Les mouvements sociaux à l’ère du numérique à partir du livre de Zeynep Tüfekçi, Twitter et gaz lacrimogènes
Le livre remarquable de Zeynep Tüfekçi est une enquête sur une nouvelle génération de mouvements, les mouvements sociaux connectés, marqués par l’ère du numérique. La première partie de cet article présente longuement le livre, un ouvrage qui permet de comprendre les capacités et les cultures de ces mouvements, l’interaction avec les technologies numériques, ainsi que les contre-attaques des autorités face à ces mobilisations sur le terrain même de l’information numérique.
La deuxième partie, à partir de l’analyse de Zeynep Tüfekçi, propose quelques réflexions et quelques analyses sur les mouvements sociaux à l’ère du numérique. L’hypothèse est que ces mouvements, en dénonçant les inégalités, les injustices et la corruption, s’inscrivent dans une contre-offensive contre l’hégémonie culturelle actuelle, celle qui met en cause l’égalité. Ils traduisent que, à l’échelle mondiale, les inégalités et les injustices sont devenues insupportables et inacceptables. Si les inégalités et les injustices sont devenues insupportables et inacceptables, c’est aussi parce qu’un monde sans inégalités et sans injustices apparaît possible et pas seulement souhaitable.
Article de Gustave Massiah écrit le 25 octobre 2019
PRÉSENTATION DU LIVRE DE ZEYNEP TÜFEKÇI
C&F Editions nous offre un nouveau livre remarquable, celui de Zeynep Tüfekçi, Twitter et les gaz lacrymogènes [1]. C’est un des livres les plus percutants et les plus passionnants sur les mouvements à l’ère du numérique [2].
C&F Editions, créée en 2003 par Hervé Le Crosnier [3] et Nicolas Taffin a publié une quarantaine d’ouvrages particulièrement sur la culture numérique, les biens communs, la citoyenneté, la démocratie. Ils s’interrogent sur « la manière dont les débats politiques, économiques et culturels se retrouvent dans le monde numérique ».
Zeynep Tüfekçi est une informaticienne, qui a travaillé comme développeuse, et une sociologue. Elle se définit donc comme « technosociologue ». C’est également une activiste qui a participé avec passion aux mouvements sociaux de la dernière période et qui les a étudiés pour essayer de les comprendre. Elle a largement participé aux "mouvements des places" de la décennie : à la révolution du Jasmin à Tunis, sur la Place El Tahrir au Caire, au Parc Gezi à Istanbul, au Parc Zucotti à New York, au mouvement des parapluies à Hong-Kong...
Quand dans les années 1990 elle entend parler des zapatistes comme un mouvement capable de manier le numérique, elle se rend dans le Chiapas et n’y trouve pas de paysans se promenant avec des ordinateurs dans les villages. Elle comprend que les nouveaux mouvements ne sont pas des mouvements du numérique, même pas forcément des mouvements utilisant le numérique, mais des mouvements marqués par l’ère du numérique. C’est ce qui va déterminer cette longue enquête autour du globe aujourd’hui publiée. Une enquête passionnée qui se lit très facilement, remarquablement écrite et parfaitement traduite.
Une enquête sur des mouvements générationnels et sur une nouvelle génération de mouvements, sur une nouvelle culture des mouvements. Sur la continuité et la rupture avec la longue histoire des mouvements d’émancipation. Elle se réfère à Black Live Matters, un mouvement qui tire son nom d’un hashtag, mais dont la nouveauté n’est pas coupée de la longue histoire du mouvement africain-américain pour les droits civiques.
Elle s’intéresse surtout aux mouvements anti-autoritaires, horizontalistes et ancrés à gauche. Elle situe ces mouvements dans l’histoire des mobilisations pour la transformation sociale. Elle n’oublie cependant pas que cette évolution est plus large, comme l’a montré par exemple le mouvement du Tea Party qui a renouvelé la droite états-unienne la plus conservatrice. La colonne vertébrale de son étude prend en compte les bouleversements liés aux technologies et leurs effets contradictoires.
L’espace public connecté
Zeynep Tüfekçi analyse l’espace public connecté et la manière dont il modifie la sociabilité des mouvements sociaux et leurs formes de mobilisation. La sphère publique connectée n’existe pas uniquement ou principalement en ligne. La sphère publique, selon la définition d’Habermas, qu’elle rappelle [4], réunit des personnes rassemblées en un public, servant d’intermédiaire entre l’État et la société civile. Elle comprend aussi des contre-publics réunis pour contester une idéologie dominante.
Les technologies numériques jouent un rôle particulier au moment où se forment les mouvements. Les réseaux sociaux facilitent l’engagement militant. La connectivité numérique permet de trouver les personnes qui partagent des idées compatibles. Si vous ne pouvez pas trouver les autres, vous ne pouvez pas former une communauté, au sens d’un collectif, avec eux. Le numérique multiplie les moyens de rencontrer des personnes qui partagent des idées dissidentes et de lancer un mouvement. L’unification des groupes passe par des « communautés imaginées » qui relie une communauté internationale mondialisée, qui met en relation des individus qui n’imaginaient pas se connaître ou se rencontrer.
La connectivité numérique permet de partager des liens faibles contrairement à la culture politique qui organisait des liens forts, souvent exclusifs. Les liens faibles peuvent constituer des ponts vers d’autres groupes. Une frange de la population suffit pour toucher l’ensemble. Avec les photos numériques, quelques dizaines de personnes peuvent informer des milliers, voire des millions, d’autres. La sphère publique numérique connectée joue le rôle que jouaient les manifestations ; elle permet de montrer aux manifestants qu’ils ne sont pas les seuls à être mécontents, de découvrir des points communs, de construire du collectif.
Les mouvements doivent savoir attirer l’attention. Avec les technologies numériques, le mode d’information et le flux d’attention ne sont plus dominés par les médias de masse et ceux qui les contrôlent. Plus que l’information, c’est la recherche de l’attention qui caractérise l’action des mouvements. L’attention est l’oxygène des mouvements. La censure tente d’asphyxier les mouvements par le déni de l’attention et non simplement en bloquant la diffusion des informations.
La gouvernance des sans-leaders
L’action visible des mouvements se concrétise par la grande manifestation spontanée et l’occupation contestataire. Dans ces actions, les outils numériques facilitent le travail et une organisation plus horizontale et plus égalitaire des tâches, ainsi que la communication en temps réel. Les manifestants peuvent s’organiser à grande échelle en s’appuyant sur un petit nombre de personnes.
La volonté de définir politiquement les modalités d’organisation n’est pas secondaire.
L’idée de fonctionner sans organisations formelles, sans leaders, sans infrastructures importantes, remonte aux années 1960. Elle conduit à privilégier l’adhocratie, une forme d’organisation qui consiste à accomplir les tâches de manière adhoc, avec qui se présente et qui en a envie. Cette forme d’organisation renforce l’adhésion, la spontanéité et l’inventivité. La manifestation et l’occupation deviennent un objectif culturel en soi
L’absence de structures décisionnelles conduit cependant à ce que Zeynep Tüfekçi nomme « une paralysie tactique ». Elle rend difficile le règlement des désaccords et la capacité de négocier. L’absence de leadership limite la capacité de négocier au bon moment. Personne ne peut engager le mouvement vers de nouvelles tactiques. Elle facilite l’irruption de leadership de facto qui attirent l’attention mais ne sont pas reconnus formellement et subissent de fortes attaques publiques sur les réseaux sociaux. Ces mouvements s’organisent en ligne et ne pensent qu’après à leur pérennisation, à la différence des mouvements plus anciens, dont l’exemple typique est celui des droits civiques aux États-Unis.
Les mouvements sans leader n’ont pas de porte-parole désigné, pas de leader élu ou institutionnel. Ils courent moins le risque d’être décapités par l’arrestation, la cooptation ou la corruption. Analysant le mouvement du Hirak en Algérie, le chercheur et activiste marocain Raymond Benhaim avance qu’il s’agit là de nouvelles formes de direction politique et que « le mouvement protège sa direction politique » [5].
La culture des mouvements à l’ère du numérique
Les mouvements sont caractérisés par leur nature sans leader, leur élan participatif, leur accent sur une politique expressive, le rôle de la connectivité numérique. Les manifestations et les occupations sont des espaces d’expression de soi, d’appartenance communautaire et d’altruisme réciproque. Une manifestation est au moins une communauté. Dans le contexte de la rébellion, les technologies numériques jouent un rôle communautaire. Les outils numériques et les manifestations de rue traduisent la même réalité. Ils créent une culture contestataire commune qui se diffuse rapidement et à laquelle des millions de gens peuvent participer
Les mouvements contestataires connectés assument des identités collectives qui dépassent les clivages politiques et sociaux habituels. Zeynep Tüfekçi raconte qu’une musulmane égyptienne voilée, apportant au Parc Zucotti le salut de la Place El Tahrir à Occupy Wall Street, a été ovationnée par des anarchistes en deadloks. Ils avaient reconnu par ses photos sur Twitter une des porte-paroles de la Place El Tahrir du Caire. Ces réseaux mondiaux contestataires ne sont pas des feux de paille. Il s’agit de communautés fondées sur des intérêts communs plutôt que sur le hasard de la géographie.
Les occupations marquent un désir de relations humaines non commerciales, de participation, de voix, de capacité à agir, de communauté et de diversité. La participation est corrélée à une forte adhésion et à un sentiment d’appartenance. Zeynep Tüfekçi oppose la participation responsabilisante à « la démocratie représentative associée à une administration techno-bureaucratique » [6] qui marque le XXe siècle. Ce n’est pas un désintérêt pour les objectifs politiques, institutionnels ou électoraux, mais la marque d’un profond scepticisme quant à la capacité d’atteindre les objectifs par ces moyens.
Le sentiment de révolte et le travail effectué pendant l’occupation sont indissociables.
L’occupation des places et des parcs souligne l’importance du bien public, de l’espace public partagé et non monétarisé, du rejet du fétichisme de la marchandise. Les participants et les habitants tout autour ont envie de donner, ils apportent en masse des vêtements, de la nourriture, des médicaments. Occuper l’espace est également une prise de risque. Il n’y a pas de culture du passager clandestin ; on s’y rend et on ne laisse pas les autres prendre les risques en comptant sur l’invisibilité du numérique. Symptôme, tous ces campements contestataires installent des bibliothèques comme un symbole de la non-marchandisation des connaissances.
Les technologies du numérique
Zeynep Tüfekçi s’interroge sur les interactions complexes entre la technologie et la société, sur la manière dont l’écologie sociétale évolue en fonction de l’infrastructure technologique. La technologie contribue à créer de nouveaux modes d’organisation et de communication et elle modifie la manière dont nous vivons le temps et l’espace. Affirmer que les technologies seraient moteur des révolutions est une simplification excessive, et même agaçante.
Un changement historique et rapide est en cours. C’est un processus complexe dans lequel les technologies jouent un rôle mais qu’elles ne suffisent pas à déterminer. Les évènements complexes ont de nombreuses causes. La technologie génère rarement des comportements humains entièrement nouveaux ; elle modifie le terrain où se produisent ces comportements. Zeynep Tüfekçi cite Melvin Kranzberg « la technologie n’est ni bonne ni mauvaise, elle n’est pas neutre non plus » [7]. La construction sociale de la technologie montre qu’il n’y a pas d’issue unique à un processus de conception, il y a des choix.
Les technologies du numérique ont leur spécificité. Avec internet, Twitter, Facebook, WhatsApp, on construit les communications de plusieurs à plusieurs. Les technologies de l’information numérique ouvrent ainsi une nouvelle situation par rapport aux techniques précédentes de communications, l’écriture, le télégraphe, l’imprimerie, le téléphone. Elles modifient le langage et ses agencements symboliques. La connectivité de l’information est stratifiée parce qu’elle est rythmée par des algorithmes. La révolution numérique impacte des personnes, y compris celles qui n’ont pas accès aux technologies numériques. Même si des milliards de personnes peuvent être connectées, internet n’est pas isolé du reste du monde et les différenciations de statut persistent. Internet n’est pas un monde virtuel distinct, ce n’est pas non plus une simple réplique du monde hors ligne.
Plateformes et algorithmes
Aux environs de 2005, avec l’avènement des plateformes de médias sociaux, l’espace civique d’internet, celui représenté à l’époque par les pages web et les blogs, subit une transition majeure en passant aux plateformes centralisées massives, pilotées par des algorithmes que contrôlent une entreprise dont le modèle économique repose, à travers la publicité, sur le nombre de pages vues. C’est la privatisation d’une nouvelle forme d’espace public. La concentration et la domination résulte de l’effet de réseau ; plus une plateforme compte d’utilisateurs, plus elle est utile à chacun des utilisateurs, et plus elle attire le financement publicitaire.
La sphère publique connectée n’est pas un espace ouvert et uniforme sans obstacles ni structures. Les mouvements sociaux ont la possibilité d’atteindre des centaines de millions de personnes sans ressources préalables et sans passer par les médias de masse ; mais des sujets importants peuvent également être passés sous silence par un algorithme ou par une simple plainte. Google s’est imposé comme un moteur de recherche prédominant. Facebook est devenue la plateforme indispensable des mouvements sociaux. Les activistes tentent de l’utiliser comme la base d’une sphère publique critique. Cependant, le contrôle algorithmique du contenu peut faire la différence entre une large visibilité et l’enterrement des contenus. Zeynep Tüfekçi raconte comment Black Live Matters a rencontré une forte résistance algorithmique à ses débuts sur Facebook.
Les mouvements sociaux et les pouvoirs
Zeynep Tüfekçi aborde plusieurs questions stratégiques que se posent les mouvements sociaux. D’où provient le pouvoir des mouvements sociaux ? Comment dépasser le statut de simple groupe de pression ? Comment provoquer le changement ? Comment vaincre un État moderne, de surcroit répressif ? Elle propose d’y réfléchir en tenant compte des changements liés au numérique. Elle discute deux approches qui pourraient intéresser les mouvements à l’ère du numérique : la nature des signaux et la définition des capacités.
Dans les rapports entre les mouvements et les pouvoirs, il s’agit de distinguer les signaux de puissance et les signaux aux puissants. Les signaux de puissance ne peuvent pas être limités à la taille et à l’importance des mouvements. Même si le numérique peut accroître leur représentation. L’Histoire montre que les mobilisations larges et puissantes, même si elles obtiennent des résultats, ne suffisent pas toujours à gagner par rapport aux États et à imposer le changement social. Il s’agit pour les mouvements de démontrer la capacité collective du mouvement à réaliser le changement social. Les signaux aux puissants concernent la façon dont les mouvements sociaux développent et signalent leurs capacités à la société et aux autorités. Ils deviennent un élément majeur de l’évolution des rapports de forces entre les mouvements sociaux et les pouvoirs étatiques.
Zeynep Tüfekçi propose de distinguer, au niveau des capacités des mouvements, la capacité narrative, la capacité disruptive et la capacité électorale ou institutionnelle. La capacité narrative consiste à présenter la situation de son point de vue et à diffuser sa vision du monde ; à convaincre les autres que son problème est important et que les demandes sont légitimes. Par rapport aux autorités, c’est un défi en acceptant d’en assumer les conséquences et une justification de la légitimité de la contestation. La capacité disruptive consiste à interrompre le cours normal et à affirmer l’impossibilité de continuer comme avant. Pour les mouvements sociaux, la capacité institutionnelle et électorale est minorée par la méfiance par rapport à la démocratie représentative. Ce qui n’empêche pas de jouer des contradictions institutionnelles internes. D’autres mouvements, comme le Tea Party à l’extrême-droite, se sont concentrés sur la capacité électorale avec de grands succès en ce domaine.
La stratégie des mouvements consiste à articuler les trois capacités. Une page Facebook signale un mécontentement. Elle est renforcée quand elle est couplée aux choix culturels et politiques des mouvements. Des mouvements ont réussi à coupler les capacités narratives et disruptives à l’exemple de ACT UP. Des mouvements ont réussi à changer le discours public comme Black Live Matters sur le racisme, Occupy Wall Street sur les inégalités, Urgence climatique sur l’écologie. Les capacités disruptives rencontrent vite la question des affrontements et des violences, renforcée par le fait que les médias de masse n’offrent d’attention qu’en cas de confrontations avec la police.
Parmi les nombreuses questions qui se posent aux mouvements, soulignons-en deux. Le refus d’organisation des mouvements en dehors de l’occupation empêche la modification des tactiques et l’adaptation à la situation qui est un des facteurs de réussite. Les mouvements sont partagés entre la formulation des positions, la résistance à la banalisation et le choix pour une orientation « grand public » qui risque de noyer le dynamisme et la nature radicale des mouvements de base.
La contre-attaque des autorités
Zeynep Tüfekçi étudie les réponses et les capacités que les pouvoirs développent, pour contrer ceux qui utilisent les outils numériques contre eux, pour faire face à la menace des mouvements connectés et pour contrôler la sphère publique connectée. C’est l’heure des gaz lacrymogènes. Les formes classiques de la répression n’ont pas disparu ; contre les manifestations et les occupations elles se sont renforcées. À toutes les formes de contestation, les autorités opposent une supposée légitimité de la violence policière.
Les autorités ont aussi développé de nouvelles modalités de la censure, de nouveaux moyens de maintenir la surveillance et le contrôle. Ils reposent sur la compréhension que c’est l’attention plus que l’information qui est vitale pour les mouvements. Il s’agit de détourner l’attention, de décourager la participation au mouvement, d’empêcher les manifestants de contrôler le discours national. Plutôt que le refus total d’accès à l’information, difficile à assurer avec le numérique, les autorités utilisent un nouveau mode de censure par la surabondance d’informations et le harcèlement ciblé.
Pour affaiblir la capacité d’action des mouvements et leur crédibilité, elles cherchent à produire de la résignation, du cynisme, un sentiment d’impuissance. Pour cela, les autorités abreuvent le public d’informations, diffusent des « fake news »et des informations frauduleuses virales, délégitiment les médias à l’image de Trump, sèment la confusion, la peur et le doute, créent des canulars et des campagnes de harcèlement. La prolifération de théories complotistes poussées de manière virale par les algorithmes vise à provoquer la résignation et le retrait du débat public. La répression cible les réseaux et les activistes par la surveillance de leur vie privée et de leurs données personnelles. Interdire un message peut le mettre en valeur, mieux vaut tirer sur les messagers et diaboliser les médias qui les transmettent.
Les enjeux de la sphère publique connectée
Ce qui est nouveau est considérable. Internet connecte presque toutes les régions de la planète, des ordinateurs sont dans toutes les poches, les algorithmes influencent les décisions dans toutes les sphères de la vie. Ce qui renforce un groupe peut également renforcer ses adversaires. Il est urgent de comprendre les relations complexes et parfois contradictoires construites par les technologies numériques et de mesurer leurs conséquences sur les mouvements sociaux.
Les trajectoires des mouvements sont par exemple inversées par rapport aux époques antérieures. Ainsi, la manifestation et l’occupation précèdent l’organisation et peuvent regrouper rapidement des foules considérables. Mais le manque de système solide de prise de décision collective conduit à la paralysie tactique ; le mouvement n’est pas apte à déléguer, à négocier, à s’adapter. Les mouvements connectés n’ont pas vraiment les moyens de gérer les conflits politiques internes et les manœuvres. Ceci n’est pas uniquement lié au numérique, mais ce dernier renforce des traits précédents. Zeynep Tüfekçi cite ainsi l’article de la leader féministe Jo Freeman, « La tyrannie de l’absence de structure » [8] qui montre comment une telle structure peut conduire au pouvoir incontrôlé de quelques-uns. En contrepartie, il y a moins de risque pour les mouvements d’être décapités par la répression, la cooptation ou la corruption d’une poignée de leaders. Le défi réside dans la surabondance de l’information, y compris fausse, et dans la difficulté de vérifier.
Zeynep Tüfekçi rappelle que la multitude des signaux attire et consomme l’attention et empêche la concentration sur les objectifs et l’action dans la durée. L’enjeu est de trouver des méthodes de vérification propres à la sphère publique connectée. Elle appelle à éviter de voir se transformer ce qui a commencé comme un espace de liberté d’expression et de force de rassemblement en un danger de dispersion pour les activistes et les mouvements sociaux. Pour cela, il leur faut comprendre les formes de tyrannie algorithmique des plateformes hégémoniques et faire évoluer les outils numériques pour développer des structures de prise de décision alignées sur les réflexes participatifs.
QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LES MOUVEMENTS SOCIAUX À L’ÉRE DU NUMÉRIQUE
Après avoir présenté longuement le livre de Zeynep Tüfekçi, je proposerai maintenant quelques réflexions et quelques hypothèses sur la situation actuelle des mouvements sociaux.
Pour comprendre les changements en gestation pour les mouvements, pour les sociétés et pour la société mondiale, il est nécessaire de prendre en compte les enjeux du numérique. Il est essentiel de comprendre les mouvements sociaux à l’ère du numérique et de considérer les mouvements à l’ère du numérique comme une nouvelle génération de mouvements sociaux. C’est une tâche essentielle à laquelle contribue fortement le livre de Zeynep
Tüfekçi, c’est pour cela que nous l’avons longuement présenté. Dans la suite, nous essayons de resituer ces mouvements dans la dynamique des mouvements de l’altermondialisme.
La proposition de transition sociale, écologique et démocratique résulte de l’inscription des mouvement sociaux dans la longue période
Pour les mouvements sociaux, la période actuelle est une période de rupture. Les différents mouvements sociaux sont le produit d’une évolution longue, marquée par des lentes évolutions et par des épisodes révolutionnaires.
Parmi les mouvements longs, citons les mouvements sociaux avec les grandes luttes ouvrières et les luttes paysannes ; le mouvement de la décolonisation avec le passage de la première phase de l’indépendance des États à la phase actuelle de libération des peuples ; le mouvement des libertés et des droits avec une nouvelle séquence dans les années 1960.
Des mouvements considérables se sont aussi développés à l’échelle mondiale, notamment le mouvement des droits des femmes qui remet en cause des rapports millénaires. Pensons également au mouvement des peuples autochtones. Ces mouvements combinent aujourd’hui plusieurs longues périodes autour de la proposition de l’intersectionnalité qui va prendre en compte l’articulation des différentes formes et raisons de l’oppression, les classes, les genres, les origines.
Un autre mouvement a pris une grande importance et devient structurant : le mouvement écologiste pour l’urgence climatique et la biodiversité. La convergence de ces mouvements se retrouve dans la proposition stratégique, celle d’une transition sociale, écologique et démocratique.
Dans la période récente, une explosion de mouvements depuis 2011
Dans l’évolution des mouvements sociaux, il y a une continuité et les mouvements actuels prolongent les mouvements précédents, notamment les luttes ouvrières et paysannes. Il y a aussi des ruptures. On peut faire l’hypothèse qu’il s’agit d’une réaction des peuples à la crise financière de 2008 qui a révélé la fragilité du néolibéralisme et le tournant austéritaire du capitalisme financier, mêlant austérité et autoritarisme.
On peut considérer que la nouvelle génération de mouvements à l’ère du numérique a démarré après l’auto-immolation de Mohamed Bouazizi avec les événements de Sidi Bouzid en Tunisie, relayés par les médias sociaux et provoquant la « Révolution de Jasmin ». Depuis nous assistons à une succession ininterrompue partout dans le monde. Après Tunis et la place El Tahrir au Caire, les indignés en Espagne, au Portugal et en Grèce, les occupy à Londres, New York et Montréal, les étudiants chiliens et les parapluies de Hong Kong. Et depuis on ne compte plus les manifestations massives en Argentine, en France avec les gilets jaunes, au Chili, en Equateur et dans toute l’Amérique Latine, en Syrie, au Liban, en Irak, en Iran, en Palestine, avec les manifestations qui se prolongent au Soudan, en Algérie, à Hong Kong de nouveau…
Les mouvements sociaux évoluent et apprennent. Raymond Benhaim [9] note que les derniers mouvements se distinguent des mouvements précédents par la volonté de remédier à la faiblesse de la paralysie tactique. Ils ne sont plus dans la configuration de l’occupation statique d’une place ou d’un lieu symbolique, ils organisent un mouvement massif de l’appropriation de la ville. Ils organisent les mobilisations une à deux fois par semaine, et dans l’entre deux, se donnent le temps d’analyser, d’échanger et de produire les mots d’ordre unitaires pour la fois suivante. Ils affichent des objectifs à gagner ; ils gagnent des batailles partielles et continuent leur mobilisation. Ainsi, le Hirak algérien a fait annuler à deux reprises les dates d’élections ; à Hong Kong les manifestants ont fait annuler le décret de transfert en Chine des inculpés ; à Beyrouth, les manifestants ont demandé et obtenu la démission de tout le gouvernement et la nomination d’un gouvernement de technocrates indépendants ; les soudanais imposent à l’armée un gouvernement transitoire et des élections dans trois ans.
Ces mouvements, très divers et souvent contradictoires, éclatent en contre-point de l’idéologie dominante et des réactions brutales et autoritaires des pouvoirs contestés.
La séquence n’est pas terminée.
Une nouvelle génération de mouvements anti autoritaires et horizontaux
Ces mouvements prennent des formes nouvelles ; ils prennent la forme de manifestations et d’occupations massives et soudaines. Avec des variations en fonction des situations, ils se présentent comme des mouvements anti-autoritaires et horizontaux. Même si on voit apparaître au cours du mouvement des leaders ou portes paroles, dans les faits aucun ne contrôle le mouvement. Par leur forme d’organisation et leur usage du numérique, ce sont des mouvements à l’ère du numérique, même quand cette caractéristique ne suffit pas à les définir.
On y retrouve, en fonction des situations spécifiques, des mots d’ordre analogues : le refus des inégalités sociales, des discriminations, des injustices, une demande des libertés et de l’effectivité de droits. On voit apparaître de plus en plus la revendication de justice environnementale. On retrouve partout la lutte contre la corruption. On peut faire l’hypothèse que ce refus de la corruption traduit la prise de conscience de la fusion entre les classes politiques et la classe financière qui annule l’autonomie du politique. Cette méfiance du politique se traduit par le rejet de la délégation et de la représentation et la revendication d’une nouvelle démocratie. D’Alger à Santiago en passant par le Soudan, l’Irak ou Hong Kong, l’écriture d’une « nouvelle constitution » est souvent portée par les manifestants.
Les mouvements sociaux sont confrontés à la répression et aux contre-révolutions
Dès 2013, alors que se poursuivent les nouveaux mouvements, commencent les contre- révolutions avec la montée des idéologies racistes, sécuritaires, xénophobes ainsi, qu’avec la vague des guerres décentralisées. Le néolibéralisme durcit sa domination et renforce son caractère sécuritaire appuyé sur les répressions et les coups d’état. Les gouvernements réactionnaires et autocratiques ont pris le pouvoir dans plusieurs pays, à commencer par les États-Unis, la Russie, la Chine ou le Brésil. Les mouvements sociaux et citoyens se retrouvent en position défensive. Les résistances sociales, démocratiques, politiques, idéologiques cherchent à s’organiser.
Il nous faut revenir à la situation pour prendre la mesure des conséquences d’une période de contre-révolutions [10]. Plusieurs contre révolutions conservatrices sont en cours : la contre révolution néolibérale, celle des anciennes et nouvelles dictatures, celle du conservatisme évangéliste, celle du conservatisme islamiste, celle du conservatisme hindouiste. Elles rappellent que les périodes révolutionnaires sont généralement brèves et souvent suivies de contre-révolutions violentes et beaucoup plus longues. Mais, les contre-révolutions n’annulent pas les révolutions et le nouveau qui a explosé continue de progresser et émerge, parfois longtemps après, sous de nouvelles formes. C’est un nouveau monde qui peine à apparaître, rappelant la vision de Gramsci en 1937, le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres.
Les mouvements sociaux contribuent à préparer le nouveau monde qui tarde à apparaître
Quels sont les changements profonds qui construisent le nouveau monde et qui préfigurent les contradictions de l’avenir. Le numérique n’est pas le seul bouleversement en cours. Nous pouvons identifier cinq mutations en cours ; des révolutions inachevées dont nous percevons déjà les premiers bouleversements. La révolution des droits des femmes remet en cause des rapports de domination millénaires. La révolution des droits des peuples, la deuxième phase de la décolonisation, après l’indépendance des États, met en avant la libération des peuples et interroge les identités multiples et les formes de l’État-Nation. La prise de conscience écologique est une révolution philosophique, qui repose publiquement l’idée que nous vivons dans un temps et un espace qui ne sont plus infinis. Le numérique renouvelle le langage et l’écriture et les biotechnologies interrogent les limites du corps humain. Le bouleversement du peuplement de la planète est en cours ; les migrations sont un des aspects d’une révolution démographique mondiale.
Il y a plusieurs bouleversements en cours, des révolutions inachevées et incertaines. Rien ne permet d’affirmer qu’elles ne seront pas écrasées, déviées ou récupérées. Mais rien ne permet non plus de l’affirmer. Elles bouleversent le monde ; elles sont aussi porteuses d’espoirs et marquent déjà l’avenir et le présent. Pour l’instant, elles provoquent des refus et de grandes violences.
Les activistes du numérique ont un rôle à jouer en tant que mouvement social
Le numérique est une révolution technologique qui a de fortes interactions avec le changement social sans pour autant le surdéterminer. Les activistes des mouvements sociaux ont joué un rôle dans le développement du numérique même si leurs apports ont été confisqués et déviés par les GAFAM. Il existe également des opposants à l’intérieur du monde numérique, qui forment un mouvement social spécifique qui converge avec les mouvements sociaux et peut les renforcer.
Ils et elles peuvent jouer un rôle moteur dans la lutte contre les GAFAM et contre l’impunité et le pouvoir exorbitants des multinationales du numérique. Ils et elles peuvent jouer un rôle dans la mise au point des outils participatif de vérification qui sont indispensables pour s’opposer à la contre- attaque des autorités sur le terrain même du numérique et de l’information (surveillance de masse, désinformation, infox,...).
Ils et elles peuvent contribuer à doter les mouvements des outils numériques qui renforceront les premières phases de mobilisation, qui permettront de résister aux contre-attaques des autorités, qui permettront de résister aux plateformes hégémoniques, qui contribueront à éviter les paralysies tactiques, qui faciliteront les narratifs des mouvements, qui inscriront les mouvements dans la détermination des stratégies.
Renforcer et faire déboucher les mouvements sociaux à l’ère du numérique
À partir de l’analyse de Zeynep Tüfekçi, on peut identifier des tâches à assumer pour renforcer et faire déboucher les mouvements sociaux à l’ère du numérique. Il ne s’agit pas d’engager des tâches définies par une direction politique ou par une avant-garde, ce qui serait antinomique avec la nature des mouvements. Il s’agit d’ouvrir un large débat pour faire progresser les connaissances, les méthodes et les techniques en appelant tous les activistes, et en particulier les activistes du numérique à s’y engager et à mettre les propositions à la libre disposition des mouvements.
Les premières propositions concernent la capacité narrative. Celle-ci dépend des situations, mais elle est aussi liée à une capacité narrative horizontale à l’échelle mondiale. Il s’agit de progresser dans trois narratifs : un narratif pour l’urgence et la résistance qui s’oppose à l’idéologie dominante raciste, sécuritaire et xénophobe ; un narratif pour les alternatives, pour un autre monde possible impliquant le dépassement de la mondialisation capitaliste néolibérale ; un narratif pour les stratégies à moyen terme, pour la décennie, définissant les étapes pour la transition sociale, écologique et démocratique et les politiques à engager.
Les trois narratifs à construire pour la transition sociale, écologique et démocratique peuvent être ébauchés. La narratif de l’urgence propose la contestation du capitalisme vert et du néolibéralisme autoritaire, le refus de la marchandisation de la Nature et du vivant, l’effectivité des droits et des libertés. Le narratif d’un autre monde possible s’appuie sur les biens communs, le buen-vivir, la propriété sociale et collective, la gratuité et les services publics, la démocratisation radicale de la démocratie, etc. Le narratif de la stratégie à moyen terme peut-être celui de la prospérité sans croissance et du Green New Deal.
Les secondes propositions concernent les formes d’organisation des mouvements. Il s’agit de faire progresser la culture et la prise de conscience des difficultés dans quatre domaines : la préparation des mouvements ; la gestion des mouvements pour éviter la paralysie tactique ; la réponse à la répression ; la pérennisation des mouvements.
Les mouvements sociaux interpellent les partis politiques et la forme-parti
Les mouvements sociaux à l’ère du numérique sont des mouvements politiques. Ils assument directement une partie des tâches d’organisation qui relevaient traditionnellement des partis politiques, notamment le leadership reconnu et les négociations. Cette structuration traditionnelle est largement remise en cause du fait de la grande méfiance des activistes, et plus généralement des populations mobilisées, par rapport aux institutions politiques et particulièrement par rapport aux partis politiques. Dans certains cas, des partis politiques d’une forme relativement traditionnelles sont issus des mouvements, ou plutôt d’une partie des mouvements. C’est le cas de Podemos ou de Syriza. Dans d’autres cas, des formes d’organisation structurées incluant certains partis ont été reconnues, comme par exemple « l’Union des professionnels » soudanais. Ces prolongements doivent être évalués et approfondis.
Les mouvements sociaux sont eux aussi en redéfinition. Citons par exemple le mouvement paysan avec la Via Campesina qui a appuyé les mobilisations à partir d’un renouvellement radical de ses mots d’ordre autour de l’agriculture paysanne, du refus des OGM, de la souveraineté alimentaire. Par ailleurs, les mouvements sociaux sont confrontés à la difficile négociation avec les pouvoirs et aux risques d’ONGéisation qui les accompagne.
La recherche d’une nouvelle synthèse, ou à tout le moins d’une meilleure articulation entre la forme mouvement et la forme parti est à l’ordre du jour. Elle implique la remise en cause des formes d’organisation des partis, aussi bien des partis parlementaires que des partis d’avant-garde. Hervé Le Crosnier [11] souligne qu’aucun mouvement n’accepte d’être représenté par des partis dans le jeu institutionnel, mais pour autant, des victoires au sein des institutions renforcent la conscience globale et les mouvements, comme le montre l’évolution actuelle aux États-Unis. Comment tenir cette contradiction sur le long terme ?
La remise en cause de la forme parti est beaucoup plus profonde. Elle est liée à la remise en cause de la stratégie anciennement dominante de transformation sociale : créer un parti, pour conquérir l’État, pour changer la société. Les partis construits pour conquérir l’État deviennent Parti-État avant d’avoir conquis l’État, et à ce titre se transforment en freins pour les mouvements et les évolutions culturelles et sociales. La conquête de l’État a permis à la bourgeoisie d’imposer le capitalisme, il est peu probable qu’elle permette d’en sortir. Ce qui est en jeu, c’est la définition d’une nouvelle stratégie de transformation politique.
Le défi le plus difficile pour les mouvements est celui de la redéfinition de la démocratie
Du point de vue des narratifs, celui de l’urgence, de l’alternative et de la stratégie, on voit relativement bien ce qui peut être proposé pour la transition sociale et pour la transition écologique. Le mouvement social a mis en avant les perspectives et les propositions pour un monde sans inégalités sociales et sans discriminations. Le mouvement pour le climat a ouvert un débat vigoureux sur la transition écologique. C’est sur la démocratie que le défi est le plus difficile à relever. C’est sur cette dimension que les progrès sont indispensables.
La question de la démocratie est constamment présente. Elle commence avec les revendications de garantie des libertés, de refus des répressions et de l’autoritarisme, de demande d’effectivité des droits et d’égalité. Elle est présente dans l’impératif de dignité, dans le questionnement des institutions, dans l’importance des services publics. Les mouvements horizontaux mettent en avant la mise en cause de la corruption et vont jusqu’au refus de la délégation et de la représentation.
La démocratie représentative est questionnée. Est-elle nécessaire mais non suffisante ? Comment trouver les garanties pour qu’elle ne serve pas de simple couverture pour les puissants. Les mouvements se veulent des formes de démocratie en actes. Ils ont pourtant des difficultés à résoudre les questions de démocratie interne. C’est pour inventer de nouvelles formes de démocratie qu’une révolution philosophique et culturelle est nécessaire.
Les mouvements sociaux renouvellent les rapports entre le local, le national et le mondial
Les mouvements sociaux à l’ère du numérique se définissent toujours à l’échelle nationale ; leurs revendications s’adressent aux pouvoirs de leur État, de leur pays. Ils ont aussi un ancrage local ; ce sont des mouvements de places, on les appelle par le nom des villes où ils se déroulent, parfois même de la place où la rue qu’ils occupent. Ils ont aussi et d’emblée une dimension mondiale ; c’est à cette échelle qu’ils prennent leur sens.
Ces mouvements sont une réponse à la mondialisation capitaliste et à sa phase néolibérale. On peut les considérer comme une nouvelle phase de l’altermondialisme. Zeynep Tüfekçi relève qu’on y rencontre souvent des personnes qui ont participé aux différentes manifestations altermondialistes, qui se sont réunis ou ont échangés des idées, soit en présence physique, soit via des groupes de débat numériques. Le mouvement altermondialiste rappelle que la transformation de chaque société ne peut pas être envisagée en dehors du changement du monde. Il s’appuie sur un droit international construit autour du respect des droits fondamentaux. Il propose, en lieu et place d’une définition du développement fondée sur la croissance productiviste et les formes de domination, une stratégie de la transition écologique, sociale, démocratique et géopolitique. Comme le proposent Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau [12], à la mondialisation capitaliste, nous opposons la mondialité et les identités multiples.
La stratégie interpelle l’articulation du local au global. Le local implique la liaison entre les territoires et les institutions démocratiques de proximité. Le niveau national implique la redéfinition du politique, de la représentation et de la délégation dans la démocratie, le renforcement de l’action publique et le contrôle démocratique du pouvoir d’État. Les grandes régions sont les espaces des politiques environnementales, géoculturelles et de la multipolarité. Le niveau mondial est celui de l’urgence écologique ; des institutions internationales, du droit international, qui doit s’imposer par rapport au droit des affaires ; et de la liberté de circulation et d’installation, notamment des droits des migrants.
Les mouvements sociaux à l’ère du numérique portent une contre-offensive par rapport à l’hégémonie culturelle réactionnaire actuelle
Ce qu’il y a de commun aux différents mouvements c’est le refus des inégalités sociales et des discriminations et le rejet de la corruption. En cela, les mouvements sociaux sont porteurs d’une contre-offensive contre l’idéologie dominante de la mondialisation néolibérale. Il faut se souvenir que le néolibéralisme a été préparé par une offensive idéologique, celles portée par les nouvelles extrême-droites dans les années 1980, en France représentée par le Club de l’Horloge. Cette offensive était d’abord dirigée contre l’égalité. Les inégalités étaient considérées comme naturelles, ce qui conduisait à une conception sécuritaire : contre le désordre, il fallait réprimer les incivilités en place des stratégies d’intégration sociales qui avaient été menées durant la période des trente glorieuses.
Les migrations sont mises en avant par les pouvoirs dominants pour semer la peur, renforcer des cohésions racistes qui vont effacer les différences sociales de l’esprit des populations. Les mouvements affirment que les migrations ne sont pas le problème principal de l’Humanité, surtout celles qui concernent les pays du Nord, quand la majeure partie des migrations sont surtout de proximité, provoquées par les guerres et les génocides. Les mouvements savent bien qu’un monde sans migrations est un monde irréel. Par rapport à l’offensive des droites contre les migrants, nous pouvons opposer un point de vue : le droit de vivre et travailler au pays ; la liberté de circulation et d’installation, l’accueil inconditionnel.
L’idéologie dominante est raciste, xénophobe et sécuritaire. Les migrants sont choisis comme boucs émissaires mais la cible de cette idéologie, c’est l’égalité. C’est pourquoi nous pouvons considérer que les mouvements sociaux à l’ère du numérique qui mettent cause les inégalités et les injustices sont porteurs d’une contre-offensive. Il y a pourtant des mouvements sociaux de droite et d’extrême-droite comme on a pu le voir aux États-Unis, au Brésil, en Inde, en Hongrie et ailleurs. Ces mouvements peuvent partager certaines des caractéristiques « techniques » des mouvements sociaux ancrés à gauche, notamment la maîtrise du numérique et de ses formes virales. C’est donc sur le fond politique et non sur l’outillage qu’il faut faire porter le débat, sur la cohérence des revendications sociales, écologiques et démocratiques.
Les mouvements sociaux à l’ère du numérique montrent que les inégalités et les injustices sont devenue insupportables.
Les mouvements sociaux annoncent une nouvelle ère à l’échelle mondiale. Une ère analogue à celle des droits au XVIIIe siècle, à celle des nationalités en 1848, aux révolutions socialistes du XXe siècle, à celle de la décolonisation de la seconde moitié du XXe siècle, à celle de la contre-culture et de la libération des femmes des années 1960 et 1970.
La circulation mondiale des informations, appuyée sur le numérique n’y est pas pour rien. Entre les mouvements sur le terrain et l’échange de réflexions, de stratégies, de complicité, de débats passionnés qui se mènent dans le domaine numérique, une nouvelle ère se dessine, et une nouvelle force mondiale se construit. Elle y rencontre cependant, y compris dans le domaine numérique, des oppositions menées par les pouvoirs en place et accompagnées par les géants qui ont pris place dans l’économie numérique. La dialectique entre Twitter et les gaz lacrymogènes, entre l’action de terrain et l’information et coordination numériques, est devenue un élément majeur de notre période.
Cette révolution encore souterraine, mais dont les mouvements localisés, massifs et répétés, forment les principaux points d’accroche, est portée par l’idée partagée à l’échelle mondiale que les inégalités, les injustices, l’arbitraire et la corruption sont insupportables. Et que la révolte pour ne plus les supporter est légitime. D’autant plus légitime qu’il s’agit de l’avenir de l’humanité elle-même, confrontée à une crise climatique et écologique majeure que les pouvoirs en place refusent de prendre en compte. Les révoltes ne sont pas seulement des soulèvements de refus. Les révoltes deviennent des révolutions quand des issues apparaissent possibles. Si les inégalités et les injustices sont devenues insupportables et inacceptables, c’est aussi parce qu’un monde sans inégalités et sans injustices apparaît possible.