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" AILES ET RACINES "

Partage international d'expériences sur les Sources d’Inspiration de l'Engagement Social


Ce programme renferme deux projets différents. L’un se déroule actuellement (1999-2000) et traite de l’identité au niveau collectif, c’est-à-dire comme l’ensemble des notions telles que l’ethnie, le groupe linguistique ou culturel, la nation, le patrimoine, le "pays", les produits et savoir-faire locaux, etc. Ce projet veut mettre en lumière l’influence positive ou négative de l’identité sur le développement local et la démocratie..

L’autre projet au sein de ce programme eut lieu entre 1997 et 1999 et traita de l’identité au niveau plus personnel et intime, c’est-à-dire des sources personnelles d’inspiration, de spiritualité. Il s’intitulait "Ailes et Racines".

Le présent numéro spécial en présente la synthèse et les conclusions.

INTRODUCTION A UNE DEMARCHE DE PARTAGE D’EXPERIENCES DE VIE

On entend ici par sources d’inspiration ou spiritualité, les convictions, croyances et représentations issues des valeurs, des références éthiques, des religions ainsi que des philosophies laïques ou agnostiques.

Cette distinction entre identité ou culture collective et personnelle a quelque chose d’artificiel car, bien évidemment, dans la culture d’une personne tout cela forme un tout indivisible. Cependant, pour des raisons méthodologiques, cette distinction a paru utile au Réseau Cultures qui est l’initiateur de ce Programme "Expériences Citoyennes au Sud et au Nord: l’incidence de la culture sur le développement local et la démocratie". En effet, les débats sur l’identité collective, par exemple comme appartenance ethnique ou linguistique, sont très développés et ont donné lieu à une littérature scientifique sophistiquée. Ils se prêtent à des prises de paroles abondantes et à une conceptualisation poussée. Ce n'est pas le cas de l’identité comme source intime d’inspiration, comme spiritualité. Le Réseau Cultures a donc voulu créer un espace d’échange spécifique pour des personnes engagées socialement et disposées à s’exprimer sur leur spiritualité personnelle vécue. Elle risquait d’être marginalisée ou réduite à la portion congrue si elle était traitée en même temps que les questions d’identité collective, par exemple ethnique ou linguistique. Le Réseau Cultures veilla par ailleurs à ce que ce projet "Ailes et

Racines" sur la spiritualité de l’action sociale et politique n’aboutisse pas à la énième conférence internationale de religion ou d’éthique comparée pour universitaires ou à un débat idéologique entre militants discutant des problèmes de société sans jamais s’interroger personnellement sur leur vécu et leurs motivations réelles.

Participèrent aux travaux de ce Projet des personnes avec des "profils" aussi divers que ce qui suit:

Une Brésilienne engagée dans les problèmes de racisme et de démocratie, et recevant impulsion du culte et de la communauté "candomblé" (religion afro-brésilienne); une Allemande engagée sur des questions de paix et de non-violence à partir de sa sensibilité inter-religieuse et du yoga; un leader paysan togolais inspiré par sa foi d’ancien animiste traditionnel devenu chrétien et dirigeant un centre de développement rural; un comédien belge engagé en théâtre-action, militant d’une ONG, inspiré par sa recherche de sens à partir d’un horizon agnostique; une féministe thaïlandaise passionnée de démocratie sociale inspirée par la pensée bouddhiste progressiste du vénérable Buddhadasa Bikkhu; un militant d’ONG italien et une responsable néerlandaise d’ONG, tous deux se disant en recherche de sens et s’investissant actuellement sur des questions de développement local en Europe; un haïtien catholique, bras droit de l’ancien Président Aristide, porté par la théologie de la Libération; une Belge engagée dans l’accueil et la mobilisation durable des réfugiés politiques et des "sans papiers" à partir d’une spiritualité hors église et inspirée par Maurice Bellet; une militante des droits humains marocaine engagée à partir de la libre-pensée; un universitaire sénégalais spécialisé en questions de développement et de démocratie, inspiré par sa confrérie soufie musulmane; un militant français en matière de développement social en milieu urbain inspiré par l’Islam; un spécialiste belge, à la fois universitaire et praticien de l’économie sociale au niveau local, inspiré par le catholicisme social et Taizé; l’animateur français et catholique d’un mouvement pluraliste de citoyenneté axé sur les questions de démocratie et de spiritualité; une mandataire politique écologiste belge, féministe et engagée à partir d’un questionnement pluraliste; un syndicaliste dans l’enseignement supérieur et un leader paysan, tous deux musulmans et d’origine sénégalaise; un ancien responsable d’ONG suisse, actuellement animateur d’un mouvement international éco-spirituel; une religieuse catholique originaire du Nord-Est profond, passionnée par la défense des identités indiennes et noires au Brésil; une économiste belge spécialiste de l’économie populaire au Chili; une "tiers-mondiste" belge agnostique, proche des mouvements New Age et engagée dans des programmes intenses de réciprocité et d’échange interculturels; un responsable belge du Réseau Cultures, inspiré par la spiritualité orthodoxe. Un nombre important de mouvements de citoyens et d’horizons philosophiques et religieux était ainsi, indirectement, présent au cœur des débats.

A l’issue du Projet "Ailes et Racines", les Européens comme les ressortissants du Sud se dirent interpellés, confortés et rassurés par cet exercice.

Interpellés car les menaces pesant sur la démocratie et sur le développement-épanouissement authentique des régions et terroirs sont réelles et, dans certains pays, catastrophiques. Les témoignages lus et entendus sont éloquents à ce sujet.

Confortés car le témoignage du courage dans la résistance et de l’ingéniosité dans la recherche et la mise au point d’alternatives sociales et économiques a quelque chose de contagieux. Il permet, au-delà du tableau parfois désespérant de notre monde, de voir se dessiner des foyers de vie citoyenne chargés d’espérance.

Rassurés, car des liens de solidarité sont envisagés entre des acteurs de la région Lombardie-Savoie, des acteurs belges, néerlandais et allemands, entre des Haïtiens ou des Togolais avec des Européens, sans parler de la Thaïlande et du Brésil qui ont découvert des occasions d’entraide en lien avec les participants européens.

Parmi les invités, des acteurs engagés dans le théâtre-action (Pérou, Belgique, Cuba, Nicaragua) et des comités de quartiers ont trouvé des synergies importantes en Europe et aussi au Maroc, au Sénégal, etc.

Le racisme étant un frein potentiel à la démocratie et au développement de toutes les forces humaines disponibles dans une région ou dans un quartier, la lutte contre le racisme a retenu l’attention des participants et des solidarités sont nées à ce sujet entre le Brésil, le Maroc, le Togo, la France, les Pays-Bas et la Belgique. Une lecture renouvelée de l’Islam a trouvé des acteurs compétents et engagés de France, du Sénégal et du Maroc. Des représentants de mouvements visant à promouvoir une citoyenneté ouverte au monde, et une approche différente de la question des immigrés, réfugiés et "sans papiers" d’Italie et de Belgique ont tissé des liens nouveaux. Les questions de démocratie ont été approfondies par le représentant d’un mouvement français intitulé "Démocratie et Spiritualité". Il trouva un écho dans d’autres pays européens et jusqu’en Haïti où il est question de créer un mouvement semblable.

La méthodologie utilisée dans ce projet consiste à échanger témoignages et réflexions au cours de trois "vagues" de documents envoyés au secrétariat du Réseau Cultures qui les renvoit, assortis de questions, à l’ensemble des participants. La Rencontre constitue le point culminant mais non final d’un effort intensif de mise en commun, d’analyse, de réflexion et de formulation de conclusions tant sur le plan de la réflexion générale que sur celui de la pratique concrète.

Ce qui suit tente d’en rendre compte. Les références aux textes d’une des trois vagues sont notées au présent. L’usage du plus-que-parfait ou du passé composé renvoie ci-après aux débats lors de la Rencontre, et aux évaluations (quatrième vague). Cette distinction doit faciliter la recherche du lecteur.


TABLE DES MATIERES



Introduction à une démarche de partage d’expériences de vie

I. VOYAGE AUX SOURCES DE L’INSPIRATION

  1. Se relier

  2. Le silence comme épreuve et comme don

  3. Le crible de la raison

  4. Sources d’inspiration, spiritualités, religions, convictions

  5. Spiritualité et liberté intérieure

  6. L’action sociale comme acte sacré

  7. Lâcher-prise et efficacité dans l’engagement

  8. Vivre soi-même le changement qu’on veut voir dans le monde

  9. Une cohérence qui peut conduire à la solitude et à la souffrance

  10. Agir concrètement à partir d’une spiritualité?

II. UNE NOUVELLE CULTURE POUR UN AGIR RENOUVELE

  1. Des antidotes contre la globalisation?
  2. Le respect de l’identité
  3. Des sociétés multiculturelles à références multiples
  4. La féminisation de nos cultures
  5. Action sur soi, action sur le monde?
III. POUR REFONDER L’ACTION CITOYENNE
  1. Une économie sociale pour un développement local

  2. Vers une démocratie profonde

  3. Coopération Nord-Sud: le paradigme de la réciprocité

  4. La petite espérance




 

" AILES ET RACINES "

Partage international d'expériences

sur les

Sources d’Inspiration de l'Engagement Social

I. VOYAGE AUX SOURCES DE L'INSPIRATION1. Se re-lier

Au sein du groupe "Ailes et Racines", la soif de Transcendance ou de Mystère a "pris aux tripes" un certain nombre de participants et cela dès leur jeunesse. Agnostiques et croyants rapportent avoir l'expérience d'une dimension verticale. Elle ne les a pas quittés. "Même détachée des religions, je ne peux concevoir la vie sans me relier au Mystère de la Vie" écrit une responsable d’ONG néerlandaise. De nombreux textes évoquent un sens du sacré. Le sacré ne se réduit pas à un savoir intellectuel (sans nier celui-ci pour autant). "Une philosophie, un message idéologique n'est pas encore un enracinement spirituel ni une relation à Dieu " écrit une participante rompue, en tant qu’universitaire, aux débats conceptuels. Il s'agit d'être fidèle à ce que l'homme porte de plus unique en lui-même et qui, paradoxalement, lui permet de rejoindre une expérience universelle. "Il existe dans l'univers une force, un principe d'harmonie fondamental qui dirige toute chose et auquel on peut avoir recours " estime un participant musulman d'Afrique de l'Ouest. Il écrira plus tard "Une des prises de conscience les plus puissantes que l'on puisse atteindre au niveau spirituel et que l'on retrouve dans les écrits de nombreux mystiques est qu'à un niveau de conscience plus profond et plus pénétrant que celui du quotidien, tout est un. Comme le disait le mystique Kabir : "Vois l'un en toute chose; c'est l'autre, le second qui t'égare". La présence de Dieu peut être expérimentée dans un Ashram de l'Himalaya, dans un couvent trappiste de Dordogne, ou lors du Hadj musulman à la Mecque. "Si l'on ne sait pas vivre sa recherche spirituelle dans le métro, au cours d'une dispute ou d'une maladie, devant la télé ou en jouant au foot, alors il est inutile de la chercher à la mosquée, à l'église, à la synagogue, ou au temple. Car ce ne serait ou ne pourrait être qu'une pseudo-spiritualité sans racine et sans vie" explique un syndicaliste africain. Un mystique chrétien orthodoxe,du 11ème siècle, appelé Syméon le Nouveau Théologien, ne s’exclamait-il pas qu’il s’agit de voir, dès maintenant, la vie éternelle, c’est-à-dire vivre chaque instant de la vie dans toute sa plénitude de sens?

La notion d'unité profonde comme expérience vécue et comme quête revient dans de nombreux témoignages. Il s'agit, disent plusieurs, de "se re-lier". "Pour moi, religion - qui vient du latin religare (relier) - vient de la reconnaissance de mon désir le plus profond et qui me dépasse car il vient de Dieu. Mais elle m'invite aussi à me re-lier à une histoire, une tradition, à un peuple en marche" précise un économiste belge. Les cosmologies traditionnelles africaines et amérindiennes ainsi que la cosmologie afro-brésilienne (Candomblé) rappellent cette vocation à la "reliance" cosmique et divine de tout être humain. C'est un des principes de base de la philosophie bantoue. Raimon Panikkar de son côté parle de cette triple identité de l'homme qu'il appelle "cosmothéandrisme" : sa vocation de relation à la nature (cosmos), à Dieu (theos) et aux hommes (aner).

2. Le silence comme épreuve et comme don

Une Européenne devenue agnostique témoigne : "Au moment où mon appartenance à l'église catholique et à sa tradition s'est déchirée, au moment donc où j'ai perdu mon lieu de référence, de nourriture, de confirmation et de soutien, un autre s'est présenté : ma nourriture spirituelle, je la trouve chez les réfugiés avec qui je travaille et suis engagée pour leur intégration en Belgique. C'est aussi dans le dialogue avec eux, dans une confrontation participative que je peux aujourd'hui vérifier la justesse de mon engagement et mes options fondamentales. Dans la période charnière que nous vivons, il me semble que je dois passer par l'épreuve du silence, le silence d'avant la création, le silence qui permet la maturation du neuf. Il s'agit de vivre la page blanche, le non-savoir, dans un abandon qui ne ressemble en rien au fatalisme ni au nihilisme. Il serait plutôt abandon confiant en la vie et, simultanément, connaissance de soi".

D'autres témoignent en termes de foi de cette connaissance. Il s'agit, dans cette connaissance-là, de "passer de l'individu superficiel et extérieur (ce que de nombreuses traditions appellent "le petit moi") à la profondeur, et cela par une percée vers la vraie personne que nous sommes en puissance. Celle-ci, rapporte la tradition chrétienne, est créée à l'image du créateur et appelée à grandir vers la ressemblance à Dieu par le jeu d'une synergie divino-humaine." On retiendra que la connaissance de soi (par exemple le "gnôti se-auton" de la philosophie classique grecque) constitue pour tous les participants une condition du chemin spirituel. Condition nécessaire mais non suffisante. Il ne s'agit pas de confondre narcissisme et spiritualité. On note par ailleurs que la psychanalyse peut ouvrir au spirituel mais ne le fait pas nécessairement.

Plusieurs firent observer combien était frappante et émouvante la constatation qu'au-delà des différences de cultures et de religions/convictions ... ils vivent quelque chose de commun, qui est de l'ordre de la profondeur. Les êtres en recherche de sens sont proches. Ils ont en commun un point vibrant. Au-delà des croyances diverses, s’exprime une expérience d'éveil. Il y a entre tous les témoignages une sorte de connivence comme si les participants étaient un peu de la même famille. "L'universel naît du particulier vécu en profondeur" constate une Brésilienne. C'est dans la densité du silence habité de présence que cette solidarité profonde se vérifie. Lors de la rencontre, les sessions matinales de méditation en assises silencieuses furent des moments d'intense communion au-delà des différences culturelles, religieuses et philosophiques. Si le silence est un exercice salutaire, voire une épreuve - nécessaire et purificatrice pour certains -, il fut aussi vécu comme un don, un temps privilégié de communion au-delà des mots.

3. Le crible de la raison

Le participant suisse fit un plaidoyer en faveur du rationalisme, celui-ci "ayant libéré l'Europe de l'esclavage et ayant favorisé l'émancipation de la femme et les droits de l'homme". Certes ces acquis "laïcs" s'enracinent eux-mêmes dans le terreau judéo-chrétien occidental d'où jaillit la personne revêtue d'un respect absolu, mais ils ne triomphèrent qu’en luttant contre l'institution cléricale dominante. Celle-ci ne s'y reconnut que plus tard. "Le rationalisme est une grande victoire de l'humanité. Le problème est qu'il a évacué la spiritualité et donc la question du sens. Aujourd'hui, il s'agit de favoriser une synthèse nouvelle, celle de la spiritualité et du rationalisme" poursuivit le même participant, très préoccupé des droits de l'homme et de spiritualité non liée aux églises.

La sécularisation très avancée en Europe fut mise en question par des Africains : "Les parents européens transmettent-ils encore quelque chose à leurs enfants ? Osez-vous encore leur parler de religion ou de valeurs ?" La recherche de sens, cœur des spiritualités, est affaiblie en Occident car on y a relégué la religion à la sphère privée. Cette attitude est sage dans la mesure où elle favorise le pluralisme et la tolérance propres à la démocratie. Cependant, elle conduit à un appauvrissement généralisé quand elle interdit toute référence spirituelle dans le discours public. A cet égard, l'attitude de Mahatma Gandhi était révélatrice. Interrogé sur la séparation des religions et de l'Etat, le père de l'Inde indépendante se disait favorable à ce grand principe des Etats modernes mais dans le sens que l'Etat ne serait non pas éloigné mais, au contraire, également proche de toutes les religions présentes en Inde : hindouisme, islam, christianisme, judaïsme, sikkhisme, jaïnisme, bouddhisme, etc... Y a-t-il là une idée à creuser en Europe où la démocratie, faute de sens, s'enlise ? Il serait utile, à cet égard, de relire le livre de Dominique Wolton sur la "Naissance de l’Europe démocratique;La dernière utopie" (Flammarion, 1993) qui analyse les dégâts de l’uni-dimensionalité rationaliste moderne. Celle-ci a du mal à aborder les questions de sens. Elle engendre un vide existentiel que tente de combler en vain la libération individuelle infinie ou la consommation effrénée par des citoyens déboussolés au sein d’une société réduite à un marché

4. Sources d'inspiration, spiritualités, religions, convictions

Parler de spiritualité suscite nécessairement une interrogation sur sa définition. Quelles différences peut-on discerner entre religion et spiritualité ?

Les participants s’accordèrent à penser que la religion réfère à la relation à une Transcendance (soit une Sagesse, une Vacuité, un Dieu unique, une Trinité ...). Elle se caractérise par une organisation : les dogmes, l'institution, la communauté des croyants, les rites. La spiritualité, par contre, réfère à une expérience existentielle, un voyage intérieur, une démarche personnelle. Il s'agit d'une notion plus fluide et qui sonne mieux en Occident où le mot "religion" est devenu un repoussoir. Cette fluidité fait place au vécu personnel, à l'expérience intérieure, au dépouillement et au vide - qui peut être plénitude. Mais cette fluidité peut également mener au flou le plus ambigu et aux subjectivismes les plus fantasques. Cette distinction entre religion et spiritualité suscita d'ailleurs un malaise auprès d'un participant musulman. Il y voit une critique de la religion et considère par ailleurs que la spiritualité ne peut être que religieuse. Ce point de vue n'est pas partagé par les initiateurs de ce Projet pour qui il existe des spiritualités laïques, agnostiques ou athées. Les religions n’ont pas le monopole de la spiritualité.

Beaucoup sont arrivés à la conclusion que toute religion vraie doit mener à une spiritualité vivifiante. Un participant chrétien orthodoxe exprima son scepticisme à l’égard d’une religiosité sans spiritualité, sclérosée par un excès de règles, de moralisation et d'autoritarisme. Toute religion vraie est spirituelle, dit-il, mais toute spiritualité n'est pas pour autant religieuse.

Nombreux sont ceux qui optèrent pour le terme "source d'inspiration" plutôt que "spiritualité". Ce terme convient davantage à ceux que rend mal à l'aise la notion à leurs yeux trop subjective et individuelle de spiritualité. Parmi les sources d'inspiration, il est possible de ranger des convictions religieuses, éthiques et philosophiques très diverses.

5. Spiritualités et liberté intérieure

La spiritualité étant caractérisée par une recherche de sens et d'une attitude de vie cohérente, son rôle est capital dans toute action sociale et dans toute tentative d'organiser la vie en commun. Cette cohérence n'est à dicter par aucun pouvoir "supérieur" mais doit venir de l’intériorité de chaque personne, ouverte à l’écoute de soi et de l’autre. C'est ce que Paul Tillich appelle la théonomie: être guidé par le sens du divin en soi, éventuellement éveillé par un maître spirituel (gourou, staretz, etc.). Cette théonomie s’oppose à l'hétéronomie: un pouvoir clérical, un principe religieux extérieur à l'homme. "Dieu", nul n'en a le monopole dirent certains. Il est à découvrir par un travail d'intériorité. Des participants contestèrent le caractère à leurs yeux excessivement individualiste de cette approche. D'autres y adhérèrent tout en signalant l'obligation de chacun de vérifier en communauté (la sangha bouddhiste, l'église chrétienne, la umma musulmane, etc.) son inspiration personnelle. Nombreux furent ceux qui évoquèrent l’importance de l’altérité dans la spiritualité. Sans faire fi de sa liberté intérieure, l’homme doit accepter d’écouter l’autre, voire d’être vérifié et interpellé par autrui. La spiritualité ne doit pas se confondre avec égocentration et narcissisme. Des chrétiens indiquèrent qu'une spiritualité qui ne mène pas vers l'ouverture à l'autre et l'amour, mérite d'être radicalement mise en question. Un des anciens pères de l'église, Basile de Cappadoce, interpellait ainsi un saint ermite : "toi qui vis seul, à qui laveras-tu les pieds ?" …

6. L'action sociale comme acte sacré

L'hindouisme distingue trois voies (marga) dans la vie spirituelle : la connaissance comme éveil à soi dans l'intériorité (jnana), l'adoration ou la vénération comme relation d'amour à une divinité (bhakti), et l'action comme acte offert en sacrifice (karma). A l'origine, la voie du karma se réalisait par l'action rituelle au temple mais aujourd'hui, notamment grâce à l'enseignement de la Bhagavat Gita revisité par Mahatma Gandhi, il peut aussi s'agir d'action sociale, d'engagement pour une société meilleure, pour les frères défavorisés. Selon la Gita, cette action sociale, pour être légitime, doit correspondre à trois critères. Premièrement, celui qui agit doit demeurer "détaché des fruits de son action". Il s'agit là d'une belle antinomie : chercher à atteindre un résultat et être à la fois détaché de celui-ci ! De son côté, Ignace de Loyola enseignait la "sainte indifférence" à ses jésuites, leur recommandant d'agir comme si tout dépendait d'eux seuls tout en sachant que tout dépend de Dieu. L'Orient a formulé cette sagesse avec un bonheur incomparable en prônant l'équanimité dans l'échec comme dans le succès. Il s'agit donc d'agir dans la société, soit sur le plan de l'action politique soit sur celui de l'engagement pour la justice mais sans chercher ni prestige, ni autorité ni autre avantage ou récompense individuelle. A cette première condition de toute action juste s'en ajoute une deuxième, que la Gita formule aussi : savoir que ce n'est pas mon "petit moi" qui agit, mais quelque chose qui me dépasse. Ne retrouve-t-on pas cette idée dans l'enseignement du grand pédagogue brésilien Paulo Freire lorsqu'il rappelle que "personne ne libère une autre personne ...; un peuple se libère ..." ? Il y a en l'homme un dynamisme libérateur qui le dépasse et que chacun appellera du terme convenant à ses convictions propres. Troisième condition de l'action juste : considérer celle-ci comme une offrande à la divinité. L'action sociale est envisagée comme un "sacrifice", c'est-à-dire un acte-qui-rend-sacré. Cette notion développée par la Gita est présente aussi dans la tradition chrétienne qui affirme que tout être humain est revêtu d'un sacerdoce royal : comme prêtre de la création, il a mission d'offrir le cosmos à Dieu et d'œuvrer à sa transfiguration. Son engagement social ne relève donc pas de l'une ou l'autre inclinaison subjective mais d'une mission ontologique. "Je suis co-créateur avec Dieu" écrit un leader paysan togolais. L'action politique ou sociale constitue pour un participant chrétien orthodoxe une collaboration à l'Energie "résurrectionnelle" du Christ. De même, l'acte altruiste du Bouddhiste l'identifie au Boddhisattva qui se sacrifie pour l'illumination des hommes envers lesquels il ressent une immense compassion. Dans la religion afro-brésilienne Candomblé on retrouve cette mission "sacerdotale" de louange et d'offrande des éléments de la nature aux divinités tutélaires.

Tout acte social mérite donc d'être considéré comme sacré. Faute de cela, réduit à un acte profane, il risque de profaner le monde, de manipuler les êtres et de gâter la nature. La non-violence active d’inspiration gandhienne trouve ici son fondement.

Spiritualités libératrices ou opprimantes

Chacun s'accordant à distinguer les religions et spiritualités libératrices de celles qui sont opprimantes, les participants se sont interrogés sur les critères et les lieux de vérification de la spiritualité. Ceux-ci sont essentiels quand on se préoccupe, comme dans le présent Projet, du lien entre la spiritualité et l'engagement social, la démocratie et le développement local. Des rencontres telles que celles organisées par le mouvement français "Démocratie et Spiritualité" ou le mouvement international "Holon" ou encore celle d' "Ailes et Racines" sont des occasions bienvenues pour confronter sa pratique et sa spiritualité au regard des autres. Par ailleurs, le regard du plus démuni - par exemple un "sans papier" - peut être le "lieu" de cette vérification. Il convient de se référer ici à ce qu'écrivit Emmanuel Lévinas sur le regard de l'autre, et à ce texte très court de Gandhi qu'il appelle son talisman. Le mahatma y invite chacun à se poser la question de savoir si la décision qu'il est sur le point de prendre sera oui on non bénéfique à l'être le plus démuni qu'il a rencontré récemment. Parmi les critères de l'action sociale juste furent également cités ce que la tradition chrétienne appelle "les dons du Saint Esprit" : la joie et la paix intérieures. Le Bouddhisme souligne lui aussi l'importance de la sérénité et de l’équanimité comme critères de l'action juste.

7. Lâcher-prise et efficacité dans l'engagement

Tous s'accordent à reconnaître qu'ils puisent dans leur spiritualité une force, un courage et une inspiration à leurs yeux irremplaçable.

Pour le mouvement international "Holon", c'est la spiritualité qui permet au militant de ne pas s'essouffler mais de faire preuve d'endurance et de patience, sans verser dans la violence et la crispation. La gauche s'est historiquement constituée contre le pouvoir clérical accusé non sans raison d’obscurantisme. Mais cette gauche sociale et politique souffre encore aujourd'hui du fait qu'elle a cru devoir écarter la spiritualité comme un luxe superflu voire une illusion douteuse proche du fameux "opium du peuple" qu'était pour Marx la religion bourgeoise qu'il avait observée autour de lui. Un participant orthodoxe s’interroge: "Cet auto-appauvrissement de la gauche et des militants en Occident n'est-elle pas une des plus graves difficultés qu’ils rencontrent dans la transformation positive, efficace et radicale de la société ?" On prête à Lénine cette observation sur son lit de mort: "ce qui a manqué à notre révolution, c’est un François d’Assise!". Cela mérite réflexion … "Le langage des ONG (tiersmondistes) est trop carré et dur. Le manque de spiritualité s'y fait sentir et a des répercussions négatives sur la persévérance et l'efficacité" dit le participant suisse. Il faut y ajouter, avec Jean Ziegler, que la cécité spirituelle et religieuse des ONG occidentales et des intellectuels de gauche en Occident a eu des répercussions également négatives sur leurs analyses des sociétés du "tiers-monde". Faute de comprendre la pregnance du religieux auprès de ceux qu'on prétend aider, on passe à côté du secret de leur résistance dans l'adversité. On ne mesure pas bien la force de leur joie et la créativité de leurs formes d'auto-organisation. La cosmologie et la religion sont les "logiciels" des peuples non-occidentaux. Ils en tirent une attitude de vie et des savoir-être que la lecture des sociologies laïques n’appréhendent guère.

Le sens du sacré mène au lâcher-prise et à un regain de force. "Ce vécu intérieur me donne force" dit une participante belge. L'Islam aida un militant sénégalais à relativiser la force et le prestige des puissants, leur brutalité, leurs menaces, la prison ... "Les militaires, je les ai démystifiés". "Ma mère m'a enseigné le respect des valeurs de solidarité et de justice sociale, et de ne craindre que Dieu Tout Puissant, pas les hommes." "Je puis tout obtenir si je suis moi-même et si je crains Dieu" dit-il encore. Comme en écho un autre Africain, chrétien celui-là, écrit : "Vivre l'intimité avec Dieu dans la prière et le service, et puiser là-dedans la force de tenir et d'avancer." Leader paysan d'inspiration musulmane, un participant résuma ainsi le secret de la force intérieure qui le pousse : "Je me sens suivi et observé par Dieu".

Un chrétien d'Haïti eut à vivre trois années de maquis dans des conditions matérielles et psychologiques terribles mais dont il tira une puissance de résistance insoupçonnée. "Il n'y avait plus mon engagement (contre la dictature) et le Sien (celui de Dieu), mais notre engagement".

Efficacité et fécondité

Il y a une différence capitale mais subtile entre efficacité et fécondité. L'efficacité est souvent liée à l'ego, au volontarisme. "La fécondité me dépasse bien qu'elle passe par moi. C’est du lâcher-prise, de la confiance voire de l’abandon que peut se développer une fécondité nouvelle" précise une participante belge.

Une militante politique insista sur l'importance des utopies créatrices comme "des possibles non encore expérimentés" : "elles me poussent à inventer le futur, sans certitudes". Encore le thème du lâcher-prise et du silence ... Un chrétien français affirma explicitement le doute comme expérience douloureuse certes, mais constitutive de l'action et même de la foi. "Faire la volonté de Dieu", telle fut la réponse donnée au président Aristide par le participant haïtien lorsqu'il émergea du maquis après la chute de la dictature militaire et qu'il lui fut demandé quels étaient ces projets. Réponse impressionnante certes mais qui ne fait pas l'économie du questionnement, de l'interrogation, de la longue patience au sein d'un effort soutenu de discernement.

8. "Vivre soi-même aujourd'hui le changement qu'on veut voir dans le monde"

Il y eut un large consensus dans le groupe concernant la nécessité d'une cohérence interne entre le croire, le dire et le faire. La Rencontre se déroula dans un endroit hautement symbolique à cet égard. En effet, le groupe fut accueilli par une communauté de l'Arche (mouvement gandhien créé par Lanza del Vasto), celle située en bordure du maquis du Vercors, à Saint Antoine l’Abbaye, en France. L'unité de vie constitue un élément cardinal de la philosophie des arches gandhiennes : rien ne doit échapper aux principes de la non-violence et de l'auto-subsistance. La Communauté de l’Arche à St. Antoine l’Abbaye compte une cinquantaine de membres. Elle produit elle-même l'essentiel de ce qu'elle consomme, pratique une sobriété de vie aussi réelle que joyeuse, tend à écarter toute forme de mensonge, pratique les médecines douces et l'alimentation végétarienne. Elle constitue avec quelques autres "arches" en Europe un rappel concret et vécu de valeurs autres que celles de la consommation effrénée, de la compétition violente et de l'individualisme agressif qui en sont venus à caractériser une certaine culture (dominante ?) en Occident.

Pour le groupe, cette unité de vie s'impose à tout militant. A l'issue de la Rencontre, un syndicaliste africain écrit, en guise d'évaluation : "L'engagement ne peut être parcellisé, il ne peut être sélectif, il est total ou il n'est pas, il est entier ou il n'est pas. S'engager pour la construction d'une nouvelle société juste, exige l'engagement permanent, à la base, au niveau local, pour créer avec d'autres de nouvelles valeurs." Non seulement le mensonge est une déviation spirituelle (que la pensée gandhienne identifie à une première forme de violence) mais aussi toute contradiction entre ce que je crois, proclame et accomplis. Il convient de "vivre aujourd'hui ce que nous voulons créer pour demain". Pour y arriver, il faut se libérer de l'activisme pour atteindre d'abord la profondeur, puis agir consciemment. Songeons ici à la métaphore hindoue du tir à l'arc : tirer la flèche vers soi, vers l'intérieur, afin qu'elle soit propulsée avec plus de force et de précision vers l'extérieur. Avant d’agir, savoir demeurer immobile. Avant de parler, cultiver le silence.

9. Une cohérence qui peut conduire à la solitude et à la souffrance

L’engagement social radical implique d’être prêt à en payer le prix dans sa chair, son confort, sa liberté. La souffrance est au cœur de l’engagement. C'est ce qu'illustrent les vies de Gandhi, Martin Luther King, Aung San Suu Kyi, Cesar Chavez, Mgr. Romero, etc. C’est aussi ce qui explique leur force de conviction. "Lorsque je devais engager un combat, j'ai toujours envisagé de devoir poursuivre seule en trouvant des alternatives à la défection des autres" rapporte une marocaine militante des droits de la femme. "Je me suis retrouvé seul" précise un pionnier du retour au village africain. "Sa propre réussite ne ressemble pas à celle du monde" confirme un opposant politique haïtien. "Vivre simplement et consacrer sa vie aux masses ... Cette simplicité a beaucoup déçu ma famille" témoigne une Thaïlandaise militante des droits humains. En Occident, cette cohérence passe notamment par l'art de se restreindre, de cultiver la frugalité. Aux Etats-Unis perce cette tendance nouvelle au sein de la classe moyenne et aisée: le "down-shifting" ou la réduction volontaire et créatrice de sa consommation. A ce sujet, il est utile de consulter le best-seller de Dominguez et Robin "Your money or your life" (Penguin 1992) que commente le sociologue helvétique Pierre Pradervand dans son livre "Découvrir les vraies richesses: pistes pour vivre plus simplement" (Ed. Jouvence, 1966).

Interpellante est d'ailleurs la fréquence avec laquelle revient le thème de la souffrance comme expérience potentiellement féconde. Elle est présente dans chaque vie, à divers degrés. Elle apparaît comme "l'engrais" de la vie ; mauvaise en soi, et pourtant utile à la maturation. Cette souffrance, la sienne propre ou celle de l'autre revient comme un leitmotiv. "C'est chez eux que je puisais la force de continuer" rapporte une Européenne engagée aux côtés des réfugiés politiques et des "sans papiers". "Elle s'adresse au plus profond de moi" nous confie un syndicaliste africain. "L'esprit traverse chaque être dans la nuit" dit un économiste belge. "Souffrir n'est pas dangereux, seulement inconfortable". Le participant haïtien se souvient en ces termes de ses trois années de résistance clandestine: "Trois ans de maquis, 14 cachettes différentes, l'ennemi à nos trousses et la mort au nez sans cesse ... Ce fut un enfer ... mais spirituellement un temps de grâces tout à fait exceptionnel".

Les participants du groupe "Ailes et Racines" furent émus par des témoignages, tous deux du Brésil, l'un du Candomblé, l'autre de la mystique chrétienne. Le Candomblé propose l'archétype puissant de l'Orixa Omulu (divinité afro-brésilienne; prononcer "oricha"), le "Médecin blessé" : il a connu la maladie, reçut la guérison et l'art de guérir. "A travers la souffrance, Dieu m'a préparée à délivrer mon message. Mon action est désormais une expérience initiatique" nous livre une Brésilienne luttant contre le racisme dans son pays. Puissant aussi est l'archétype assez proche du Serviteur Souffrant tiré de la Bible (Livre de Daniel). "Ils regardent Celui qu'ils ont transpercé …". Ce Serviteur Souffrant est la figure de l'innocent injustement châtié mais qui en réalité porte le mal du monde. Décrit comme victime défigurée et humiliée, les chrétiens y voient une préfiguration du Christ qui prend sur lui les péchés du monde afin de libérer l'humanité entière. Aujourd'hui, des milliers de marginaux, exclus, prostituées, alcooliques, grands malades, SDF, s'identifient à ce Serviteur Souffrant au sein d’un mouvement brésilien devenu international et appelé "la fraternité des Serviteurs Souffrants". Ils se sentent, par leur souffrance même, investis d'un rôle social capital qui leur rend la dignité et les invite, à travers la Théologie de la Libération, à changer la société. Aucun dolorisme donc dans ce mouvement, mais dation de sens à la souffrance et, ce faisant, regain de dignité, de solidarité et d'engagement. Le témoignage de ces "Fraternités des Serviteurs Souffrants", livré avec le sourire rayonnant d'une participante venue du sertao brésilien, fut un des moments poignants de la Rencontre. Autre point culminant pour la plupart des participants, l'invocation des dieux du Candomblé, chantée à l'unisson par des musulmans, des chrétiens, des athées, reconnaissant ainsi à cette religion méprisée, refuge des esclaves arrachés à l'Afrique, une place égale aux côtés des grands courants religieux et philosophiques "ayant pignon sur rue". Tous furent touchés par l'intense souffrance qui accompagna la sauvegarde, en terre d'esclavage, de la religion africaine. Elle donne au Candomblé et aux autres rites-frères (vaudou haïtien, santoria cubaine, etc.) une intensité dont l'impact sur les adeptes doit être considérable. Quel évènement, en effet, pour une pauvre servante domestique noire, méprisée le jour, de devenir la nuit une reine de lumière reconnue par tout un peuple marginalisé comme le médium d'un esprit africain.

La souffrance accompagne le militant mais il l’assume car il a confiance : "le mont chauve se transformera en verger". Cette expression, version togolaise d'un psaume biblique, est inspirée par l'expérience concrète au Nord du Togo d'une terre aride, "latéritisée" et maudite par les villageois mais revenue à la vie et à la fertilité grâce à un effort intense de récupération des sols et de contestation patiente (et dangereuse) des fatalismes destructeurs véhiculés par une tradition "animiste" affaiblie et pervertie.

10. Agir concrètement à partir d'une spiritualité ?

Les spiritualités influencent profondément l’agir en société et cependant elles ne dictent pas de recettes précises sur le plan de l'organisation de la société. "La spiritualité donne le ton, pas la mélodie". La spiritualité n'est certes pas "neutre" par rapport au contenu de l'action. Elle conduit au respect de la vie, de la personne, de la nature; elle interdit le crime, le racisme, la violation de la dignité, la détérioration de l'environnement. Ainsi, la spiritualité inspire cette prise de conscience écologiste : "Je suis invité sur cette terre". Cependant, au-delà de ces valeurs incontournables, c'est à chacun de déterminer la façon dont elles se traduisent concrètement. Par exemple, il conviendra de donner une réponse concrète à la question: quel type de démocratie, quelle décentralisation, quelle écologie, quel féminisme, quel type de rapports Nord-Sud, quel syndicalisme, quelle alternative à l'économie dualisante ...? Si je suis "invité" sur cette Terre, comment me comporter concrètement envers elle?

Bien qu'il y ait de la part de tous les participants un engagement précis (même par exemple dans un parti politique), il fut question de "déconstruire les certitudes", de sortir des classements dichotomiques, de "passer du ou/ou et entrer dans le et/et". Cette ouverture n’écarte pas la radicalité, notamment pour "renverser l'emprise de la propriété privée" ou "les soi-disant déterminismes" de l'économie globalisée.

S'il existe un principe spirituel fondamental (et généralement bafoué en politique) c'est bien celui-ci : la fin ne justifie pas les moyens ! Quelles que soient l'urgence et la valeur de mon action, elle ne peut être menée en violant une des valeurs mentionnées ci-dessus. Ainsi, tuer, violenter, mépriser un adversaire, mentir, manipuler autrui sont des actes contraires à la spiritualité. Il en va de même de la haine : même si elle permet de décupler sa propre force, elle est inacceptable : on peut haïr un acte, non pas la personne qui l'a commis. "La paix envers soi et les autres" est capitale estime la participante thaïlandaise, rapportant un principe essentiel de l'action sociale et politique inspirée par le Bouddhisme. Cela implique la "patience du militant" renchérit une militante écologiste occidentale. Ainsi que nous le rappelle la sagesse amérindienne, "la semence ne voit pas son propre fruit".

Plusieurs participants du Sud et du Nord ont rapporté qu'ils avaient été inspirés par le message de Taizé, cette communauté monastique chrétienne protestante et largement oecuménique, très ouverte aux pays du Sud, à ceux de l'Est européen et aux jeunes du monde entier.Le message du "Concile des Jeunes" de Taizé résume à la perfection, mais à l'aide du langage d'une seule tradition, en l'occurrence chrétienne, l'esprit qui sous-tend ce Projet : "Lutte et contemplation pour devenir hommes de communion". Le lien intériorité et action est difficile mais essentiel. "Il est à rétablir chaque jour" précise une participante européenne.

A vouloir trop agir on devient une coquille vide et on risque de sombrer dans un activisme brouillon, voire arrogant. C'est en cela que le rappel au retour en soi-même, à la méditation, au silence intérieur est si important. Sulak Sivaraksa, militant asiatique d'inspiration bouddhiste s'adressa jadis en ces termes à des ONG tiers-mondistes européennes : "Avant d'agir, avant de prétendre nous aider, interrogez-vous sur vos motivations". Il fit appel à la "mindfulness" (l'éveil) des militants d'ONG afin qu’ils soient capables d’éviter les dégâts de programmes de développement bien intentionnés peut-être mais finalement nocifs à force d'être interventionnistes et porteurs du matérialisme réducteur propre à la modernité occidentale.

Jacques Brel chantait à sa façon le drame évoqué par Sulak Sivaraksa lorsqu’il fustigeait ceux qui sont "amputés du cœur à force de trop ouvrir les mains".

Ce dont le monde a sans doute le plus besoin ... c'est davantage de méditation en Occident.

II. UNE NOUVELLE CULTURE POUR UN AGIR RENOUVELE

1. Des antidotes contre la globalisation?

Le travail de mémoire, d'analyse et de réflexion qui précède débouche sur des constats et conclusions devant servir à progresser dans l'élucidation du thème du projet "Ailes et Racines : l'incidence de la culture sur la démocratie et le développement local". Ces constats et conclusions sont rassemblés en deux chapitres intitulés : "Une nouvelle culture pour un agir renouvelé" et "Pour refonder l’action citoyenne".

Il ressort de témoignages et réflexions émanant des participants au projet "Ailes et Racines" qu'un changement de mentalité et de comportement semble en cours dans le monde. Ce changement constituerait un antidote contre les effets aliénants de la globalisation. Sans doute ne relève-t-il pas (encore ?) d'un phénomène social assez large pour être affirmé de manière incontestable. Il s'agit plutôt d'une mutation possible, encore aléatoire, mais quand même présente en germe au sein même des cultures aujourd'hui dominantes. L'exercice qui va suivre relève donc autant de la prospective que du constat. Il s’inspire délibérément d’un double a priori.

Primo, ces changements sont nécessaires, voire urgents et ils s'imposent à ceux qui veulent œuvrer à l'émergence d'un monde plus responsable et solidaire. Secundo, la foi en l'homme, l'espérance, et la compassion envers les victimes du modèle économique et social actuel (qui repose sur une culture de compétitivité et d’individualisme rationaliste) conduisent à la volonté de croire dans l'éclosion lente, certes heurtée mais pourtant réelle, de ces changements.

2. Le respect de l'identité

Plus le monde se "globalise", plus il est important que l’on parle d’identité locale, de racines, d’histoire et de culture. La mémoire est aussi essentielle à l'être humain que la boussole au marin. La vieille dame, sa propre mère, devenue amnésique, décrite par une participante néerlandaise, révèle l'immense douleur entraînée par la perte de sa propre identité : "Je me sens si seule ... La solitude c'est de ne plus savoir qui je suis" confie-t-elle à sa fille. La perte de repères est cause d'angoisse. Les témoignages recueillis regorgent de références à la famille, au village, au milieu d'origine. Et cette anamnèse familiale est jugée positive et même constitutive du soi, malgré les souffrances, brutalités et injustices subies, les expériences fusionnelles étouffantes, les lourds désaccords idéologiques ... "Ma mère m'a enseigné le respect des valeurs de solidarité et de justice sociale" rapporte un syndicaliste au Sénégal. "La boulangerie familiale était un lieu ouvert, accueillant aux personnes et aux idées extérieures" rappelle un participant européen.

Les racines sont essentielles parce qu’elles servent la croissance et le changement. Au sein du Réseau-Cultures, on pense que l’identité favorisant l’estime de soi et la recherche de sens peut constituer un terreau favorable au développement local de l’économie et de la démocratie. En effet, mémoire n'est pas stagnation. Elle constitue au contraire un tremplin. "Le village qui m'a nourri de sa tradition est devenu le temple sacré de mon action" écrit un leader rural du Togo. D'Amérique du Sud sont rapportés des exemples poignants de vitalité puisée par des Amérindiens et des Négro-Africains dans leur identité. "Redécouvrant leur racines négro-indigènes, ils se sentent renaître et ils recouvrent leur capacité d'initiative" rapporte la participante venue du Nord-Est brésilien.

La question identitaire est plus actuelle que jamais en ces temps de mondialisation qui s'accompagne d'un brassage intense de cultures. Cette mondialisation semble conduire à un nivellement culturel, sorte de "Macdonaldisation" et de "Microsoftication" du monde. Cette tendance s'accompagne cependant du mouvement inverse de recours à l'identité. Il n'y a pas que les Amérindiens qui en offrent l'exemple. L'Europe elle-même devient le théâtre d'affirmations culturelles, linguistiques ou régionales (Catalogne, Flandre, Ecosse, Frise, Pays Basque, Bretagne, Pays de Galles, Lombardie, Slovaquie, etc.). Dans les Balkans ce recours prend des allures de régression tragique dans un ethnisme fanatique. Là et ailleurs, l’extrême droite brandit des arguments fascisants en invoquant de manière perverse les notions de culture, de peuple et d’identité. Le Réseau Cultures y voit une raison supplémentaire pour aborder ces questions. Dans une perspective démocratique et ouverte à l’altérité, elles sont l’anti-poison du fascisme et de la globalisation aliénante. (Ces affirmations identitaires sont l’objet du projet 1999-2000 "identités collectives, développement local et démocratie" au sein du présent Programme du Réseau Cultures intitulé "Expériences Citoyennes au Sud et au Nord"). L'enracinement en cours peut mener au pire comme au meilleur. C'est ce que le Réseau Cultures a cherché à illustrer dans son étude, conduite pour la Fondation Charles-Léopold Mayer pour le Progrès de l'Homme (FPH) intitulé : "Cultures entre elles : dynamique ou dynamite ?"

Dans les témoignages recueillis pour le présent Projet, le recours à la mémoire et à l'identité tant personnelle que collective apparaît éminemment positif. Il barre la route au nivellement et à la superficialité d’une mentalité étroitement matérialiste et consumériste. Il s'oppose au mimétisme aveugle que risque de causer les tentatives d'occidentalisation du monde, notamment celle entraînée par la coopération au développement. (Voir à ce sujet les travaux nombreux du Réseau Cultures et en particulier sa revue "Cultures et Développement" no. 24 d’avril 1996). Enfin, il est moteur potentiel d'une action citoyenne renforcée et novatrice.

Enracinement et ouverture

Respecter son identité et faire œuvre de mémoire revient à affirmer sa dignité, la confiance en soi et la certitude intérieure indispensable à tout dépassement. "Se développer est une question de confiance en soi et en l'autre pour reconstruire une communauté, puis créer des liens, fédérer ..." dit une animatrice belge d'ONG. Cette notion de confiance en soi qui peut déboucher sur l'ouverture à l'autre fut un des leitmotive de la Rencontre. Ce que le poète et chef d'Etat sénégalais Léopold Sedar Senghor appelait "enracinement et ouverture" a trouvé de multiples illustrations dans ce Projet. La qualité d'écoute mutuelle et de respect des différences fut grande au cours de la Rencontre, sans doute à cause du travail de retour sur soi effectué par chacun au cours de l’écriture des témoignages en préparation de la Rencontre. Celle-ci se déroula dans un climat exceptionnel de vérité et d’ouverture à l’autre. La capacité de "s'accepter soi-même puis d'aimer l’autre est le point de départ" précise un participant italien. C'est cette vérité simple mais fondamentale qui fit dire récemment par le ministre belge de la coopération internationale, ancien président de MSF et lui-même chirurgien de guerre, qu'il craignait que nombre d'experts et coopérants en développement "n'aiment pas vraiment ces gens mais aiment s'occuper d'eux …". Ce manque d’empathie serait à l’origine des innombrables malentendus et échecs qui jalonnent l’histoire de la coopération au développement.

Ces réflexions sur l’identité renforcèrent la conviction du Réseau Cultures que la coopération au développement doit changer radicalement de nature. Au terme "développement", trop eurocentrique et réducteur (l'homme réduit à ses "besoins" matériels) on préfèrera la "qualité de vie" (Thaïlande), "l'épanouissement" (Brésil), "l'amour" (Haïti), "la recherche" de dignité (Pays-Bas). "A gente e feita para brilhar" avait inscrit sur les murs de Salvador de Bahia des militants du Parti des Travailleurs (P.T.) : nous sommes faits pour briller ! Voilà une revendication bien éloignée des programmes un peu ternes de certaines agences caritatives ou de développement ou des experts de la Banque Mondiale ! La mise en question de l’ethnocentrisme occidental dans la coopération ne doit cependant pas mener les Occidentaux à la haine de soi. Si les Européens ont à faire le deuil de leur propension à considérer leurs propres inventions et points de vue comme universels, ils sont invités à aller aux sources de ce qui fait leur spécificité. Leur culture renferme un potentiel magnifique qu’il convient à chaque génération de vivifier et de renouveler. Une participante belge cite en vrac parmi les acquis de la culture européenne dont elle se dit fière "la sécurité sociale, la psychanalyse, le secteur économique tertiaire (économie sociale), les contes de fées, le féminisme, Saint Nicolas, la bande dessinée ...".

Un participant européen écrivit à l'issue de la Rencontre "J'ai été frappé par l'ancrage traditionnel fort de nos amis des autres continents, qui contraste avec la perte de racines qui nous affecte en Occident et nous amène parfois à "butiner" d'une spiritualité à l'autre. D'un côté, je reste persuadé avec Simone Weil que l'enracinement est un besoin fondamental de l'homme ; mais par ailleurs, il est bien difficile de revenir en arrière et de s'inscrire dans des symboles que nous ne comprenons plus. Avons-nous la capacité de nous enraciner sur un plan strictement intérieur et individuel sans bénéficier d'un terreau plus collectif et marqué par une histoire ? Voilà une question que j'aimerais personnellement approfondir."

3. Des sociétés multiculturelles à références multiples

Un participant qui fait du théâtre tant en Europe qu'au Pérou et à Cuba et dont l'ONG suscite des contacts entre citadins marginalisés (maghrébins en Europe d'une part, originaires des mégapoles latino-américaines d'autre part) écrivit ce qui suit à l'issue de la Rencontre : "Depuis la disparition du monde bi-polaire, il faut apprendre à avoir suffisamment confiance pour accepter un monde multi-polaire, accepter une vraie pluralité du genre humain. Nous sommes dans un moment exceptionnel de bouleversement des valeurs, de perte des modèles de société. A présent nous devons susciter une capacité d'imagination pour une transformation nécessaire, avec la multiculturalité comme composante principale de notre nouvelle société. Cela peut causer des crises d'identité, c'est pourquoi il faut permettre à chacun de trouver son identité, de s'enraciner mais de manière ouverte face à l'autre". Pourtant une participante asiatique s'interroge avec inquiétude : "La percée du Front National en France, la présence de courants néo-nazis en Belgique rendent-elles possible le multiculturalisme ? Personnellement, je pense que seule une spiritualité forte peut jouer un rôle déterminant pour réaliser le changement de mentalité nécessaire."

Le racisme en Europe comme ailleurs dans le monde est un frein terrible au développement local et à la démocratie. Dans les sociétés multiculturelles d’Europe, on ne pourra, estiment les participants occidentaux, maintenir les différences culturelles qu’à condition d’effacer les inégalités. Ne pas parler de différences culturelles entre immigrés et Européens sous prétexte qu'elles sont invoquées par l'extrême droite c’est pratiquer la politique de l’autruche et laisser aux extrémistes le monopole du discours sur la culture. C’est une grave erreur. Il faut en parler, mais comme clef de compréhension des attitudes dérangeantes de l’autre et comme source potentielle d'enrichissement mutuel.

La multiculturalité en cours trouve dans la santé un terrain particulièrement fécond et illustratif. Un participant français, jadis anthropologue en pays maya, rapporte ceci: "Les Quechuas, les Chinois, les tradipraticiens africains et les mulsulmans sont tous en train de revaloriser leurs traditions médicales. L'interaction civilisationnelle est en marche. En Europe, plus de la moitié des gens font appel à une pluralité thérapeutique. Les facultés de médecine restent enfermées dans leur positivisme rationaliste mais la vie et l'intelligence des gens les contournent de façon massive. Ainsi une interaction culturelle intense permet aux Européens de surmonter leurs propres contraintes culturelles."

La médecine n'est qu'un domaine parmi d'autres où s'affirme la pluralité des références. L'économie en est un autre. Cette affirmation, qui dérangera les tenants de l'économisme dominant à prétention universelle, fut longuement débattue, et illustrée d'innombrables exemples lors de la Rencontre. Il en sera question dans une section ultérieure. Notons ici qu'il y a lieu d'admettre, en économie, cette notion de pluralité. Un juriste sénégalais conclut : "Il nous faut admettre et valoriser la pluralité de cultures, y compris dans le domaine de l’économie. Ainsi, l'économie de compétition a besoin de l'économie de don mais cette dernière ne pourra pas remplacer l'économie de compétition qui correspond à nos besoins mais qui ne doit surtout pas être hégémonique."

4. La féminisation de nos cultures

Dans le chaos social, économique et politique qui s’installe dans des mégapoles telles que Kinshasa, ce sont les femmes le dernier rempart de la vie. C’est sur le marché, tenu par les femmes, que demeure vivace le lien social. Tandis que le monde kinois des hommes semble sombrer dans la violence et le désespoir, le monde des "mamans" résiste et vit. "On ne touche pas aux mamans" est un proverbe central de la vie kinoise : la femme est source de vie, de fécondité. Une morale de base, faite de respect élémentaire pour le vivant émerge sous les ruines d’une civilisation occidentalisatrice de façade que tenta d’apporter la colonisation.

L’émergence des énergies "féminines" à l’échelle planétaire fait éclore de nouvelles manières d’être. Il y a lieu de laisser s’épanouir d’autres façons de penser et d’agir. Les valeurs dites "masculines", liées à la conquête, à un sur-moi dominateur, au goût du pouvoir, à l’agressivité, tout cela a conduit à un monde en difficulté et dont tous sont victimes, qu’ils soient femmes ou hommes.

Il est donc important de laisser s’exprimer les composantes dites "féminines" de chacun : voilà l’alternative. La nouvelle culture sera "féminine" avec des valeurs d’intériorité, d’expression sincère de ses sentiments, de communication non-violente, de convivialité, de souci de re-liance, de tendresse. "Les moteurs symboliques féminins sont la mise en relation, le refus de fragmenter, de cloisonner, de s’enferrer dans des pensées dichotomiques et hiérarchiques. Ainsi, par exemple, l’économie et l’écologie sont à penser ensemble, non séparément et encore moins en termes de la supériorité de l’économique sur l’écologique" affirma une militante écologiste européenne. Autres valeurs généralement attribuées au côté féminin de l’être humain : l’accueil, la réconciliation, la paix. On y ajoute souvent l’esprit intuitif, lié à l’hémisphère droit du cerveau : un esprit cordial et holiste qui complète ainsi la raison qui analyse et conceptualise. On parlera, avec Noël Cannat, d’esprit concret qui corrige et complète la pensée abstraite, de démarche inductive proche de la vie qui corrige les excès d’une pensée déductive trop conceptuelle. Il s’agit de l’esprit concret qui observe comment les choses se font plutôt que d’imposer un système pensé à l’avance. Il s’agit encore lorsqu’on évoque les valeurs attribuées à la "féminité" d’une attention privilégiée aux "relations courtes" (de personne à personne) par rapport aux rapports entre groupes, classes et institutions qualifiées de "relations longues" et davantage associées à la "masculinité".

Le yin et le yang dans chaque culture

Ce qui précède appelle évidemment de nombreuses nuances. Parler de la féminisation des cultures c’est plaider en faveur d’un "mouvement de libération" qui intéresse l’homme autant que la femme et qui libère toute la société du carcan trop "yang" qui la mutile. "La libération féminine", écrit un participant haïtien, ne devrait pas être dissociée de la nécessité de libérer l’ensemble de la société de toutes ses oppressions. Mais elle peut en être une étape décisive et un levier puissant. Il ne s’agit donc pas d’une opposition hommes-femmes, qui serait stérile. Il y a aussi lieu d’éviter les généralisations hâtives et d’attribuer un rôle prédéterminé à chaque genre. L’expérience d’une féministe marocaine enseigne combien l’usage de stéréotypes peut devenir enfermant : "Je ne veux pas d’une identité féminine définie par la séduction et la fragilité". Il s’agit plutôt de mettre en valeur en chaque être humain son côté "yin" alors que la culture patriarcale, présente à peu près dans toutes les sociétés, est excessivement "yang". En ce sens, un féminisme qui ne serait qu’une revanche agressive des femmes sur l’homme pêcherait par masculinité extrême. Loin d’engendrer du neuf, il ne ferait que s’enfermer dans une logique guerrière. De nombreux hommes, époux et pères, souffrent de ce combat en perdant leur rôle légitime et indispensable. Cela ne veut cependant pas dire qu’il ne faille pas œuvrer fermement pour que la femme exerce des droits égaux en société : ce combat-là relève de la simple justice et il doit être mené. Mais l’essentiel ici ne réside pas dans ce féminisme-là. Il s’agit de féminisation de la culture et non d’abord de rapports de force, même si ceux-ci sont importants.

Une participante belge est tout-à-fait explicite à ce sujet : "Dans le processus de "féminisation" de la société, il s’agit bien sûr de valoriser les valeurs féminines mais encore plus d’entraîner à une autre logique, dans un mouvement de vulnérabilité qui permet aux femmes debout de dire aux hommes : nous avons besoin de vous. C’est peut-être cela le changement radical à provoquer : que le yin appelle le yang afin que, par imitation (!), le yang appelle le yin ... Je ressens puissamment le lien entre force tranquille et ouverture vulnérable et je suis heureuse d’être femme, en acceptant de vivre en même temps ma masculinité que j’aime tout autant."

Cette participante écrira plus tard : "J’ai été intéressée et interpellée par cette réflexion tout autant à propos de la nature même des valeurs féminines que de la manière de les incarner. Ce thème ne cesse pas de m’habiter depuis notre rencontre. Avec comme toile de fond l’urgence de nous rendre compte qu’il s’agit de vivre masculinité et féminité dans le sens d’une complémentarité interactive faite du besoin de l’autre et de l’expression de soi."

Une autre femme rapporta ceci: "Quand j’ai été confrontée à un collègue ivre de pouvoir, je n’ai pu en sortir qu’en reconnaissant en moi mon aspect yang. En effet, hommes et femmes ont tous deux en eux-mêmes les deux polarités. Mais l’opposition homme-femme est stérile. La complémentarité des valeurs "yin" et "yang" est plus féconde."

C’est d’Afrique aussi, et de mâles, que vint l’appel le plus ferme à la "féminisation de la société". "En tant que sociologue africain, je suis certain que nous n’en sortirons pas sans davantage de féminisation de nos sociétés africaines. Il faut revaloriser la fonction reproductive. Il s’agit d’un "rééquilibrage" pour se défaire d’une colonisation mentale masculine. Ceci est d’ailleurs en cours. La crise économique en Afrique a renforcé le statut économique de la femme, notamment par le développement du secteur dit informel. Cette nouvelle position de la femme africaine est en train de faire évoluer son statut politique au sein de nos sociétés" rapporta un universitaire sénégalais. Cependant, en évaluant la Rencontre, une féministe occidentale, militante dans les ONG tiers-mondismes, écrit : "On ne peut s’émerveiller d’une féminisation de la société africaine, quand les politiques d’ajustement structurel obligent les femmes à assumer seules la charge de la famille, les hommes ayant émigré pour trouver du travail et l’Etat s’étant désinvesti de sa mission de protection sociale. Au niveau des rapports sociaux, on ne peut non plus exclure la nécessité du conflit - si possible non-violent - au nom de la nécessaire harmonie dans les familles ... Cette clarification me semble utile pour cerner les enjeux."

La prise de position "féministe" du sociologue africain n’était pas un cas isolé. Un leader paysan togolais rapporta: "La femme incarne certaines valeurs auxquelles tout le monde aspire. Dans ma société, c’est la femme qui gouverne les choses vitales, alors que ce sont les hommes qui donnent l’apparence du pouvoir. L’homme est "un tigre en papier". Mais la femme est dans la puissance". Et un autre leader paysan ouest-africain de renchérir: "Aujourd’hui j’ai compris que le concept de féminisation, qui est nouveau pour moi, ne revient pas à mettre la femme au-dessus de l’homme, donc à créer quelque part un conflit, mais de créer ensemble (homme et femme) une vie plus douce, comme la femme, plus humaine et plus équitable."

Le principe de précaution

La "féminisation de la culture" dont il fut tant question au cours de la Rencontre du projet "Ailes et Racines" pourrait être définie par la valorisation du "principe de précaution" selon lequel tout ce qui peut se faire techniquement ou économiquement n'est pas automatiquement souhaitable. En conséquence, ce principe de précaution prône la capacité de mettre des limites à ce que l’être humain entreprend. Il favorise l’avènement d’une culture de résistance, non pas militaire ou violente, mais résistance comme du non-asservissement à ce qui cherche à dominer, et comme l’innovation et mise en relation (re-lier). Ce principe de précaution a des conséquences concrètes importantes dans les domaines de l’économie, du développement local et de la démocratie. Il sera évoqué dans les sections suivantes consacrées à l’action citoyenne.

5. Action sur soi, action sur le monde ?

Si la spiritualité est au centre des préoccupations de ce Projet, l’action sociale et politique pour une société meilleure l’est tout autant. Aux antipodes d’une spiritualité conçue comme luxe nombriliste ou comme retrait du monde, les participants affirment le lien intime entre le chemin spirituel personnel et l’action sociale. Une participante allemande l’affirme en ces termes : "Il s’agit de surmonter tout égoïsme personnel, social, religieux, national". Un Français de religion musulmane parle de la nécessaire "révolution intérieure" et de Suisse vient l’accent porté sur le travail sur soi comme condition d’une action sociale utile : "Surveiller l’émotivité, les jugements, l’irritation". D’autres occidentaux insistent sur la sobriété de vie, à savoir une frugalité joyeuse qui confère à l’être humain légèreté et élégance. Cette frugalité doit contribuer à rétablir un peu de justice et d’égalité dans un monde déchiré par le fossé croissant entre riches et pauvres.

Gandhi le disait naguère : il existe un lien mystérieux entre le travail sur soi et le changement social, entre l’intériorité et l’extériorité. La plupart des participants au projet sont d’accord : "La haine, l’envie ou le désespoir que je laisse en mon cœur est mystérieusement complice d’un meurtre, d’une injustice ou d’une catastrophe naturelle qui se passent à des milliers de kilomètres, même concernant des gens que je n’ai jamais rencontré". Le changement social et politique passe par le changement personnel. La spiritualité est, en quelque sorte, déjà politique. La méditation fait partie de la responsabilité citoyenne (en tous cas de ceux qui s’y sentent appelés).

A l’issue de la Rencontre, une participante écrit combien elle est remuée par les témoignages, principalement ceux venus de pays frappés par la dictature. Elle évoque ce qu’elle appelle la "puissance de la Haute Tendresse", celle de la résistance non-violente fermement et sereinement à contre-courant. La militance devient alors mutance.

Ceci est d’ailleurs un constat et un appel qui ressort clairement du Projet "Ailes et Racines": certains "militants" de demain seront aussi des "mutants" sur le plan personnel, au niveau de leurs valeurs et de leur façon de vivre. Il s’agit de se mettre personnellement en cause, de changer son comportement en lien avec sa conscience citoyenne et sa conviction qu’il y a urgence à opposer à la logique dominante une sorte "d’objection de conscience". Cette conclusion concerne le Nord et le Sud. D’Haïti s’élève en outre une voix qui complète utilement ce qui précède: "Les préoccupations des ami(e)s du Nord de l’Europe, tout en rejoignant les nôtres au Sud, en diffèrent un peu puisqu’ils (elles) ont à gérer les impasses et contradictions de leur propre "développement" qui est, en quelque sorte, le revers de notre "sous-développement" (principe des vases communicants)."

La prise de conscience de cette impasse et de l’absurdité dans laquelle elle nous a tous enfermés est une occasion d’initier "la vraie révolution" dont parle un des participants français.

III. POUR REFONDER L’ACTION CITOYENNE

  1. Une économie sociale pour un développement local

Le mur de Berlin a été remplacé par un mur d’argent. Le capitalisme néo-libéral effréné triomphe partout mais ne menace-t-il pas l’humanité et la nature par sa compétitivité insensée et son productivisme ravageur? L’idéologie néo-libérale actuelle réduit tout à de la marchandise, rogne la cohésion sociale entre les individus et nous entraîne dans un "économisme" aliénateur et qui engendre, dans le Nord, exclusion sociale et, dans le Sud, misère croissante. (Qu’il suffise de se référer aux travaux du Club de Lisbonne et de Riccardo Petrella à ce sujet.) Il est important d’y résister. Malgré la lente démystification qu’entraîne l’effondrement des "modèles" asiatiques hier encore brandis comme exemples universels, l’hégémonie du système capitaliste néo-libéral effréné reste lourde. L’invraisemblable proposition nord-américaine d’acheter aux pays du Sud des "droits à la pollution" est un exemple consternant de cette philosophie bornée et dangereuse du tout-au-marché. Il est nécessaire, disent les participants à la Rencontre, d’organiser toutes sortes de formes de résistance et de solidarité, voire même, pour un participant, une "Internationale" ou un parti politique international.

L’épanouissement de l’économie sociale peut constituer une des forces positives qui vient humaniser l’économie et sauvegarder les liens non-marchands entre les individus. L’économie sociale est peut-être une concrétisation dans le domaine économique de la "féminisation de la culture" dont il a été question. Elle se fonde non d’abord sur le capital et la motivation de profit maximal, mais sur les ressources humaines disponibles et le besoin de solidarité et de coopération. C’est pourquoi l’économiste chilien Luis Razeto l’appelle "l’économie avec facteur C" pour: convivialité, collaboration, coopération … Il s’agit de cette faculté "féminine" de re-lier, de ré-unir, d’associer. Cette faculté-là se distingue de la faculté "masculine" de séparer, entrer en compétition, de combattre et de vaincre.

Il s’agit d’associer, dans une économie plurielle, le privé, le public et le social sans que toute l’activité économique ne soit absorbée dans le marché (le système actuel) ou dans l’Etat (selon le modèle soviétique). Cette économie sociale doit être reconnue comme un "troisième secteur" à part entière.

Deux participants, par ailleurs professeurs d’économie se sont relayés pour illustrer l’importance à la fois théorique et pratique de ce "troisième secteur" économique, qui se situe entre le marché privé et le secteur étatique. L’une est spécialiste de "l’économie informelle" au Chili, appelée plus opportunément "économie populaire", l’autre est un des chefs de file de l’étude en Europe de l’économie sociale. Il expliqua à l’aide de la métaphore du terrain de football combien le jeu a besoin de règles et d’arbitres pour être bien joué. Pendant les trente années de croissance qu’a connu l’Europe (1950-’80), l’Etat intervenait et régulait le marché selon les principes keynesiens. La société restait certes inégale et le monde connaissait, comme maintenant, d’immenses injustices. Mais la société n’était pas réduite à de l’économie ni la politique sommée de s’abstenir quant à la régulation du marché, ni les citoyens abordés comme de simples consommateurs. A partir des années Reagan-Thatcher, l’économique envahit tout, au Nord comme au Sud. Les joueurs se sont mis à sortir du terrain, à envahir les gradins, à renverser l’arbitre. C’est une régression, un retour aux conditions hyper-libérales prévalant dans l’Occident du 19ème siècle et dont les conséquences sociales déplorables ont été décrites par Zola, Dickens ou Marx. Et comme au 19ème siècle apparaissent à nouveau des coopératives, des mutuelles, des caisses d’épargne et de crédit, toutes sortes de formes nouvelles pour "tenir". Au Sud, c’est "l’informel". Au Nord, c’est l’économie sociale renouvelée. Jusqu’à ce jour, elle est largement ignorée par les statistiques, méprisée par les experts (comme l’est d’ailleurs l’économie domestique et le travail non rémunéré des femmes - ou des hommes - au foyer). Il est donc important d’étudier cette économie-là afin de lui donner la visibilité et la légitimité nécessaires à son épanouissement et à sa diffusion. Cependant, "un vrai lâcher-prise idéologique est nécessaire pour observer ces phénomènes où le social et l’économique sont intimement liés".

"C’est dans le domaine de l’économie sociale que le sens est le plus présent" nous dit le professeur d’économie: les communautés le contrôlent et sont donc capables de mettre en question les finalités de leurs activités. "Certes il y a des prises de pouvoir … N’empêche, quand les gens contrôlent leur économie, ils sortent de leur sous-développement". Cette économie sociale est à réinventer chaque jour comme réservoir de sens. Il est d’ailleurs significatif qu’il soit le seul secteur qui attire le travail bénévole. "J’y reçois du sens, même sans être rémunéré. La rémunération se fait en terme de sens! L’économie devient alors vecteur de dignité."

Nécessité et identité: les deux vecteurs de l’économie sociale

L’observation des conditions d’émergence et de croissance de l’économie sociale révèle que celle-ci répond généralement à deux conditions, la nécessité matérielle et l’identité collective préalable. "Nécessité fait loi", dit-on. Cela est vrai aussi dans ce domaine. On dirait qu’il faut sentir la pression des événements pour qu’on s’y lance. C’est le cas aujourd’hui, en ces temps de crise et de chômage. La coopération est fille de la nécessité. Mais si cela suffisait, dans tout bidonville il devrait y avoir de l’économie sociale! Or ce n'est pas le cas. Il faut en outre une identité collective. Elle est le levain nécessaire à toute économie sociale. Il suffit de voir où elle fleurit, par exemple au Québec (sauver la francité face au géant, les U.S.A., prêt à avaler l’économie locale), au Pays Basque (la coopération "Mondragon" a grandi jusqu’à englober 150 coopératives, sans devenir une multinationale); la Flandre (la paysannerie appuyée par le clergé local y a créé un réseau impressionnant de coopératives de commercialisation et de crédit). Les économistes traditionnels objectent à cette analyse qu’elle relève non de l’économie mais du "socio-culturel". La réponse des économistes présents à la Rencontre est claire: "C’est de la mobilisation du travail pour répondre à un besoin. C’est de la vraie production, c’est de la valeur ajoutée".

L’économie sociale est une manière d’assurer le développement local.

En Occident, d’autres approches que celles dictées par la globalisation hyper-libérale sont en train d’apparaître au sein de la société civile notamment:

Le Réseau Cultures a traité ces alternatives à l’économie dominante tant au Nord qu’au Sud de l’hémisphère dans un projet de recherche consacré à "l’enchâssement" de la vie économique dans le social et le culturel. (Voir à ce sujet le numéro spécial de la revue Cultures et Développement no. 29/30 de juillet 1997). La manière dont les valeurs et modes d’organisation sociale propres aux cultures africaines infléchit la logique capitaliste et produit un "management" spécifiquement africain est décrit dans l’ouvrage issu d’un autre projet de recherche du Réseau Cultures et intitulé: "Organisations économiques et cultures africaines. De l’homo oeconomicus à l’homo situs" (Laléyê, Panhuys, Verhelst, Zaoual, eds, l’Harmattan, URED et Réseau Cultures, 1996).

Pour un participant qui connaît bien le Guatemala, le développement local auquel l’Europe doit s’ouvrir est connu en Amérique latine sous le vocable "développement communautaire". Celui-ci est né hors d’Europe mais il commence à s’y introduire. On constate l’émergence de "pays" avec leur géo-culture locale. Les acteurs y ont une pensée politique dense, passionnée, convaincue. Ils acceptent le pluralisme et ne se laissent pas enfermer par les disciplines – automatiques et inconditionnelles - de parti.

  1. Vers un démocratie profonde

La démocratie est la condition de tout réel développement local. Entendons par le terme développement local la mobilisation des ressources humaines disponibles en faveur d’un mieux-être généralisé défini par les intéressés à partir d’un questionnement profond sur le sens. La démocratie qui permet une telle mobilisation n'est évidemment pas à réduire au jeu électoral organisé à intervals réguliers et encore moins à la politique-spectacle trop souvent infligée aujourd’hui aux électeurs-consommateurs des démocraties contemporaines. Il s’agit au contraire, pour les citoyens, d’un exigeant processus de veille. Cette démocratie profonde relève de l’attention informée et de l’engagement de chacun comme sujet responsable et solidaire. Elle dépend, pour paraphraser Alain Touraine, du "retour de l’acteur" (Fayard, 1989) sur la scène publique. Le sociologue britannique Anthony Giddens, un des inspirateurs de la "nouvelle démocratie sociale" du premier ministre Tony Blair, parle de "société réflexive" dont les membres sont plus autonomes mais aussi plus conscients tant de leurs droits que de leurs obligations civiques. Giddens plaide lui aussi pour un approfondissement de la démocratie. ("Third Way", Polity Press, 1998). La société civile est l’indispensable contrepoids de l’Etat et du marché. Toute société saine repose sur ce tripode: le Prince, le Marchand et le Citoyen. Quand ce dernier s’endort, la domination des autres ne tarde pas à se manifester: c’est la dictature politique ou techno-bureaucratique, ou bien celle de l’argent et des grandes sociétés multinationales qui se mettent à "gouverner le monde" (David Korten "When Corporations Run the World", Kumarian, 1997).

Il y a aujourd’hui nécessité impérieuse d’approfondir la démocratie.

L’individu, le pire ennemi du citoyen

"Dans les conditions actuelles de la démocratie, écrit récemment Joël Roman (dans "La démocratie des individus", Calmann-Lévy, 1998), le citoyen n’a pas de pire adversaire que l’individu". Cet écart croissant et paradoxal entre individu et citoyen est une des causes des crises de fonctionnement et de légitimité des démocraties en Occident. La notion de citoyen et les réflexes civiques sont en crise tant est grande l’atomisation des individus et la déliquescence des liens sociaux sous l’impact de la recherche effrénée de profit et de compétitivité entraînée par la globalisation. Le recours à la norme pénale comme garantie d’une possible coexistence, et le rêve proclamé par certains, d’une démocratie directe de type médiatique ne sont pas de bonne augure …

L’animateur du mouvement français "Démocratie et Spiritualité" écrivit, à l’issue de la Rencontre: "Quant aux relations entre partis et société civile, il faudrait admettre que les partis politiques ne sont plus les principaux porteurs du sens. Celui-ci provient des "acteurs/sujets", qu’il faut donc reconnaître." Il préconise de leur déléguer le maximum de responsabilités et de faciliter la diffusion d’une nouvelle culture politique. Les décideurs auront à traduire cette culture nouvelle en mesures législatives et réglementaires. Les partis devraient par ailleurs "accompagner" et non "embrigader" les hommes politiques.

Si l’engrenage implacable du néo-libéralisme constitue une menace, le refoulement des questions de spiritualité en est une autre, plus ancienne. Au nom du respect de la liberté de chacun, les questions spirituelles ont été reléguées dans la sphère privée. N’a-t-on pas ainsi privé le débat public d’une dimension capitale, à savoir la question de sens? Sans nier en aucune manière les apports utiles voire indispensables de la laïcité, ne faut-il pas, en Europe, trouver le moyen de réintroduire la spiritualité (la quête de sens) dans la sphère publique et surmonter ainsi ce que certains appellent "un rationalisme castrateur"?

En définitive, relier l’initiative locale des acteurs à la quête de sens, voilà l’enjeu de groupes et mouvements tels que ceux représentés à la Rencontre ("Démocratie et Spiritualité", "Holon", Projet "Ailes et Racines", "Concertation des Ruraux", etc.). Il nous faut non seulement mettre les initiateurs en réseau mais surtout en dégager le sens commun de leurs mouvements et le faire partager peu à peu. C’est le but du présent texte. Ce renouveau de la démocratie passe par la militance-mutance évoquée ici même.

Ailes et Racines

Les débats ont conduit certains à tenter une présentation schématique (et forcément un peu gauche) de la militance classique et des formes alternatives d’engagement. René Macaire parlait de "militants" classiques et de "mutants".

"MILITANTS"

1. Approche sécularisée

Peu ou pas de spiritualité ni beaucoup d’attention aux relations interpersonnelles;

Attentive au visible, au mesurable, au quantitatif

2. Le résultat à tout prix

La fin justifie les moyens; Léninisme (capitalisme aussi!); la taille, la force, la croissance, l’efficacité importent

3. Action spécialisée

Approche fragmentée de la connaissance (saucissonage) et de l’action; "expertise" acquise dans un seul domaine, à base d’une seule discipline

4. Rationalisme et volontarisme

Analyse (à distance) et décision rationnelles (froides) conduisant à la maîtrise du réel et la planification; convictions pré-établies (idéologies)

5. Dominer ("top-down")

Approche hiérarchique; valeurs patriarcales, males (yang); mentalité "d’avant-garde" politique: savoir (ce qui est bon) pour "les gens à la base"; paternalisme (y compris paternalisme de gauche); les gens comme objets d’analyse sociale et d’action

6. Prise de pouvoir

Ce qui importe c’est de prendre et d’exercer le pouvoir (de l’Etat)

7. Ethnocentrisme

Pas ou peu d’attention aux cultures locales; projets de développement anti-culturels; impérialisme culturel; universalisme abstrait

"MUTANTS"

1. Approche spirituelle

Le spirituel et l’interpersonnel y sont essentiels; attentive à la dimension invisible, non-mesurable, qualitative

2. Cohérence du processus

Les moyens sont conformes aux buts (l’arbre est dans la semence); non-violence active; "small" peut être "beautiful"; fécondité

3. Action multifonctionnelle

Approche de la connaissance et de l’action en reconnaissant la complexité et l’inter/rétroaction; approche transdisciplinaire

4. Holisme et synergie

Raison et intuition (logos et mythos) pour aborder la réalité vivante et l’action; l’action sociale comme acte sacré (bien qu’imparfaite); lâcher-prise et proximité (des gens, des évènements)

5. Participer ("bottom-up")

Approche participative; valeurs autant féminines que masculines (équilibre yin/yang); Recherche-Action Participative; modestie intellectuelle; abilité à écouter et être patient; les gens sont acteurs, sujets de l’analyse sociale et de l’action

6. Stimulation de la société civile

Appuyer des groupes humains et la dynamique associative; aider les gens à se réaliser et à acquérir une voix, du pouvoir

7. Prise en compte de la culture

La dynamique culturelle locale comme point de départ (donc participation intense); culture comme dation de sens: ni relativisme ni universalisme fallacieux; culture comme point de départ du changement

3. Coopération Nord-Sud: le paradigme de la réciprocité

"La vie au village n’a pas de sens, avais-je entendu quand je voulais retourner à la terre" dit cet intellectuel devenu leader paysan bien que porteur d’un doctorat d’une université parisienne. "Il fallait aller à contre-courant, infliger un démenti concret à cette mentalité. J’ai accompli des choses petites, peu appréciées par le monde extérieur, sans rentabilité impressionnante. Mais je sais que le village est le levain de la pâte nationale. Et ici, à cette Rencontre, je découvre des complices, des gens de tous les horizons qui parlent de respect, de culture, de féminisation de nos mentalités. Pour moi il est évident que toute pauvreté peut être transformée en richesse pourvu que l’homme agisse à partir de ses motivations spirituelles." C’est dans cet esprit qu’un précurseur africain, Albert Tevoédjrè, actuellement ministre du Plan au Bénin, écrivait, il y a déjà vingt ans, qu’il faut "déshonorer l’argent". Le récent livre de Réginald Moreels, ministre belge de la coopération internationale s’en inspire et porte pour titre ce proverbe peulh bien significatif pour notre propos: "L’homme, un remède pour l’homme". Le sous-titre du livre en est la conséquence: "Dé-chiffrer le développement. Manifeste politique pour l’égale dignité des êtres et le dialogue interculturel".

Que de fois le beau discours des ONG sur le "partenariat" ne reste-t-il pas un vœu pieux alors qu’en réalité le bailleur de fonds continue à imposer ses critères – fussent-ils généreux – et à ne voir dans l’autre que quelqu’un à aider. C’est un des enseignements les plus forts à retirer de ce projet. Il pourrait s’intituler: la réciprocité. Celle-ci devrait devenir le nouveau paradigme des relations internationales et remplacer progressivement l’obsession "développementiste" de l’intervention à sens unique (du Nord dans le Sud). Non pas que l’appui aux initiatives des plus démunis ou des victimes de l’injustice ne soient plus de mise, mais que cela s’inscrive dans un cadre nouveau, plus large, plus respectueux des personnes. "La coopération au développement a souvent été un véritable obstacle à la relation" dit une responsable hollandaise d’ONG. "Il est temps de célébrer le respect des personnes indépendamment de leur niveau de vie matériel." renchérit un Africain . "Il est temps d’apprendre les uns des autres et de se battre ensemble pour que le monde soit plus habitable et fraternel.".

Nous sortons d’une longue période de relations à sens unique où l’un "civilise", domine, "développe" et l’autre est confiné dans son rôle d’éternel apprenti et bénéficiaire. Que d’occasions manquées pour apprendre les uns des autres! Ce thème de la réciprocité commence seulement à être promu. Le livre évoqué ci-dessus, "L’homme, un remède pour l’homme", prône fortement le respect de l’égalité dans la différence, et l’apprentissage mutuel. C’est le début d’une nouvelle orientation politique qui est en train de se mettre en place. Nous sommes encore des voix isolées criant dans un désert desséché par l’arrogance des "experts" envers les "sous-développés". Mais il y a du changement dans l’air.

"Il n’y a pas d’autre vertu que de ne pas mépriser" disait déjà un Père du désert (ermite chrétien des premiers siècles).

4. En guise de conclusion: la petite espérance?

La situation du monde ne prête pas à l’optimisme. Les conclusions qui ressortent de ce Projet "Ailes et Racines" s’opposent cependant à tout fatalisme. Les participants on fait preuve non d’un optimisme béat mais d’un regard qui sonde au-delà des apparences. Un participant l’appela, avec Charles Péguy, "la petite espérance". Il proposa en guise de conclusion que la nouvelle culture à acquérir soi-même et à diffuser alentour soit caractérisée par la foi, l’amour et l’espérance:

La formidable quête de sens de beaucoup de nos contemporains est, dans cette perspective, une opportunité culturelle fondamentale. Il y a, un peu partout dans le monde, au niveau parfois très local, des initiatives fantastiques qui constituent un gisement d’espérance.

EVALUATIONS D’UN PROJET ATYPIQUE

Une participante écrit:

Deux mois après notre rencontre, après l’avoir laissé reposer et s’enraciner un peu déjà dans ma vie concrète et quotidienne, la sensation la plus forte que j’éprouve est celle d’un temps fort, privilégié, et même exceptionnel pour moi. Ce qui m’a profondément marquée, c’est la manière dont nous avons fonctionné ensemble - et cela depuis la première vague -, plus encore que les contenus abordés (même si ceux-ci ont été très importants et passionnants pour moi aussi. Je continue d’ailleurs toujours de les porter, d’y réfléchir et de me laisser influencer par eux …).

Cela signifie que le plus important pour moi a été l’expérience elle-même, éprouvée physiquement: expérience d’écoute profondément respectueuse de chacun (écoute reçue et donnée), d’intérêt réel pour chacun, d’un fonctionnement de groupe dans lequel chacun a eu sa place, sans hiérarchisation et avec une participation active de tous. Et ceci depuis le début du processus: c’est chacun de nous qui a construit ce séminaire par son témoignage, par ses réactions et par ses propositions de thèmes et de questions. Ce n'est pas un processus seulement démocratique mais aussi participatif, et selon moi, c’est à cela que nous devrions arriver – ou au moins c’est vers cela que nous devrions tendre – dans tous les groupes, meetings, réflexions, etc. J’ai eu le sentiment d’un réel ensemencement réciproque entre adultes, tous actifs et non "consommateurs". Ce "mode d’être" restera pour moi une "expérience-pierre blanche".

Il me semble que cela a été impulsé par la méthode, mais aussi grâce à l’ouverture et la simplicité de chacun qui s’est livré aux autres sans fausse pudeur, sans étalage ou déballage indécent non plus … et qui a accepté d’être vraiment acteur!

La diversité de nos cultures d’origine, de nos appartenances philosophiques et religieuses, de nos expériences et milieux de vie aurait pu nous diviser et nous mettre en rivalité ou en compétition… Elle nous a au contraire provoqués à vivre une attention respectueuse envers l’autre, un intérêt ouvert et sainement curieux pour son point de vue et sa réalité, un partage sans emphase de notre propre expérience. De sorte que cette diversité est devenue facteur de notre rencontre et richesse inestimable.

Il me semble que beaucoup d’autres éléments ont favorisé le climat et notre mode d’être ensemble:

Je voudrais reprendre les mots de Martin Luther King cités par Jacques dans notre petit groupe le dernier jour: "C’est toujours une minorité d’hommes et de femmes engagés et créateurs qui ont rendu le monde meilleur". Et vous remercier tous très chaleureusement pour l’engagement que vous vivez, que vous m’avez partagé et qui m’a donné et continue à me donner beaucoup de force et d’enthousiasme pour m’enraciner joyeusement dans le mien et pour faire face aux obstacles et difficultés avec détermination, patience et bonté.

Je laisserai les derniers mots une fois encore à Maurice Bellet (dans "L’épreuve ou le tout petit livre de la divine douceur", p. 102-103):

"L’universel – la grande fraternité universelle, l’humanité réconciliée, la paix vivante – ça ne s’atteint pas en élargissant la surface, mais en creusant plus profond. Cela ne se réalise pas par l’idée ou par le pouvoir. Mais c’est quand un humain aime un autre humain, bien qu’il soit pour lui l’ennemi ou l’étranger; c’est quand réellement se rompt le cercle du meurtre.

L’universel n'est pas en quelque chose qui ferait que les hommes s’accordent, se respectent, se reconnaissent. Il est cet accord, respect, reconnaissance, ici et maintenant, quand il se fait, quand il se donne.

Il n'est pas en quelque chose, il est cet amour même."

Quelques "paroles de sagesse" ressortent de ce Projet (quel maigre mot pour un tel vécu!):

"Les vrais militants seront non ceux qui distribuent des tracts, des leçons et des coups mais ceux qui vivent autrement … Nous voici aux sources intimes du problème de la révolution et de la vieille et stérile alternative entre morale et politique". (Olivier Clément).

"La promesse depuis le 19ème siècle de la mort de Dieu et l’instauration d’un paradis sur la terre d’Occident qu’annonçaient explicitement le Marxisme-léninisme et implicitement la pensée capitaliste libérale s’est transformée en certitude d’enfer pour une foule de dizaine de millions d’Occidentaux chômeurs, SDF, sidéens, suicidés, marginaux, drogués, irradiés, prostitués, bagnards. Un siècle de régression spirituelle et culturelle aurait-il suffi à la conscience des économistes occidentaux et leurs auxiliaires du tiers-monde? Ont-ils enfin compris qu’ils accomplissent l’irréparable dans le Sud après avoir joué aux apprentis-sorciers dans le Nord? (Moktar Lakelal).

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