Par Nadine Cuiburu et Sophia Mappa
Ce texte a été rédigé en vue de participer à la réflexion menée par les acteurs de la Solidarité internationale dans le cadre du processus des Assises qui s'achèvera par la rencontre du 18 octobre 1997 où les débats porteront sur les différentes conceptions de la coopération. Cet écrit s'appuie sur le contenu des contributions faites par les OSI (Organisations de Solidarité Internationale) françaises qui ont participé aux différentes étapes des Assises et sa finalité est d'être intégré au Livre blanc. Il servira également de support à un débat contradictoire qui rassemblera des responsables des coordinations et collectifs français. Ce débat aura lieu au 21 ter rue Voltaire - 75011 Paris le 11 octobre et sera ouvert au public.
Difficultés majeures qui découlent des contributions
Les différentes contributions font état à la fois des motivations qui expliquent les actions des OSI et des difficultés qu'elles rencontrent dans leur travail.
Ainsi, comme un filigrane dont on devine la présence dans tous les documents, la pauvreté et la misère sont des facteurs majeurs qui expliquent l'engagement des OSI dans les pays du Sud. Le fait que l'Afrique continue d'être assimilée, dans l'imaginaire des uns et des autres à une terre de souffrances, détermine la pratique de l'aide, pensée comme un instrument privilégié de développement. Cette logique se traduit par la volonté "d'aider les africains à mieux vivre dans leurs pays en tant qu'individus" "d'appuyer la promotion d'une sexualité responsable", d'encourager le développement d'une "citoyenneté mondiale".
Parallèlement, les contributions font apparaître les problèmes qui se posent aux associations dans leur travail quotidien : ceux-ci sont liés à la difficulté d'atteindre "certains groupes cibles" tels que les jeunes et les pousser "à faire valoir leurs intérêts", de motiver davantage la population locale pour qu'elle s'implique dans les projets de développement, de contrôler les flux financiers générés par l'aide, d'encourager "les dynamiques régionales" ou encore d'enrayer certaines épidémies comme le Sida par un travail de prévention et d'éducation.....
Ces actions sont supposées être menées dans le cadre du "partenariat" entre le Nord et le Sud, de la promotion de la "démocratie locale", d'un appui "pour stimuler des synergies au niveau sous-régional"...
Remarques sur les problèmes majeurs évacués ou occultés
Ces propositions et ces actions sont largement fondées sur l'idée de l'universalité du modèle occidental. Ceci se traduit par une projection des concepts, des catégories intellectuelles et culturelles, des valeurs, des préoccupations et des réalités occidentaux sur les pays cibles de la coopération. Le "partenariat", "la citoyenneté", "la démocratie", "l'intérêt général", "l'individu", "la décentralisation", "la régionalisation" sont autant de valeurs et concepts plaqués sur une réalité locale bien différente. Une contribution illustre parfaitement cette projection en affirmant qu'il est nécessaire "de travailler dans le cadre de nos principes même s'ils doivent être adaptés aux conditions économiques, sociales et aux mentalités". Ces concepts, valeurs et catégories rencontrent-elles la réalité socio-culturelle locale ? Quel écho reçoit ce type de message dans les pays du Sud ?
A notre avis, si les OSI rencontrent autant de difficultés dans leur travail, un sentiment "d'impuissance", c'est sans doute, parce qu'elles évacuent la question des différences culturelles. Elles perçoivent l'Autre comme leur semblable mu par les mêmes besoins et désirs qu'elles, soumis aux mêmes impératifs que la société française. Dès lors, les OSI font abstraction des réalités locales, la manière de vivre la pauvreté et la misère par exemple, dont le vécu est différent en Afrique et en Occident.
Les conséquences de cette projection
Signalons tout d'abord qu'il ne saurait y avoir d'échanges à partir du moment où on nie ou occulte les réalités socio-culturelles africaines dans toute leur complexité. Les contributions font apparaître aussi un certain nombre de clivages. Ainsi, les OSI sont partagées entre la conviction que le modèle occidental est universel et peut répondre au sous-développement des pays du Tiers Monde, et, en même temps le dénigrement de ce même modèle.
En outre, les différences, lorsqu'elles sont abordées, sont perçues à la fois comme problématiques et fécondes, facteurs "d'utilité sociale" et pourtant appelées à disparaître par le biais de la coopération. Il n'est pas exceptionnel de lire dans un même texte cette contradiction quant à la perception de l'Autre. Pour certains acteurs de la Solidarité internationale, la différence est susceptible de disparaître. Le développement serait une manière "de réduire les différences qui font l'étrangeté", une démarche en vue de " bousculer les habitudes et les traditions". Pour d'autres, au contraire, la différence doit être exploitée comme source de richesse en vue d'une plus grande efficacité des actions : ceci explique l'intérêt porté aux migrants comme nouveaux acteurs de la solidarité. Cependant, aucun débat n'a eu lieu pour tenter d'expliquer pourquoi la différence est perçue comme un problème et en quoi elle peut constituer une richesse.
Le fait d'évacuer la question des différences culturelles, débouche aussi sur des propositions surprenantes. Ainsi, l'action en vue de promouvoir "une sexualité responsable" implique qu'elle est vécue de la même manière en Occident et en Afrique. Or, la nôtre est fondée sur le couple alors qu'en Afrique, elle est assimilée à la procréation, la polygamie, la natalité plurielle. A nos yeux, cette action pourrait être perçue comme une sorte de violation de l'intimité de l'Autre. Quelle image avons-nous de nos "partenaires" au point de leurs proposer une "éducation sexuelle" ? C'est une chose que de parler d'hygiène ou des préservatifs mais c'est une autre chose de parler de sexualité responsable. Sur un autre plan, comment peut-on, à partir du constat d'un manque de synergie entre les pays africains, d'une déficience en matière de coopération du fait d'une histoire faite de tensions et de guerres, proposer de travailler "au niveau sous-régional". Ce découpage administratif, qui renvoie à une réalité politique occidentale n'est pas approprié dans un continent fait d'Etats dont la construction reste problématique, où l'idée de conscience nationale n'est pas intériorisée.
Admettre l'Altérité peut nous amener à nous interroger sur notre propre modèle et réciproquement encourager les pays du Sud à travailler par eux-mêmes vers une plus grande intelligibilité de leur société. Ce travail peut constituer une perspective d'élucidation des relations problématiques qu'entretiennent le Nord avec le Sud, le Sud avec le Nord. Peut-être que nous pourrons dès lors savoir comment "travailler avec un village africain".
L'infaillibilité du modèle français - l'idéalisation des pays du Sud
De même que la coopération centralisée, la coopération des acteurs sociaux est orientée par l'idée du transfert (de solutions économiques, de compétences techniques, d'argent, de principes politiques, de concepts, de valeurs sociales, etc.) depuis la France vers les différents pays du Sud ; ces derniers sont perçus presque uniquement sous l'angle de la pauvreté, de leurs manques, de ce qu'ils n'ont pas, sans regard sur leur identité, sur ce qu'ils sont et ce qu'ils ont. Cette perception de soi et d'autrui pose trois problèmes majeurs.
L'idéalisation du modèle français
Si l'axe majeur "d'une politique vraiment responsable" est d'aider les Africains en tant qu'individus, "à mieux vivre dans leur pays" comme on peut le lire dans de nombreux documents, cela signifie que nous nous posons comme vecteurs d'un modèle infaillible, que nous savons bien vivre dans nos propres pays, pour apprendre aux autres comment le faire. C'est comme si nous ne remettons en question aucun aspect de notre propre modèle économique, politique, social. Les OSI évacuent ainsi les débats internes à la société française, et au-delà européenne, relatifs au chômage, à l'exclusion, les changements technologiques vertigineux et à la limite immaîtrisables, la sur-valorisation de l'économie, la montée des idéologies xénophobes, etc.
Cette évacuation des problèmes inhérents au modèle occidental, français en l'occurrence, aboutit à deux types de fuites en avant dans les pratiques de coopération décentralisée : d'une part on propose des solutions irréalisables du point de vue des capacités réelles de ce modèle ; telle par exemple cette suggestion étonnante de délocaliser des entreprises françaises en Afrique, dans une période où le chômage, et la lutte justement contre les délocalisations ,est le problème social majeur et qu'on a pas visiblement de solutions pour le résoudre. D'autre part, on perd de vue que ces mêmes problèmes du système occidental se multiplient lorsque celui-ci est transféré dans des sociétés qui, que l'on veuille ou non, sont différentes des nôtres. La compétition, la concurrence, le changement infini, etc. qui sont des valeurs fortes du modèle occidental détruisent les sociétés africaines qui valorisent la protection du groupe et sa survie, la permanence de l'ordre reçu , etc.
L'idéalisation des acteurs de la coopération décentralisée.
Comme la coopération menée par les Etats, celle mise en place par les OSI dit être mue uniquement par intérêt pour le "bien d'autrui". Les motivations qu'elle met en avant sont tellement généreuses -"solidarité avec autrui", "générosité vis-à-vis d'autrui", "réciprocité dans l'apprentissage de chacun", "principe de responsabilité", etc. - que l'on peut se demander s'il s'agit d'êtres humains dont on parle ici. Y-a-t-il des motivations moins angéliques et plus intéressées parmi les acteurs de la coopération ? Avons-nous des intérêts financiers individuels et collectifs ? Des enjeux de pouvoir à défendre les uns par rapport aux autres ? Nous tous par rapport aux sociétés que nous voulons "aider" ? D'autres intérêts encore moins conscients : idéologiques, problèmes de conscience ou de culpabilité collective ? Tant que les intérêts propres des OSI dans la coopération ne sont pas débattus et que les luttes de pouvoir ,souvent intestines, sont occultées, la coopération des acteurs sociaux aura des difficultés en vue de tracer des orientations fécondes pour l'avenir ; elle risque d'être piégée dans une attitude protestataire vis-à-vis des pouvoirs publics, dont elle dépend par ailleurs largement, sans pour autant esquisser une alternative réelle aux politiques publiques, dont elle partage du reste les orientations fondamentales.
L'idéalisation des pays du Sud.
Il s'agit d'une idéologie massive en France qui traverse largement tous les acteurs de la coopération. On trouvera rarement un regard réaliste - si non critique - sur les sociétés que l'on propose "d'aider". Comme si l'acte de donner était incompatible avec la reconnaissance de la réalité du bénéficiaire. Or, comme toutes les autres sociétés de la planète, les sociétés africaines sont faites d'humains, ayant leurs passions, leurs problèmes, leurs aveuglements, leurs qualités. Les problèmes graves qu'elles connaissent dans la conjoncture - les conflits ethniques, les problèmes de sorcellerie, l'ineffectivité de l'Etat, la prédation, l'anomie, etc.- ne sont pas imputables à l'Occident comme le veut une idée largement répandue en France, notamment dans le milieu associatif. Ce sont des problèmes inhérents à leurs propres valeurs et leurs institutions sociales propres. Leur évacuation est une des raisons de l'échec de la coopération par le passé que l'on risque de reproduire dans l'avenir. On s'arrêtera sur deux questions pour illustrer nos propos. En premier lieu, le clientélisme instauré entre les pouvoirs publics et les bénéficiaires de l'aide en Afrique n'est pas un vice propre aux hommes d'Etat français, ni aux seuls responsables politiques africains, comme semblent le croire les OSI. Il est partout où se nouent des rapports d'assistance qui évacuent entre autres choses la question de la perception que les sociétés africaines ont de l'homme blanc: celui-ci "doit donner", "doit aider", "doit agir" à leur place. En second lieu, et corrélativement, l'omniprésent traumatisme colonial pervertit tous les rapports entre aidants et bénéficiaires ; les premiers car par culpabilité idéalisent leurs "partenaires", les seconds car ils reportent la responsabilité de leurs problèmes les plus intimes à l'époque coloniale et aux Blancs.
La fixation sur l'Aide
Comme le souligne la contribution des Cités Unies France, "donner c'est manifester sa supériorité", et rend problématique l'hypothèse du "partenariat", de "réciprocité", et de toutes les belles formules que l'on utilise pour désigner les rapports des OSI avec les bénéficiaires de l'aide.
Mais le problème majeur ne réside pas seulement dans cette relation inégale qui, plus que dans d'autres sociétés européennes, est spécifique à la France. L'aide de toutes sortes est venue se greffer sur des valeurs fortes en Afrique, notamment la valorisation des situations de rente, de consommation de prestige, le sentiment de dépossession, le désintérêt pour l'activité économique de type occidental etc. De ce fait, elle se transforme en obstacle au développement économique au lieu de le stimuler et a conduit souvent à l'abandon des activités productives traditionnelles sans création de nouvelles.. Aussi, n'est-ce pas seulement sa gestion qui devrait être remise en question. Sa concentration à la base, comme il est proposé dans diverses contributions, risque de reproduire au niveau local les mêmes problèmes que l'aide dispensée par les Etats.
L'idéologie de l'Aide a aussi renforcé la conviction que le modèle occidental n'a pas à être transformé en fonction, entre autres, de la présence des autres systèmes socio-culturels sur la planète. Ceux-ci devraient se transformer à son image. Rien n'est plus illusoire que cette vision "messianique" comme le dit très bien une autre contribution. Adopter le modèle occidental signifie pour les autres sociétés d'abandonner radicalement ce qui constitue le coeur de leurs valeurs. Cela ne s'est jamais produit dans l'histoire.
Le modèle occidental a des changements à opérer lui-même. La radicalisation des valeurs qui lui sont propres - la compétitivité, l'expansion illimitée, la survalorisation de l'économie, l'individualisme - crée des problèmes considérables au sein des sociétés qui les ont inventées et a fortiori détruit celles qui ne connaissent pas ces valeurs. C'est ainsi que le terme de "réciprocité" ou la "pluralité" des modèles peuvent avoir un sens : travailler en commun autour des objectifs qui posent la question des intérêts des uns et des autres et cherchent les changements à opérer chez les uns et chez les autres.
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Horizon Local 1997
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