Par Antonio Brand
Les Guarani, particulièrement présents dans le Mato Grosso do Sul au Brésil ainsi qu'au Paraguay, connaissent un taux de suicide inquiétant. DIAL a récemment publié un texte brésilien soulignant que cette vague de suicides ne serait enrayée qu'en "rendant aux Guarani leurs terres et en tenant compte de l'organisation historique de leurs territoires ainsi que de la formation des villages dans lesquels on doit respecter les critères de parenté" (DIAL D 2057, voir aussi D 1866). Sans reprendre directement la question de la terre, le texte ci-dessous insiste particulièrement sur les raisons culturelles et religieuses qui conduisent aujourd'hui des Guarani à se donner la mort.
Article de Antonio Brand, paru dans ACCIÓN, octobre 1996 (Asunción, Paraguay).
La pratique du suicide n'est pas nouvelle parmi les Guarani, alors même que ceux qui mettaient fin à leurs jours étaient jadis peu nombreux. Le tekoaruvicha de Guasutî (au Brésil on donne aux leaders religieux le nom peu approprié de "cacique"), Julio López affirme que "les suicides se produisent depuis 1925. Ce n'est pas d'aujourd'hui. C'est après l'introduction de la culture de l'homme blanc". La spécialiste Maria Pereira dit, d'après ce que racontent les Indiens, que le suicide dans la réserve de Dorados date d'environ 65 ans. Selon cette recherche les Guarani estimeraient "que 4 à 7 suicides annuels restent dans les limites de la normalité et de la tolérance".
Bartomeu Melià affirme que, d'après ses recherches depuis 1969, il n'avait pas entendu parler de cette affaire. De même les deux célèbres spécialistes de la culture guarani, Egon Schaden et León Cadogan, en contact étroit avec ces indigènes au Brésil et au Paraguay depuis 1950, n'ont jamais mentionné ce phénomène.
Le vieux Ubaldo Castelan, de Ramada, a affirmé de façon catégorique que "cela n'arrivait pas parce que l'Indien de jadis allait bien et qu'aujourd'hui c'est différent. Certains, lorsqu'ils boivent, se disputent avec leurs femmes, ou ont des problèmes sérieux, et ils envisagent alors de mettre fin à leur vie".
S'il semble vraisemblable que depuis longtemps il y a eu des cas de suicide, ceux-ci étaient peu nombreux et n'ont pas été enregistrés par les chercheurs. Par ailleurs, les Indiens eux-mêmes n'en parlaient pas, ils préféraient "les oublier".
Divers témoignages font état du souci des Indiens pour que ces morts par suicide ne soient pas connues des enfants afin qu'ils "ne pensent pas à faire de même", surtout compte tenu qu'"ils n'ont pas des idées claires et affirmées". Ainsi lors des suicides il n'y avait pas de veillée funèbre et le mort était enterré dans le lieu même où il avait péri.
Ce même souci avait été exprimé par les caciques lors d'une assemblée, en mai 1995, au Dorados : "le lieu où un suicidé meurt ne doit pas être béni, ni ne doit porter une croix, on doit le laisser seul, car c'est lui-même qui a mis fin à ses jours. Nous ne devons pas beaucoup l'aimer ni le regretter (nous ne devons pas le louer), ... nous ne devons jamais allumer une bougie pour lui, ni boire de l'alcool de canne dans la veillée funèbre".
Cette attitude montre que la mort par suicide était bannie et condamnée culturellement. Sous aucun prétexte on ne peut dire alors que le Guarani est "un suicidaire en puissance".
Le nombre des suicides
Les publications de la Fondation nationale de l'Indien - FUNAI - signalent un total de 228 suicides dans le Mato Grosso ces 13 dernières années, avec une plus grande fréquence entre la période de 1982 à 1995 où il y en a eu 214. On constate une augmentation significative depuis 1990, année où l'on a connu 33 cas ; 25 cas en 1991 ; 23 en 1992 , 31 en 1993 et 24 en 1994. En 1995, on a connu le taux le plus élevé avec 54 suicides. En 1996, jusqu'à fin septembre, on dénombre 10 suicides.
Les tentatives de suicide n'ayant pas abouti grâce à l'intervention de parents ou de voisins sont innombrables. Par ailleurs, les familles font particulièrement attention lorsqu'elles perçoivent des altérations de l'état psychologique des personnes et elles les suivent alors de plus près.
Dans le rapport de la FUNAI se trouvent d'autres données statistiques importantes : sur le total des suicides, 45,6 % sont survenus dans la réserve de Dourados, 13,5 % à Caarapó, 10,9 % à Amambai, 7,8 % à Tacuapiry et 6,5 % à Porto Lindo.
La FUNAI signale également que les suicides sont plus importants parmi les hommes (54,2 %) que parmi les femmes (45,7 %) ; parmi les adolescents (20,7 %) plus que parmi les jeunes adultes (17,9 %) car trois suicides sur quatre sont le fait de jeunes de moins de 25 ans.
En ce qui concerne la méthode employée, 78,7 % se suicident par pendaison, 17,4 % par l'ingestion de poison et 3,9 % par d'autres méthodes, comme par exemple l'emploi d'armes blanches ou d'armes à feu. Toujours selon la FUNAI, 85,3 % des suicidaires appartiennent à l'ethnie Kaiowá.
Une grande tristesse
Les récits des Guarani sur ces suicides sont très forts et émouvants.
Valdomiro Ortiz, Guarani de Porto Lindo, professeur, raconte le suicide de son frère, Ademir, âgé de 17 ans, survenu le 8 juin 1995 : "le salaire était de plus en plus bas et il voulait se marier, avoir une famille. Mais lorsqu'il réfléchissait, il voyait toutes les difficultés et il lui arrivait de dire qu'il aurait aimé avoir un travail comme le mien (de professeur) et avoir ainsi une vie meilleure avec sa femme. Puis avec ces pensées, il est devenu encore plus triste, jusqu'au jour où il a décidé de se suicider".
Adolfino Nelson, capitaine du village de Limão Verde, à Amambai, raconte ainsi le cas d'un enfant de 12 ans, Cirilei, qui a été sauvé par ses camarades : "C'était l'esprit de la fillette qui s'était pendue il y a un an, qui l'appelait. Lorsqu'il est arrivé devant l'arbre, c'était la même fillette qui avait mis la corde autour de la branche. Lui-même ne se rendait compte de rien. C'était l'esprit de la fillette qui faisait tout".
Feliciano, de Caarapó disait à propos du suicide : "Celui-ci commence par une tristesse, il arrive par la tristesse, on a l'impression que cette tristesse ne nous quittera jamais ; ni le père, ni la mère ne peuvent nous consoler. Mais aussi, il y a le problème de l'alcool, qui donne le courage pour arriver à le faire, car dans un état normal, sans l'alcool, on ne le ferait pas". Et il ajoute : "le jeune Kaiowá ne peut suivre le rythme du Blanc, mais non plus s'adapter à l'ancien rythme des Kaiowá (...), il ne trouve sa place ni dans le passé ni aujourd'hui".
Sorcellerie ou maladie ?
Lorsqu'on cherche une explication aux suicides, apparaissent trois causes essentielles, toutes les trois liées.
L'envoûtement : la sorcellerie est pratiquée traditionnellement parmi les Guarani. Nombreuses sont les personnes qui ont exprimé la conviction que les suicides sont provoqués par ces pratiques. Une de ces personnes disait : "Il y a un tueur ici parmi nous. C'est celui qui tue par le suicide. La police et la FUNAI arrivent si quelqu'un tue avec une arme blanche. S'il s'agit d'un suicide on en reste là".
Le développement de la sorcellerie est probablement l'expression de la désintégration culturelle grandissante du groupe, et plus précisément de la rupture de l'harmonie interne. Selon deux personnes de Panambizinho, "cette situation est le fait de ceux qui n'ont pas la lèvre perforée", c'est-à-dire de ceux qui n'ont pas suivi le rituel initiatique et n'ont pas reçu le tembetá. Ces non initiés "n'ont pas reçu ce qui est bon..., c'est pourquoi ils sont violents et s'échauffent...ils ne sont pas dans la vie éternelle".
La maladie : nombreux tekoaruvicha ou caciques considèrent le suicide comme une maladie dont le symptôme le plus évident est de ne plus pouvoir parler. João Paulo expliquait que "il s'agit d'une maladie dont le malade ne s'aperçoit pas et dont il ne sait rien. Il devient même incapable d'exprimer ce qu'il ressent...Le suicidaire ne parle pas et la maladie le saisit avec force et le pousse à se tuer". Le capitaine de Pirajuy disait la même chose : "le (mauvais) esprit saisit la personne et la rend triste jusqu'à ce que ne pouvant plus supporter cette tristesse et cet état de nervosité, elle prenne une corde et pense au suicide".
Dans ce sens B. Meliá déclarait qu'il "faudrait admettre que la personne est affectée par une sorte de maladie de la parole, de l'âme, qui l'empêche de voir une issue et de pouvoir rentrer dans une dynamique de participation et de réciprocité". Jorge Paulo explique que la pendaison - jejuvy - "c'est la tristesse provoquée par le fait de grandir sans écouter personne et de se retrouver seul, sans les prières et sans les anciens versets ; grandir sans horizon, au milieu du hasard". A l'occasion d'une assemblée - aty guasu -, les tekoaruvicha parlaient de cette maladie comme d'une sorte de fléau, de châtiment - tukumboju - "qui lorsqu'elle saisit l'Indien, s'installe jusqu'à le conduire au désespoir, à la tristesse, à un état d'altération nerveuse...".
L'explication plus répandue pour rendre compte de l'augmentation des suicides cette dernière année est toujours la même : "nous n'avons plus des tekoaruvicha pour combattre cette maladie" ; "à l'heure actuelle il est difficile de trouver un tekoaruvicha comme les anciens qui connaissaient les choses et conversaient véritablement avec Ñande Ru Guasu - Notre Grand Père". Julio, de Guasutît, croit que Karupeju, le responsable de cette maladie, est heureux de cette dynamique suicidaire, parce que "personne ne fait plus de bénédictions ; notre système a changé . Nous avons pris le système de l'homme blanc".
Celui qui se suicide ne trouve pas le chemin
Hamilton Benítez, de Paraguasú, explique : "celui qui se suicide ne trouve pas le chemin et son âme reste ici et elle attire les autres. Pour celui qui se pend il est cependant plus facile de trouver le chemin que pour celui qui emploie une arme blanche et reste ainsi baigné dans son sang. Celui que met fin à sa vie n'arrive pas au chemin car c'est lui-même qui ferme son passage." Lorsqu'on meurt naturellement "l'âme sort de la bouche, c'est la parole". Pour le pendu, "il n'y a pas de chemin. Il faut alors que quelqu'un fasse le chemin à sa place, ainsi il s'incarne en l'autre. Mais même ainsi il ne peut trouver le chemin. Un Guarani de Porto Lindo dit que si une personne se tue, "elle va à la recherche du chemin mais, celui-ci étant fermé par un portail, elle tombera au kururuy, le lac des crapauds, car Dieu qui ne veut pas recevoir le suicidé parce que celui-ci a décidé de mourir sans respecter son temps". Telle est l'opinion commune des chefs religieux.
La mort naturelle, en revanche, a une issue et c'est grâce à la parole que le mort trouve son chemin, celui du retour à Ñande Ru - Notre Père.
Il existe une certaine unanimité sur la solution à donner au problème des suicides. Elle se trouve dans le renforcement de la prière traditionnelle organisée par les chefs religieux. "Notre espoir se trouve dans les tekoaruvicha - caciques". Toutefois pour dominer la maladie "il faut que tous s'y mettent et pas seulement l'un ou l'autre. Il faut l'accord de tous ceux qui prient pour être forts. Nous devons lutter jour et nuit". La conclusion nous est donnée par Hamilton, déjà cité : "Nous aurons de l'espoir si les ñande ru - nos pères - arrivent à dialoguer de nouveau avec Dieu".
Pour la plupart des Guarani, la guérison de cette maladie ne peut s'obtenir que par le retour à la prière et aux traditions, ce qui suppose le renforcement des tekoaruvicha - caciques. Ce fut d'ailleurs la stratégie choisie lors d'une assemblée - aty guasu - qui a eu lieu à Caarapó les 23, 24 et 25 mars 1996.
Traduction DIAL. En cas de reproduction, mentionner la source DIAL.
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Horizon Local 1997
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