces peuples, Valerio Grefa, responsable de la COICA, a posé la question de savoir ce qui se passerait si un indigène tentait de faire breveter l'hostie et le vin qui sont utilisés dans les rites catholiques.
Ce n'est pas la première dénonciation de biopiraterie qui soit faite en Équateur, mais c'est celle qui a eu le plus grand impact, car elle a mis en évidence les pressions qu'exerce le gouvernement des États-Unis pour que le Congrès de l'Équateur ratifie la Convention bilatérale de propriété intellectuelle qui fut signée en 1993 par l'ambassadeur de l'Équateur dans ce pays.
Si cette convention était ratifiée, les indigènes devraient cesser de préparer la ayahuasca ou, à défaut, payer à Miller les droits pour avoir la licence leur permettant d'utiliser cette plante, au moins pendant les vingt prochaines années, terme prévu par cette convention. Bien plus, cette disposition s'étendrait aux autres pays de la région andine, en raison de la Décision 344 du pacte sous-régional.
Biotechnologie et dépendance
Le brevet de la ayahuasca qu'un aventurier nord-américain a empoché, n'est pas un fait isolé, il fait partie des problèmes que pose le développement de la biotechnologie dans les relations Nord-Sud, dans lequel ce que l'on appelle la "biorévolution" génère un flux de matière première génétique des pays du Sud vers le Nord, qui ne bénéficie en rien aux premiers.
Le biotechnologie, qui inclut la modification des gènes des plantes ou des animaux pour produire de nouvelles variétés ou stimuler la production de produits déterminés, est appliquée particulièrement en agriculture et dans l'industrie pharmaceutique.
Le développement en laboratoire de cultures à haut rendement qui peuvent s'adapter à des environnement différents ou être produites sous serre dans les climats froids du Nord, signifie que l'importation de ces produits des pays du Sud va aller en diminuant. On estime que 25% des exportations du Sud à base de germo-plasma, et dont la valeur est de 20 milliards de dollars US, pourraient en être affectées. Parmi les produits les plus susceptibles de ne plus trouver place dans ces marchés, il y a le sucre, le cacao, le beurre, les agrumes, la caféine, les teintures, l'indigo et la vanille.
Pour se développer, la biotechnologie a besoin de ressources génétiques variées, que l'on trouve surtout dans le Sud. On estime que le Nord dépend du Sud jusqu'à 95% en ce qui concerne la matière première génétique de ses produits les plus importants. Concrètement, on a démontré que quinze des principales cultures alimentaires des États-Unis, dont la valeur sur le marché est de plus de 50 milliards de dollars US par an, dépendent des ressources génétiques du Sud.
Un tel fait a ouvert un débat sur le contrôle de ces ressources. Actuel-lement, les banques de gènes se trouvent principalement dans le Nord et surtout aux États-Unis. De plus, les savoirs sur la matière première ont principalement leur origine dans le Sud.
Les connaissances indigènes
Dans les années 60, l'Institut national du cancer des États-Unis a reconnu que la recherche des espèces de plantes possédant des éléments actifs pouvait doubler son efficacité si elle pouvait profiter des connaissances traditionnelles indigènes. Aujourd'hui, c'est une pratique courante des chercheurs, particulièrement dans les compagnies pharmaceutiques, de parcourir les forêts avec le concours des indigènes qui les aident non seulement à identifier les plantes et leurs caractéristiques mais aussi à connaître leurs propriétés curatives et autres.
De même, le matériel génétique qui sert à améliorer les variétés des espèces cultivées provient de plantes qui ont été améliorées pendant des générations par le travail patient des agriculteurs du Sud.
Ces connaissances permettent aux compagnies de développer de "nouveaux" produits qu'elles font ensuite breveter et qu'elles vendent avec de grands bénéfices. On estime que le marché mondial des produits pharmaceutiques au début des années 90 totalisait annuellement plus de 130 milliards de dollars.
Le quart de ces produits pharmaceutiques provient des forêts tropicales. On estime qu'en l'an 2 000 la valeur du marché global des ces produits atteindra 47 milliards de dollars US. Bien plus, le marché mondial de ces médecines fabriquées à partir de la contribution des savoirs indigènes, serait de 43 milliards de dollars US.
Malgré ces apports significatifs, les bénéfices sont quasi nuls pour les pays du Sud fournisseurs de matériau génétique, et pour les peuples indigènes qui apportent des connaissances et ont fourni un travail millénaire qui a permis d'améliorer les cultures. A peine 0,001 % des gains obtenus par la commercialisation du germo-plasma du Sud revient aux communautés indigènes.
Le système des droits de propriété intellectuelle dont se réclament les compagnies pour obtenir un monopole exclusif sur la commercialisation de leurs "inventions", oublie la contribution de ceux qui ont découvert les premiers les propriétés de ces plantes ou qui les ont développées sans but commercial.
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