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Vers un nouvel ordre social ?
Une autre lecture des questions d'insécurité et de délinquance

Par Catherine Gorgeon et Francis Bailleau


I n t r o d u c t i o n

  Aujourd'hui comme hier, trop souvent les questions comme les réponses, provoquées par la montée des tensions sociales ou des problèmes de marginalité, par celle des phénomènes de violence ou de délinquance sont construites comme s'il s'agissait de manifestations qu'il serait possible d'isoler de la scène sociale, politique ou économique et de traiter en tant que phénomène autonome.

Une fois énoncé le fait que ces manifestations multiples et hétérogènes sont le fruit d'une crise - précaution oratoire, que la majorité des intervenants respecte - l'on glisse vers ce qui est considéré comme "le vif" du sujet sans que ne soient réellement abordées les liaisons, les relations entre des phénomènes visibles d'ordre, ou plus exactement de désordre dans un espace public et la question de la transformation de l'ordre social. Des solutions sont ainsi proposées pour réduire l'impact de ces dysfonctionnements sociaux ou pour rendre supportable les nuisances provoquées par leur éruption sur la scène publique sans que ne soit analysé et pris en compte le contexte social, économique, urbain et politique dans lequel ces manifestations s'enracinent (1).

Certes, comme Robert CASTEL a pu le noter, "la question de l'exclusion qui occupe le devant de la scène depuis quelques années est un effet, essentiel sans doute (de l'effritement de la condition salariale) … mais elle déplace en bordure de la société ce qui d'abord la frappe au cœur … Il y a une question sociale, et c'est la question du statut du salariat, parce que le salariat en est venu à structurer notre formation sociale presque tout entière" (2).

Sans doute, ces dernières années, la médiatisation de cette notion floue "d'exclusion" était socialement et politiquement nécessaire car, sans un minimum de supports visibles et compréhensibles par tous, il est très difficile de penser ou d'agir la question sociale.

Historiquement, la ou les question(s) sociale(s) se sont ainsi incarnées dans des manifestations politiquement et socialement construites - généralement par les institutions et administrations en charge de l'ordre public - que le (les) pouvoir(s) en place se sont efforcés de juguler, sans jamais réussir d'ailleurs à les réduire par le biais des politiques d'ordre public, construites spécifiquement pour les résorber. Quelques figures ont ainsi marqué ces deux derniers siècles : les mendiants ou les vagabonds durant la période préindustrielle, les ouvriers paupérisés et menaçant pour l'ordre social vivant en périphérie des sites industriels à la fin du XIX° siècle. Le travail de Louis CHEVALIER (3) a ainsi démontré comment, à la fin du XIX° et au début du XX° siècle, se transforma - par l'organisation progressive de luttes collectives - le regard que la bourgeoisie "bien-pensante", charitable ou réactionnaire portait sur les "pauvres, alcooliques, dépravés, immoraux et dangereux" ouvriers urbains de l'industrie naissante.

Aujourd'hui, les jeunes et les banlieues, la violence et les incivilités saturent les discours publics et, dans le même temps, masquent les transformations du salariat et ses conséquences qui marquent cette fin de siècle (4).

Cette focalisation sur des lieux, certaines banlieues, et sur une des composante de la population qui les habitent, les jeunes, principalement ceux d'origine étrangère, s'explique, aisément pourtant semble-t-il, par les modes de régulation qui ont pu être mis en place depuis l'apparition des premiers signes perceptibles d'un rétrécissement du marché du travail des premières conséquences de la réorganisation économique (ou révolution ?) au milieu des années soixante-dix (5). Les jeunes peu formés entrant sur le marché de l'emploi et les plus âgés parmi ceux déjà intégrés dans le salariat ont été, en France, les premiers et les plus massivement pénalisés par cette remise en cause d'un ordre économique et social, basé sur le contrat de travail à durée indéterminée. Ce choix politico-économique, que fit la société française pour préserver le statut et la place des salariés adultes (6), ne sera pas sans conséquence quant à la dégradation des conditions de vie des jeunes, en particulier des moins formés ou de ceux d'origine étrangère. Populations qui sont systématiquement au cœur de tous les débats et polémiques concernant les problèmes d'ordre public.

Et, dès le milieu des années soixante-dix, l'action publique en direction des jeunes s'organise conjointement dans deux champs d'intervention (7) :

- des politiques de formation professionnelle puis d'insertion sociale et professionnelle ;
- des politiques de régulation et de défense de l'espace public.

A travers ces politiques qui se poursuivent jusqu'à nos jours, leurs échecs répétés et leurs quelques réussites, se construira progressivement l'image des jeunes et des banlieues qu'ils habitent que nous connaissons aujourd'hui.

ELEMENTS DE CONTEXTE

Un problème jeune ?

  Il faut, pour répondre à cette interrogation, dépasser la relation classiquement établie entre la définition d'un ordre public et la délinquance des jeunes telle qu'elle est saisie par les autorités. De même qu'entre l'insécurité perçue et le comportement des jeunes, la population construit une relation en termes de délinquance qui ne respecte pas les définitions officielles tant des infractions ou des délits que de la fonction et l'action policière ou judiciaire (8).

Le premier point qu'il nous faut aborder concerne l'importance de cette délinquance des jeunes et ses transformations (9).

Il est certain qu'une rupture est perceptible dans les comportements des jeunes traités par l'appareil judiciaire depuis la fin des années soixante-dix. Rupture dont rendent compte tant les statistiques établies par les institutions policières ou judiciaires sur leurs activités que les rapports ou perceptions des travailleurs sociaux au contact de ces phénomènes ou des jeunes en difficulté. Rapidement et sans entrer dans les détails, il est possible de distinguer, à l'aune de ces différentes sources, deux périodes ayant chacune leurs caractéristiques :

-Dans une première phase 1950-1975/80, progression et domination nette de ce que l'on peut appeler une délinquance d'appropriation, liée à la notion de transgression. Pour les jeunes, le vol simple domine (plus de 80%), dont une bonne partie recouvre les vols de moyens de locomotion, du vélo à la voiture en fin de période en passant par les mobylettes essentiellement pour les garçons et, des vols dans les magasins, pour les filles.
- Une seconde phase, qui se poursuit actuellement, caractérisée par la montée en puissance des coups et blessures volontaires, des vols avec violence, du racket, des viols, etc., c'est à dire des atteintes aux personnes qui étaient extrêmement rares durant la phase antérieure.

Dans la première période, il s'agissait essentiellement d'une délinquance liée à une recherche identitaire : le passage d'un statut de jeune sous contrôle à celui d'adulte autonome ; formes classiques dans une société de croissance, de consommation. La seconde, à l'inverse, est symptomatique d'une société "en crise" où les voies d'intégration sociale et professionnelle dans le monde des adultes sont réduites et où l'opportunité des gains légaux est, pour certaines populations, très peu accessible et où la voie illégale, nous y reviendrons, est valorisée. Cette augmentation de la violence physique dans les rapports sociaux est ainsi, nous semble-t-il, inséparable de la crise de l'emploi et marque une remise en cause du rôle social et économique des formes de l'échange du travail (10).

Le travail et son échange sur un marché ouvert n'est pas seulement une ressource matérielle mais il est également - nous le voyons sans doute aujourd'hui avec plus d'acuité qu'il y a quelques années, alors que c'était une dimension très présente durant la période d'industrialisation de la France ( ) - source d'identité, de reconnaissance sociale et, en particulier pour les jeunes, d'inscription dans un rapport salarial comme voie principale d'accès au monde des adultes.

Ce passage, entre les deux périodes, d'une délinquance de transgression à une délinquance d'exclusion, de survie s'accompagne de surcroît de deux autres phénomènes.

- L'émergence ces dernières années d'une délinquance que l'on pourrait appeler "d'expression" qui fait beaucoup "parler" d'elle, en opposition à la délinquance d'appropriation individuelle de la première phase. "On" brûle les voitures en groupe mais on ne les utilise plus ou peu avec, en particulier, l'exemple médiatisé de Strasbourg durant les fêtes de fin d'année. "On" casse également des locaux mis en place par les pouvoirs publics dans certains quartiers, en principe pour les jeunes ou "on" empêche les moyens de transport à disposition d'être utilisés, "on" dégrade son environnement immédiat : cages d'escalier, boites aux lettres, parcs, etc.
- L'apparition de ce que les autorités et certains chercheurs appellent les "incivilités" et sur le statut desquelles nous allons revenir.

Deux caractéristiques sont communes à ces deux nouveaux (?) phénomènes, leur forte localisation mais également le caractère initiatique, conformiste des comportements qu'ils recouvrent et qui explique, sans doute, le fait que les adolescents qui accèdent à ces pratiques sont de plus en plus jeunes. Il s'agirait d'une forme d'intégration, d'un mode de socialisation dans et par un monde à part, à distance du reste de la ville et très enraciné dans le quartier. C'est à dire une reconnaissance sociale, liée à l'acquisition d'un statut vis-à-vis de pairs plus âgés.

Avant de poursuivre sur ce thème, il faut préciser les conditions d'émergence de ce terme d'incivilité. L'utilisation nouvelle de cette vieille notion apparaît tout à fait significative, dans la période actuelle, de la difficulté des politiques publiques à qualifier ces phénomènes, à les prendre en compte et enfin à les traiter. Ce terme, qui connaît un grand succès depuis quelques années (12), nous semble parfaitement rendre compte du décalage qui existe entre des comportements jugés "a-sociaux" et les moyens utilisés par les politiques publiques pour les réduire. Cette notion "floue" d'incivilité désigne un ensemble hétéroclite de faits qui dérangent et de comportements qui troublent la population sans qu'ils puissent donner lieu à une traduction en termes judiciaires, c'est à dire à une incrimination et donc à l'ouverture d'une procédure par le parquet. Sont ainsi regroupés les incorrections, les conduites plus ou moins menaçantes de certains jeunes, les dégradations, les trafics, les violences verbales, les agressions sonores, les petites transgressions, etc., faits souvent commis par des jeunes en groupe, en bande et qui sont très visibles dans les espaces collectifs publics ou semi-publics (13).

Ces faits ou comportements produisent majoritairement ce qu'on pourrait appeler des troubles de voisinage mais, pour la majorité d'entre eux, une traduction légale tout à fait précise existe qui pourrait permettre une incrimination, avec des classifications allant de la contravention au délit, c'est à dire de l'amende à la peine de prison [Bonnemain, chap.].

L'utilisation de ce terme "incivilité" n'est donc d'aucune aide pour décrire ces comportements, ces faits mais elle est par contre parfaitement illustratrice de l'attitude des pouvoirs publics et des difficultés des politiques traditionnelles à gérer un ordre public fragilisé.
Deux éléments pour le comprendre.

- Le premier concerne le rôle et l'efficacité de l'intervention policière et judiciaire face aux comportements des jeunes et au fonctionnement des institutions de contrôle social dans un ou des quartiers stigmatisés de la ville.
Une des caractéristiques communes à tous ces quartiers est la forte concentration de jeunes et d'adultes sans occupation, sans emploi. Un espace résidentiel restreint, conçu comme ayant une fonction unique de reproduction de la force de travail, est "occupé" vingt-quatre heures sur vingt-quatre par des personnes "sans occupation". On pourrait faire à ce propos l'analogie avec l'émergence de cette catégorie des "Sans Domicile Fixe". Une population marginalisée dont la visibilité sociale s'est fortement accrue ces dernières années et qui se définit à la fois par défaut de logements normés et par excès de visibilité dans les centres urbains et, notamment, dans les lieux de passage ou à forte attractivité commerçante et ludique. Tout autant, une partie des jeunes des quartiers d'habitat social, se définit par défaut d'occupation : ils sont hors de l'ordre de l'école ou du travail, et par excès, eux aussi, de visibilité quand ils "tiennent les murs" ou se regroupent dans les cages d'escaliers ou sur les rares espaces verts. N'ayant plus accès au reste de la ville qui leur renvoie une image négative d'eux-mêmes, ou plus exactement cet accès étant source de stigmatisation, l'identité, la conscience sociale de ces personnes se construit dans et par "le quartier" (14). Pour cette même raison et en réaction, l'introduction d'éléments extérieurs - en particulier les forces de l'ordre (15) - est la plupart du temps vécue comme une agression. A tel point que certains ont pu parler de sécession urbaine (16).
Cette situation d'occupation sans occupation d'un espace restreint est une des principales sources de la tension existante dans le quartier, celle-ci pouvant provoquer de la violence, violence qui se produit essentiellement à l'intérieur de la cité (17). Elle se porte principalement sur les jeunes eux-mêmes (tour à tour auteurs et victimes) puis sur les relations intergénérationnelles à l'intérieur du quartier, à moins qu'elle ne s'exprime, en cas de pénétration d'éléments extérieurs, comme une défense collective de l'espace "souillé" (18).
Ces actes de violence ne sont pas, dans la majorité des cas, codifiés juridiquement en infraction ou en délit. Car s'ils existent et s'ils peuvent formellement donner lieu à des poursuites, la proximité sociale et spatiale empêche tout signalement aux autorités et la police ne peut s'auto-saisir sans risquer de provoquer à son tour d'autres violences. Le tribunal n'a pas la possibilité juridique de traiter ces affaires selon ses propres procédures, d'où l'utilisation par les acteurs institutionnels "impuissants" de ces termes d'incivilité ou de violence urbaine et non d'infraction ou de délit pour décrire ces faits [Collovald, chap].

- Le deuxième point concerne la situation des jeunes aujourd'hui. De manière générale, deux mouvements peuvent être évoqués. D'une part, la progression rapide des taux de scolarisation : plus de 80% d'une classe d'âge est encore scolarisée à 18-19 ans et, d'autre part, la difficulté croissante, pour la grande majorité des autres - c'est à dire les moins ou les non diplômés qui ont quitté l'école avant ces âges - à trouver un emploi stable et donc une autonomie avant 25 ans. Dans ces conditions, il est très difficile pour les professionnels de l'insertion, les travailleurs sociaux ou les éducateurs mandatés de construire avec eux un projet d'autonomisation en dehors de l'apprentissage de la gestion d'un temps prolongé d'inactivité (19). Et, ces 15-20% de jeunes ayant quitté l'appareil scolaire sans diplôme ou savoir-faire reconnu sont concentrés, pour une majorité, dans ces quartiers dits "sensibles".

Un problème de banlieue ?

Les banlieues, les cités sont devenues ces dernières années le symbole des nouveaux problèmes sociaux. S'établit ainsi dans l'imaginaire social renforcé par les représentations médiatiques, dans un jeu permanent de miroir, une identification, une assimilation et, dans le même temps, une réduction des difficultés sociales à un type de lieu, les quartiers périphériques, territoires d'exclusion par excellence. Vision, nous semble t-il, réductrice. En effet, d'une part, la désaffiliation sociale n'est pas circonscrite aux seuls quartiers dits d'exclusion (20), et d'autre part, sa concentration n'est pas contradictoire avec sa diffusion. Même si, les principales manifestations des désordres dénoncés, en cette fin de siècle, par une majorité de la population renvoient à ces lieux et se traduisent en métaphores spatiales, superposant ainsi question urbaine et question sociale.

Or, si pendant longtemps la question sociale a prédéterminé la question urbaine au sens où la division du travail produisait de la ségrégation urbaine, la nature de la relation entre ces deux questions a aujourd'hui évolué (21). La question sociale est modifiée par la crise du modèle salarial : le salariat à plein temps occupe une part de plus en plus réduite des actifs. Cette mutation se traduit par une plus grande vulnérabilité et une plus grande exposition des populations. A la notion de "handicapé social" se substitue celle de "valide invalidé". Crise également des grands appareils publics d'intégration (école, police, justice, logement) qui n'arrivent pas à modifier en profondeur leurs modèles classiques d'intervention.

La question urbaine, s'est, elle aussi, transformée : fragmentation urbaine, éclatement et étalement de la ville dus à l'accroissement des mobilités, complexification des pratiques sociales en même temps que perte de la lisibilité hiérarchique entre quartiers. De nouveaux espaces se créent, à statut public ou privé, pôles d'échange ou au contraire à caractère mono-fonctionnel. Emergent ainsi de nouvelles centralités périphériques en concurrence avec les centres villes traditionnels. L'enjeu est alors de favoriser, dans ces lieux, la co-présence des groupes sociaux et des générations, d'éviter que la mobilité des uns et l'offre accrue d'espaces publics, semi-publics ou commerciaux n'accentuent encore les inégalités sociales entre, d'un côté, des ménages très mobiles et, de l'autre, des populations assignées à résidence dans des espaces stigmatisés.

Plus qu'à une augmentation importante d'une délinquance individuelle, les autorités sont ainsi confrontées à un retrait collectif des jeunes, à une dégradation générale des conditions d'existence dans ces quartiers situés géographiquement au centre des anciennes cités industrielles ou en périphérie des agglomérations. Les problèmes posés concernent la marginalisation sociale, les difficultés de fractions entières de la population à se maintenir ou accéder à des conditions "normales" d'existence (22). N'ayant plus accès aux voies classiques d'intégration par le travail salarié, cette population est marginalisée. Et si, globalement, nos sociétés européennes n'ont jamais connu un tel développement, un tel niveau de ressources, les écarts entre les groupes sociaux se sont creusés. A la suite d'Alain TOURAINE, on peut analyser la situation actuelle comme une phase intermédiaire vers la société post-industrielle durant laquelle deux organisations socio-économiques se heurtent. D'un coté, la société industrielle avec sa représentation en système hiérarchisé, fondé sur un continuum de positions inégales et, de l'autre, une société de marché, fondée sur le changement et la mobilité, avec des groupes sociaux qui ne sont plus définis par un rôle de production mais par une position sur un marché : "in or out" (23). Mais, il faut penser cet "in" ou cet "out" par rapport à un statut, celui du travailleur salarié sur contrat à durée indéterminée, et non par rapport à la société comme l'induit l'utilisation générique faite aujourd'hui de la notion d'exclusion.

La montée des tensions, la multiplication des conflits de voisinage, des actes de délinquance en ces lieux relégués se traduisent par l'expression d'un sentiment d'insécurité, fortement renforcé par la perception d'un abandon de ces cités par les pouvoirs publics. Les travailleurs sociaux sont débordés [Ditcharry, chap.]. Ils ne peuvent faire face à cette concentration des tensions sociales. Les équipes de prévention ou de milieu ouvert n'arrivent plus à réduire ces manifestations, parfois violentes, induites par cette "bataille pour l'espace" (24).

Dans ce contexte, les politiques de lutte contre l'exclusion ne passent plus ni par la remise aux normes, par la réduction des handicaps, ni par l'appui et la valorisation d'initiatives locales mais par un renouvellement de l'action publique et notamment de la gestion urbaine et par son adaptation à une problématique sociale et urbaine dont la localisation et les manifestations sont en perpétuelle évolution. Il s'agit de sortir d'une logique de rattrapage et de discrimination positive en direction de quartiers ou de populations et de refonder un minimum de cohésion sociale. Dans cette perspective, deux logiques doivent être poursuivies conjointement :

- reconnaître le droit des quartiers populaires et des publics qui y résident à exister dans l'espace urbain, social et politique ;
- garantir à tous l'accès à l'ensemble des fonctions urbaines selon une logique de mobilité géographique et sociale, c'est-à-dire maîtriser les mécanismes producteurs d'exclusion (25).

La poursuite de ces objectifs implique une transformation des politiques sociales afin de passer d'une logique de secours et de normalisation des "exclus" à un objectif de production d'un sens du "vivre ensemble" s'adressant à l'ensemble de la population. Par exemple, il s'agit d'analyser les risques de discrimination dont sont victimes les populations de certains quartiers afin de leur garantir un égal accès aux droits. Ou encore de mieux prendre en compte l'ensemble des besoins collectifs en matière d'usage et d'occupation des différents espaces de la ville, afin que des pratiques inhabituelles et non prévues (le stationnement prolongé et l'appropriation de certains lieux par des groupes de jeunes, notamment) ne soient pas vécues sur le seul registre de la menace et de l'insécurité.

Le pouvoir local se trouve au centre de ce processus car c'est le seul à même d'établir la cohésion, le sens social, en cette période de redistribution des relations de pouvoir, d'influence entre les différentes échelles d'appréhension de la réalité économique et sociale (Monde, Europe, Etat, Région). Il s'agit alors également de transformer les relations entre les collectivités locales et l'Etat. Il est essentiel notamment d'instituer des scènes publiques où l'Etat local puisse débattre véritablement avec les collectivités territoriales afin de parvenir à une véritable formulation locale des politiques nationales ou européennes.

ORDRE SOCIAL, ORDRE PUBLIC

  Face aux changements de nature de la question sociale, il ne s'agit donc plus seulement de réduire des handicaps individuels ou de valoriser des ressources ignorées mais de maîtriser "les processus d'étirement de la colonne sociale". A l'échelle des territoires, l'enjeu ne consiste plus aujourd'hui à rendre visible le quartier, à le prendre en compte, à y être présent mais à réduire l'écart entre les territoires (26). Pour les publics, il s'agit de passer d'un mode individuel d'action à un traitement collectif. On ne peut pas continuer à développer une "prévention" de la précarisation en ne tenant compte que des seuls processus individuels de désaffiliation. Il faut analyser ces manifestations et considérer ces processus en fonction des interactions multiples qui les caractérisent, des diverses sociabilités qu'ils mettent en œuvre et des formes d'inscription spatiale qu'ils produisent.

Or, l'action des travailleurs sociaux est une action personnalisée d'accompagnement des jeunes en transition. En particulier dans le secteur judiciaire où le mandat individuel ordonné par le magistrat règle les conditions de l'intervention. Aujourd'hui, dans les cités, cette transition des jeunes vers le monde des adultes ne peut plus être régulée uniquement sur un mode individuel, une relation duelle entre le mineur et "son" éducateur ou "son" juge. La majorité des tensions s'origine dans les modes conflictuels d'occupation des espaces. Il ne s'agit plus de l'inadaptation d'un jeune ou d'une famille mais d'une confrontation entre des groupes de jeunes, entre des jeunes et des adultes concernant l'occupation de ces espaces ou, plus rarement, d'une confrontation entre "eux " et les "autres", c'est-à-dire ceux qui ont des conditions correctes d'éducation et de logement, un accès à un travail régulier, officiel et rémunéré.

Dans le champ de la sécurité, la situation nouvelle impose ainsi une réflexion hors des cadres traditionnels. Ces tensions, ces conflits ne sont pas traitables sur un mode policier ou judiciaire traditionnel se référant à la notion d'ordre public. Il s'agit d'une opposition collective, de groupes à groupes, qui produit un sentiment fort d'insécurité chez les adultes comme chez les jeunes mais qui ne peut donner lieu à un traitement individualisé. Ces incidents sont pourtant la source de la dégradation des conditions d'existence à l'intérieur de ces lieux et, leur non-prise en compte renforce le sentiment d'abandon ressenti par la population. Le travail social classique, pas plus que l'action de la police ou des magistrats ne sont aujourd'hui, adaptés à une canalisation, à une réduction de ces manifestations.

Cette redéfinition de l'action des institutions ayant en charge le maintien de l'ordre public est à l'œuvre, depuis de longues années, dans le domaine de la réflexion mais également, bien que dans une moindre mesure, sur un plan plus opérationnel. En termes de réflexion, il faut faire par exemple référence au rapport d'Alain Peyreffite en 1977 puis à celui de Gilbert Bonnemaison en 1983 sur le thème de la lutte contre le sentiment d'insécurité. Dans ce cadre, G. Bonnemaison préconisait d'étayer l'action de la police sur un large partenariat local, de rapprocher celle-ci de la population, d'améliorer la lutte contre la petite et la moyenne délinquance en développant le fameux triptyque prévention - dissuasion - répression (27).

Sur un plan opérationnel, cette nouvelle rhétorique s'accompagne ces dernières années de mutations en profondeur dans le paysage français de la sécurité (28) :

- introduction de réponses privées à l'insécurité perçue, et donc d'un marché de la sécurité en progression rapide et constante depuis plusieurs années ;
- recours à de nouveaux métiers et de nouveaux modes de lutte contre l'insécurité ;
- localisation ou territorialisation croissante de ces politiques ;
- rôle de plus en plus prépondérant des collectivités locales sur cette thématique, notamment, le réveil des polices municipales.

Dans le champ de la sécurité, les nouveaux contrats locaux de sécurité (1997) et les diagnostics qui les ont, en principe, précédés ont rarement réussi à faire réfléchir l'ensemble des acteurs sociaux concernés sur les processus de fragmentation urbaine [Bailleau, chap]. Par exemple, il serait temps de passer d'une logique de développement tous azimuts de l'îlotage - conçu dans une optique louable de rapprochement de la police et des populations - à la conception et à la mise en œuvre de politiques de sécurité dans laquelle la police différencierait son action selon les territoires et où chacun des acteurs concernés (policiers, magistrats, sociétés HLM, travailleurs sociaux, transporteurs urbains, etc.) accepterait de rendre compte de son action, de se soumettre au questionnement et à l'interpellation sans pour autant s'inscrire dans une relation de dépendance ou de soumission [Bordet, chap].

Dans le domaine judiciaire, le développement actuel de la médiation est un autre exemple [Milburn, chap]. L'irruption dans l'espace local et le développement rapide, pas toujours maîtrisé, de ce nouveau mode de règlement ou de régulation des conflits présente lui deux risques majeurs.

- Premièrement, celui d'une déresponsabilisation des institutions et des professionnels quant à la nécessité de réfléchir aux modalités de leurs adaptations aux nouvelles réalités sociales. Ainsi, le risque n'est pas négligeable de voir certains services publics se décharger au profit de professions ou d'instances spécialisées de tâches ou de missions qu'ils ont de plus en plus de difficultés à remplir et à assumer mais qui sont pourtant au cœur de "leur métier" : une externalisation abusive ? Une logique de "protection" vis-à-vis des perturbations sociales prendrait ainsi le pas sur une logique de transformation de la nature et du mode de prestation (29).
- Le deuxième risque est celui, en quelque sorte, d'une opacité supplémentaire [Faget et De Maillard, chap]. Les "nouveaux" médiateurs deviennent alors le passage, l'intermédiaire obligé entre habitants (usagers, citoyens) et institutions ou services publics. Un écran de plus serait ainsi institué entre les institutions, les administrations et les usagers, accentuant alors la distance que ce nouveau mode de règlement des conflits était censé contribuer à réduire.

La mise en œuvre inachevée de ces nouvelles réponses médiatisées, les risques qu'elles introduisent, la production permanente de plans trop rapidement conçus et plaqués sur des territoires hétérogènes produisent de nombreux effets négatifs. Et, si certains analystes, tel Jacques DONZELOT (30), perçoivent les politiques de la ville comme un laboratoire où s'élaboreraient de nouvelles relations entre le pouvoir de l'Etat et les collectivités territoriales, d'autres sont plus critiques. Patrick Le GALES considère, lui, que la politique de la ville est un "exemple affiché du volontarisme politique des gouvernements, (et que) ces politiques sont loin d'avoir résolu les problèmes posés ... Dans les deux pays (France et Grande-Bretagne) la politique de la ville apparaît donc à la fois comme importante, légitime, domaine d'activisme de la part du Gouvernement, avec des essais de rationalisation mais en même temps bricolée, peu importante financièrement, velléitaire, incohérente, avec des initiatives sporadiques, des effets d'annonce et une forte sensibilité à la crise et aux médias" (31).

Une autre piste importante pour situer cette contradiction entre les manifestations du malaise social de certaines populations et les réponses des institutions, concerne l'évolution du comportement des "jeunes des cités". Depuis les années soixante-dix, une augmentation statistiquement significative des comportements d'autodestruction, des comportements suicidaires est constatée. L'importance des consommations de produits toxiques généralement sous la forme de polytoxicomanie, qu'il s'agisse de drogues au sens légal ou d'alcool, celle des conduites à risque (voiture, moto, sports violents, etc.), celle du nombre de tentatives de suicides et de suicides "réussis" caractérisent, mieux que les faits de délinquance, cette période marquée par la marginalisation d'une fraction de la population. La raréfaction des ressources financières, la coupure géographique entre ces quartiers et la ville ("un autre monde"), l'absence de perspectives valorisantes, etc., expliquent la multiplication de ces comportements autodestructeurs. Pour ce thème de l'insécurité, ces évolutions sont au moins autant significatives que l'augmentation relative des comportements, classiquement étiquetés comme a-sociaux ou violents, des jeunes inactifs.

De plus, dans les lieux où sont regroupées ces situations sociales difficiles, des systèmes parallèles d'accès à un minimum de revenus, afin de pouvoir survivre, se sont développés. La progression, la généralisation et la concentration dans des espaces balkanisés de cette économie parallèle qui n'est pas et ne peut pas être prise en compte dans les comptages officiels - fondée sur le troc, le trafic d'objets volés, le commerce de la drogue, le travail au noir, la prostitution, etc. - brouillent les références des jeunes vis-à-vis des notions d'emploi, de salaire, de protection sociale, etc. Très souvent, les travailleurs sociaux se plaignent du décalage existant entre les mesures qu'ils proposent et le peu de moyens d'existence qu'elles procurent par rapport aux ressources nécessaires pour s'autonomiser, comparées à celles que les jeunes peuvent obtenir sur ces marchés parallèles n'ayant plus accès au marché légal (32). Dans ces espaces stigmatisés se mettent en place à la fois des formes de résistance individuelle et des réponses collectives qui participent de la construction d'une culture de la pauvreté. Une "nouvelle" culture de la pauvreté (ou une culture de "la nouvelle pauvreté" ?) dont Oscar LEWIS avait donné en 1961, en étudiant les quartiers pauvres de la ville de Mexico, la définition suivante : "La pauvreté est non seulement un état de privation économique, de désorganisation ou d'absence de quelque chose, mais elle représente également un côté positif dans la mesure où elle est douée d'une structure, d'un système de rationalisation et d'autodéfense sans lesquels les pauvres ne pourraient guère survivre ... C'est un facteur dynamique qui empêche la participation à la culture nationale dans son ensemble et qui devient une sous-culture en soi ... La plupart du temps, elle se développe lorsqu'un système social et économique stratifié s'écroule ou est en voie d'être remplacé par un autre, comme dans le cas du passage du féodalisme au capitalisme ou au cours de la révolution industrielle" (33).

Ces moyens, ces techniques de résistance ou de survie n'entrent dans aucune nomenclature officielle. Les frontières entre le licite et l'illicite sont brouillées. Si, elles peuvent servir à désigner, à stigmatiser les personnes qui tentent de résister sur un mode individuel ou collectif à cette marginalisation, elles ne peuvent leur servir de repère. Tout au plus attestent-elles de "socialisations transitionnelles produisant des cultures qui accumulent des écarts, plus ou moins importants selon les cas, avec les logiques institutionnelles et les logiques du marché du travail : les cultures de l'aléatoire, fondées avant tout sur la gestion de l'urgence et de l'incertitude inhérente à l'expérience de précarité" (34).

Incivilité, délinquance, violence ou émergence de nouveaux modes de socialisation ?

L'intégration sociale passe par la conformité aux modèles culturels dominants, aux standards de vie. Ainsi la superposition des notions d'exclusion et de délinquance n'a pas de sens car une culture de la pauvreté, de la résistance intègre la délinquance - au sens officiel du terme - qui ne peut être séparée de cette culture de survie (35). Cette mise à distance de la société, cet enfermement dans un monde parallèle, cette appartenance à un groupe isolé, cet ancrage dans une collectivité qui s'est ou que l'on a progressivement mise à l'écart, ne sont jamais étudiés en tant que tels mais toujours à travers des nomenclatures qui renforcent, a minima en la désignant, la marginalisation et ne peuvent donc servir de référence à une description de cette dernière (36).

Dans cette perspective, les politiques criminelles ne peuvent que temporairement résoudre les problèmes sociaux posés par la transformation des conditions économiques et sociales de la transition d'un statut de jeune à celui d'adulte puisque cette déviance n'est qu'une des manifestations de la marginalisation sociale et qu'un des comportements induits par la précarité ou la désaffiliation (37).

Par exemple, la justice des mineurs par son action éducative s'est voulue résolutive de certains de ces dysfonctionnements sociaux. Elle a tenté, et tente toujours, d'intervenir sur un mode individuel et familial face aux situations de transition difficile d'un statut à un autre. Aujourd'hui, la réponse qu'elle peut produire dans cette perspective se heurte au fait qu'elle ne peut plus assurer conjointement son rôle institutionnel, c'est à dire la défense d'un ordre social dépassé, et son rôle résolutif, éducatif vis à vis des jeunes. Son échec, si tant est que l'on puisse parler en ces termes, peut être expliqué par de nombreux dysfonctionnements. Il s'explique surtout par l'ambiguïté même de sa mission en relation avec sa position institutionnelle. Si la justice pénale des mineurs est aujourd'hui critiquée et critiquable, c'est à cause de son ancrage dans une institution judiciaire qui ne trouve plus sa place dans une société en mutation et qui n'arrive plus à assurer son rôle de définition d'un ordre public accepté et partagé (38).

Le parallèle peut être fait avec la police et sa mission de sécurité publique. Bien que le concept de police de proximité soit en usage dans le milieu policier depuis près de dix ans et que celle-ci soit une priorité affichée avec régularité par tous les ministres de l'intérieur depuis 1992, les réalisations concrètes ne sont pas au rendez-vous. La police a du mal à prendre le virage fondamental : une police qui tire sa légitimité des citoyens et non uniquement de l'Etat. Plus qu'un besoin d'effectifs et de moyens, cette "réinvention de la police urbaine", se heurte à une série d'obstacles qui illustre les difficultés de l'institution à se réformer. Il s'agit notamment de la régionalisation des recrutements afin de stabiliser les effectifs, passage obligé du développement de relations d'inter-connaissance entre la police et la population. Il faut ensuite réajuster les critères d'évaluation - positive et négative - de l'activité de ses agents. Le travail de contact, de renseignement, de prévention comme celui de dissuasion sont constitutifs au même titre que la répression d'une police de proximité [Mouhanna, chap]. L'efficacité de cette dernière ne peut se mesurer sur la base du seul comptage des faits constatés par les agents. Or c'est aujourd'hui encore trop souvent le "chiffre" qui fait le bon ou le mauvais policier. A défaut de se résoudre à mettre en œuvre ces réorientations, l'institution prend le risque d'une déconnexion de plus en plus grande entre ses agents et la population qu'elle est censée servir. Et l'introduction massive des adjoints de sécurité (39) se charge alors de toutes les ambiguïtés et de tous les effets pervers : une police sous-qualifiée pour des populations marginales, une police rédemptrice pour les jeunes délinquants repentis, la reconquête des territoires par le "retournement" des populations "ennemies", etc. (40).

Dernier exemple, l'école. Les nouvelles formes de violence - plus nombreuses et plus collectives qu'individuelles, touchant un nombre croissant d'établissements scolaires - interrogent cette institution qui cherche des solutions en reconduisant, depuis déjà plusieurs années, des "plans anti-violence". La mise à disposition massive de personnels supplémentaires dans un certain nombre d'établissements a, certes, permis de faire diminuer les tensions ou de stabiliser certaines situations. Pour autant, l'institution scolaire est loin d'avoir réduit la production, par sa propre structure, des mécanismes localisés de ségrégation scolaire qui renforcent le sentiment et la réalité de l'exclusion. Ainsi en est-il du maintien, dans la majorité des établissements, d'une politique de classes de niveau exacerbant les rivalités sociales et ethniques alors même que la question des parcours et de l'orientation à l'intérieur du système est évacuée [Gourmelon, chap]). De la même manière, le turn-over des enseignants est toujours aussi important notamment dans les régions dans lesquelles sont affectés en priorité les plus jeunes d'entre eux alors que l'on sait combien la stabilité et la cohésion des équipes pédagogiques est déterminante du climat scolaire et en conséquence du niveau d'agressivité (41).

Ainsi, la déviance tend à se transformer de comportement individuel en comportement collectif, dessinant une opposition nouvelle entre ceux qui ont accès à la modernité et en tirent les bénéfices économiques et sociaux escomptés, ceux qui tentent de maintenir leurs situations et, enfin, ceux qui sont marginalisés. Au point que ces derniers en viennent à rejeter les normes mêmes de la "socialité" dominante et de ses principes fondateurs. Or, la vision de l'ordre public que défendent, en particulier, la police et la justice repose sur l'adhésion à un modèle de société, à un système de valeurs et de normes communes, à une certaine culture. C'est uniquement à l'intérieur de ce cadre, sur la base de cette adhésion, que les procédures individuelles d'aide à l'insertion sociale ou celles de contrainte sociale peuvent avoir une certaine efficacité. Dès lors que le cadre même est contesté, la police et la justice n'ont plus de prise sur la réalité. Le problème n'est donc pas tant celui d'une attribution de moyens supplémentaires ou celui de choix "techniques" entre diverses méthodes de contrôle social, par exemple entre une priorité à l'éducation ou une priorité à la répression, ou encore entre le développement des mesures de médiation ou de réparation. Il réside dans la transformation des rapports sociaux eux-mêmes, et il demande une réflexion politique nouvelle qui soit en mesure d'assurer à tous l'accès à un minimum de sécurité sociale (42).

Le problème auquel nous sommes aujourd'hui confrontés sous ce vocable des insécurités, de la sécurité, n'est pas tant un problème de méthodes ou de moyens pour rétablir l'ordre public, que celui de l'instauration, au sein de notre société, d'un autre ordre public. Il s'agirait, afin d'accélérer cette émergence, de structurer de nouveaux lieux facilitant une socialisation des conflits, de lieux autorisant une gestion différente des tensions, de nouveaux espaces de participation, de démocratie locale, qui rompent avec l'incompréhension, le malaise, voire parfois le mépris, des institutions vis-à-vis des habitants fragilisés par le nouvel ordre social et économique en voie d'instauration.


Notes

(1) Henry REY, "La peur des banlieues", éditions Presses de Sciences Po, Paris 1996.
(2) Robert CASTEL, "Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat", éditions Fayard, Paris (1995), p° 385.
(3) Louis CHEVALIER, "Classes laborieuses et classes dangereuses", éditions Plon, Paris (1958).
(4) Jean-Marie DELARUE, "Banlieues en difficultés : la relégation", éditions Syros, collection Alternatives, Paris 1991.
(5) Francis BAILLEAU, "Les mutations désordonnées de la société française", In la Recherche, n° 232, mai 1991, p°682-688.
(6) Les recherches comparatives menées dans ce champ démontrent que ce choix n'était pas inéducable. D'autres options existaient que des sociétés occidentales, connaissant une situation comparable à la nôtre, ont développé. * Sous la direction de Francis BAILLEAU, "Jeunesses, politiques d'insertion et relations avec les autres âges de la vie. Comparaison Angleterre, France et Portugal", Rapport pour l'Union européenne (DGXXII), ronéo, Bruxelles, décembre 1998.
(7) Dès 1975 se mettent en place, d'une part, des politiques de formation professionnelle, d'aide à l'insertion : les stages Granet puis les différents plans BARRE et, d'autre part, de nouvelles politiques d'ordre public initiées par les réflexions d'Alain PEYREFITTE qui débouchent sur la loi "Sécurité et liberté". Puis, après le changement de gouvernement en 1981, les initiatives de G. BONNEMAISON, H.DUBEDOUT et B.SCHWARTZ qui se poursuivront sous différentes formes jusqu'à la fin des années quatre-vingt et le début des années quatre-vingt-dix. Enfin, dans la dernière période se conjuguent les mesures en direction des jeunes initiées par M.AUBRY (le programme Trace et les emplois jeunes) et celles mises en œuvre par J.P. CHEVENEMENT pour "combattre" la délinquance (en particulier, les Contrats Locaux de Sécurité).
(8) "Le sentiment d'insécurité est un opérateur de redéfinition des bornes de ceux qui sont considérés comme appartenant à la société, de redéfinition du "contrat social", de la base sur laquelle on accepte la coprésence d'autrui muni de droits et de devoirs." S. ROCHE, "Le sentiment d'insécurité", éditions PUF, Paris (1993), p° 15.
(9) Francis BAILLEAU, "Délinquance des mineurs : question de justice ou d'ordre social ?", in Les Cahiers de la sécurité intérieure, n°29, troisième trimestre 1997, pp 77-88.
(10) Pierre LASCOUMES, Hartwig ZANDER, "Marx : "du vol de bois" à la critique du droit", col. Philosophie d'aujourd'hui, éditions du PUF (1984).
(11) Emile DURKHEIM, "De la division du travail social", éditions du PUF, Paris (1978).
(12) L'utilisation de ce terme était antérieurement liée aux enquêtes de victimation (*) mais elle a été popularisée en France, dans son usage actuel, par l'importation des théories américaines sur le degré "zéro" de tolérance.
(13) C. BACHMANN, L. BASIER, "Mise en image d'une banlieue ordinaire", éditions Syros, Paris (1984).
(14) De ce point de vue, il est sans doute tout aussi, voire plus, essentiel de garantir aux populations défavorisées, reléguées dans les quartiers dits sensibles l'accès à l'ensemble des espaces qui constitue la ville, que de tenter coûte que coûte, pour favoriser la mixité urbaine, de maintenir ou de faire revenir dans ces quartiers des groupes sociaux qui s'en sont volontairement éloignés.
(15) Pour une comptabilité précise et bien informée de ce type de faits, voir : L. BUI-TRONG, "L'insécurité des quartiers sensibles : une échelle d'évaluation", in Les Cahiers de la sécurité intérieure, éditions la Documentation française, n° 14, août-octobre 1993.
(16) J. DONZELOT et M.C. JAILLET, in journal Le monde en date du 30 juin 1999.
(17) Laurent MUCCHIELLI, "Violences urbaines, réactions collectives et représentations des quartiers relégués de la France des années 1990", in Actuel Marx, n°26, deuxième trimestre 1999, pp 85-107.
(18) F. DUBET et D. LAPEYRONNIE, "Les quartiers d'exil", éditions du Seuil, Paris (1992).
(19) M. CATANI, P. VERNEY, "Se ranger des voitures", éditions Méridiens Klinckseick, Paris (1986).
(20) Par exemple, alors qu'on les a longtemps cru à l'abri des problèmes des villes traditionnelles, les villes nouvelles ont elles aussi leurs "quartiers en difficulté" et comme le note D. Béhar et R. Epstein "alors que les villes nouvelles ont été bâties en opposition au modèle des grands ensembles, certains de leurs quartiers présentent actuellement tous les symptômes du 'mal des banlieue' : précarisation de la population, spécialisation sociale et ethnique, développement des incivilités et des violences urbaines, rotation accélérée et vacance dans les HLM, difficultés des copropriétés". D. BEHAR et R. EPSTEIN, "Exclusions ou quartiers en difficulté, ou les aléas de la politique de la ville", in Urbanisme, n°301, juillet-août 1998, pp.84-86.
(21) D. BEHAR, "Question urbaine et question sociale : quel lien pour quelle politique publique ?", in Problèmes économiques, n° 2.574, juin 1998.
(22) R. CASTEL, "Les métamorphoses de la question sociale", éditions Fayard, Paris (1995), p° 461.
(23) A. TOURAINE, "Inégalités de la société industrielle, exclusion du marché", in Justice sociale et inégalité, éditions Esprit, Paris (octobre 1992).
(24) F. BAILLEAU et G. GARIOUD, "La sécurité entre la commune et l'Etat", rapport de recherche pour le Plan Construction, IRESCO, ronéo, Paris, septembre 1990.
(25) D. BEHAR, "Ville et exclusion : du consensus au débat stratégique", in la revue de l'association des maires de France, octobre 1996.
(26) D. BEHAR, "Du terrain au territoire", in Informations sociales, n°72, 4° trimestre 1988, pp 26-34.
(27) D. MONJARDET, "Réinventer la police urbaine. Le travail policier à la question dans les quartiers", in Les Annales de la recherche urbaine, n°83-84, septembre 1999, pp.14-22.
(28) F. OCQUETEAU, "Mutations dans le paysage français de la sécurité publique", in Les Annales de la recherche urbaine, op. cit., pp. 7-13.
(29) "Vers une médiation urbaine mutualisée", entretien avec E. HURGON, responsable de la mission prospective de la RATP, in Lettre Reflex, n°18, avril 1998.
(30) Jacques DONZELOT et Philippe ESTEBE, "L'Etat animateur. Essai sur la politique de la ville", éditions Esprit, Paris (1994).
(31) Patrick LE GALES, "Politique de la ville en France et en Grande-Bretagne : volontarisme et ambiguïtés de l'Etat", in Sociologie du travail, n°38, février 1996, p° 251.
(32) Encore faut-il relativiser, pour la grande majorité des jeunes et des moins jeunes concernés, l'importance des gains générés par ce type d'activité.
(33) Oscar LEWIS, "Les enfants de Sanchez. Autobiographie d'une famille mexicaine", collection Tel, éditions Gallimard, Paris (1993), p° 29 et 30.
(34) L.ROULLEAU-BERGER, "Intégration, errance et résistances urbaines", in L'urbain dans tous ces états (sous la direction de N. Haumont), les éditions L'harmattan, Paris (1998).
(35) Francis BAILLEAU, "L'exclusion sociale et la criminalité des jeunes", rapport pour le Conseil de l'Europe, ronéo, Strasbourg, mars 1995.
(36) Erving GOFFMAN, "Stigmate. Les usages sociaux des handicaps", les éditions de Minuit, Paris (1975).
(37) "De l'Etat social à l'Etat pénal", numéro spécial de la revue "Actes de la recherche en sciences sociales", n° 124, septembre 1998.
(38) Francis BAILLEAU, "Les jeunes face à la justice pénale. Analyse critique de l'application de l'ordonnance de 1945", les éditions Syros, Paris (1996).
(39) Emplois jeunes de la police nationale.
(40) Sur les ADS (adjoints de sécurité), voir ACADIE, "Les adjoints de sécurité dans la police nationale. Entre l'institution policière et la population : un effet pervers", rapport IHESI, décembre 1999.
(41) Bernard CHARLOT et Jean-Claude EMIN, "Violences à l'école. Etat des savoirs", les éditions Armand Colin, Paris (1997).
(42) Même si la situation économique et sociale, les conditions historiques ne sont pas les mêmes, d'un point de vue exemplaire, le parallèle peut être fait entre, à la fin du siècle dernier, le passage d'une classe sociale dangereuse à une classe sociale laborieuse (cf. Louis CHEVALIER). Classe laborieuse qui a su imposer, grâce à nombreuses luttes collectives, d'autres modes de régulation des conflits qu'un mode individuel faisant de l'ouvrier déraciné de l'industrie naissante un alcoolique dangereux, irresponsable ne pouvant élever ses enfants.


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