L’Internet néo-colonial

Cet article est une traduction d’un article écrit originalement en anglais par Anarcat. Merci à lui de nous (Globenet & collectif) avoir permis de l’aider à le traduire et de le partager sur notre site. Voir aussi les notes de la traduction pour le contexte particulier de cet article.

J’ai grandi avec Internet, et son éthique et sa politique ont toujours été importantes dans ma vie. Mais je me suis également engagé à d’autres niveaux contre la brutalité policière, pour de la bouffe, pas des bombes, l’autonomie des travailleur·euses, les logiciels libres, etc. Longtemps, tout cela m’a paru cohérent.

Mais plus j’observe l’Internet moderne — et les mégacorporations qui le contrôlent — et moins j’ai confiance en mon analyse originale du potentiel libérateur de la technologie. J’en viens à croire que l’essentiel de notre développement technologique est dommageable pour la grande majorité de la population de la planète, et bien évidemment pour reste de la biosphère. Et je ne pense plus que c’est un nouveau problème.

C’est que l’Internet est un outil néo-colonial, et ce depuis ses débuts. Je m’explique.

  1. Qu’est-ce que le néo-colonialisme ?
  2. Déclaration d’indépendance des États-Unis
  3. Déclaration d’indépendance du cyberespace
  4. Frontières de l’indépendance
  5. Internet privé
  6. Contrat social
  7. Internet militaire
  8. Propagation d’Internet
  9. Internet colonial
  10. Appendice : excuses à Barlow
  11. Annexe : articles connexes
  12. Annexe : notes de traduction

1. Qu’est-ce que le néo-colonialisme ?

Le terme « néo-colonialisme » a été inventé par Kwame Nkrumah, premier président du Ghana. Dans Le néo-colonialisme : Dernier stade de l’impérialisme (1965), il écrit :

À la place du colonialisme, principal instrument de l’impérialisme, nous avons aujourd’hui le néo-colonialisme […] [qui], comme le colonialisme, est une tentative d’exporter les conflits sociaux des pays capitalistes. […]

Le résultat du néo-colonialisme est que le capital étranger est utilisé pour l’exploitation plutôt que pour le développement des régions moins développées du monde.

L’investissement, sous le néo-colonialisme, accroît, au lieu de le réduire, le fossé entre les pays riches et les pays pauvres. (Traduction libre)

En résumé, si le colonialisme, ce sont des Européens apportant génocide, guerre et religion au reste du monde, le néo-colonialisme, ce sont des Américains ramenant le capitalisme au reste du monde.

Avant de voir comment cela s’applique à l’Internet, nous devons par conséquent faire un petit détour par l’histoire des États-Unis. C’est important car il serait difficile pour quiconque de séparer le néo-colonialisme de l’empire sous lequel il se développe, et ici nous ne pouvons que nommer les États-Unis d’Amérique.

2. Déclaration d’indépendance des États-Unis

Commençons avec la Déclaration d’indépendance des États-Unis (1776). Beaucoup d’Américain·es pourraient s’en étonner, parce que cette déclaration ne fait pas réellement partie de la constitution des États-Unis et sa légitimité juridique est donc discutable. Pour autant, elle a tout de même été une force philosophique influente sur la fondation de la nation. Comme son auteur, Thomas Jefferson, l’affirmait :

Cela devait être une expression de l’esprit américain, et donner à cette expression le ton et l’esprit requis par l’occasion. (traduction libre)

Dans ce document vieillissant, on trouve la perle suivante :

Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont dotés par le Créateur de certains droits inaliénables, parmi lesquels figurent la Vie, la Liberté et la recherche du Bonheur.

NDLTr : nous avons choisi la traduction de Wikipédia, mais vous pouvez aussi consulter la traduction de Jefferson.

En tant que document fondateur, la Déclaration a toujours un impact dans le sens que la citation précédente a été qualifiée de :

« déclaration immortelle », et « peut-être [la] seule phrase » de la période de la Révolution américaine avec une telle « importance persistante ». (Wikipédia, traduction libre)

Relisons cette « déclaration immortelle » : « tous les hommes sont créés égaux ». « Hommes », dans ce contexte, est limité à un certain nombre de personnes, à savoir « propriétaires ou contribuables mâles blancs, soit environ 6% de la population ». À l’époque de la rédaction, les femmes n’avaient pas le droit de vote, et l’esclavage était légal. Jefferson lui-même possédait des centaines d’esclaves.

La déclaration était adressée au Roi et était une liste de doléances. L’une des préoccupations des colons était que le Roi :

a excité parmi nous des insurrections domestiques, et il a cherché à attirer sur les habitants de nos frontières les Indiens, ces sauvages sans pitié, dont la manière bien connue de faire la guerre est de tout massacrer, sans distinction d’âge, de sexe ni de condition.

Voilà un signe évident du mythe de la Frontière, qui a ouvert la voie à la colonisation du territoire — et à l’extermination de ses peuples — que certain·es nomment maintenant les États-Unis d’Amérique.

La Déclaration d’indépendance est évidemment un document colonial, puisqu’elle a été écrite par des colons. Rien de tout cela n’est vraiment surprenant, historiquement parlant, mais il est bon de rappeler l’origine d’Internet, étant né aux États-Unis.

3. Déclaration d’indépendance du cyberespace

Deux cent vingt ans plus tard, en 1996, John Perry Barlow écrit une déclaration d’indépendance du cyberespace. À ce stade, (presque) tout le monde a le droit de vote (y compris les femmes), l’esclavage est aboli (bien que certain·es considèrent qu’il existe toujours sous la forme du système carcéral) ; les États-Unis ont fait d’énormes progrès. Sûrement le texte a bien mieux vieilli que la déclaration précédente, dont il s’est clairement inspiré. Voyons comment il peut être lu aujourd’hui et comment il correspond à la manière dont Internet est réellement construit aujourd’hui.

4. Frontières de l’indépendance

L’une des idées clé que Barlow apporte est que « le cyberespace ne se situe pas dans vos frontières ». En ce sens, le cyberespace est l’ultime frontière : n’ayant pas réussi à coloniser la lune, le peuple Américain s’est replié sur lui-même, plus profondément dans la technologie, mais toujours avec l’idéologie de la frontière. Et d’ailleurs, Barlow est un des cofondateurs de l’Electronic Frontier Foundation (la bien-aimée EFF), fondée six ans auparavant.

Mais il y a d’autres problèmes avec cette idée. Comme le cite Wikipédia :

La déclaration a été critiquée pour ses incohérences internes [9]. L’affirmation de la déclaration que le « cyberespace » est un endroit retiré du monde physique a aussi été contestée par des personnes qui ont pointé le fait qu’Internet reste toujours lié à sa géographie sous-jacente [10].

Et en effet, l’Internet est indéniablement un objet physique. Au départ contrôlé et sévèrement limité par les entreprises de télécommunications comme AT&T, il a été quelque peu « libéré » de ce monopole en 1982 lorsqu’un procès a mis fin au monopole, un événement clé qui a vraisemblablement rendu l’Internet possible.

(À partir de là, les fournisseurs de « dorsale » ont pu se lancer sur le marché de la concurrence et croître, pour éventuellement fusionner en de nouveaux monopoles : Google a le monopole des moteurs de recherche et de la publicité, Facebook de la communication pour quelques générations, Amazon du stockage et de la capacité de traitement, Microsoft du matériel, etc. Même AT&T est maintenant presqu’aussi consolidé qu’auparavant.)

En clair : toutes ces compagnies possèdent de gigantesques centres de données et des câbles intercontinentaux. Ceux-ci priorisent le monde occidental, le cœur de cet empire. Pour donner un exemple, le dernier câble sous-marin de 7000 km de Google ne connecte pas l’Argentine à l’Afrique du Sud ou à la Nouvelle-Zélande, il relie les États-Unis au Royaume-Uni et à l’Espagne. Pas vraiment une fibre révolutionnaire.

5. Internet privé

Mais revenons à la Déclaration :

Ne pensez pas que vous pouvez le construire, comme si c’était un projet de travaux publics. Vous ne le pouvez pas. C’est un phénomène naturel, et il croît par lui même au travers de nos actions collectives.

Dans la pensée de Barlow, le « public » est mauvais et le privé est bon, naturel. Ou, en d’autres termes, un « projet de travaux publics » n’est pas naturel. Et effectivement, la « nature » moderne du développement est privée : la plus grande part de l’Internet est maintenant possédée et opérée par le privé.

Je dois reconnaître qu’en tant qu’anarchiste, j’ai adoré cette phrase quand je l’ai lue. J’étais pour « nous », les opprimés, les révolutionnaires. Et, en un sens, c’est toujours le cas : je suis au conseil d’administration de Koumbit et travaille pour un organisme à but non lucratif qui s’est réorienté contre la censure et la surveillance. Et maintenant, je ne peux m’empêcher de penser que, collectivement, nous n’avons pas réussi à établir cette indépendance et avons trop fait confiance aux entreprises privées. Rétrospectivement, c’est évident, mais ça ne l’était pas il y a trente ans.

Internet n’a désormais aucun comptes à rendre aux pouvoirs politiques traditionnels supposés représenter le peuple, ou seulement même ses utilisateur·ices. La situation est en fait pire que lorsque les États-Unis ont été fondés (à savoir quand "6 % de la population avait le droit de vote"), car les propriétaires des géants de la techno ne sont qu’une poignée de personnes qui ont le pouvoir d’outrepasser toute décision. Il n’y a qu’un seul patron chez Amazon, il s’appelle Jeff Bezos et il a un contrôle total.

6. Contrat social

Voici une autre affirmation de la Déclaration :

Nous formons notre propre Contrat Social.

Je me souviens des premiers jours, à l’époque où « nétiquette » était un mot commun, on avait le sentiment d’avoir une sorte de contrat. Évidemment pas écrit comme un "standard" — ou alors de justesse (voir la RFC1855) — mais comme un accord tacite. Comme nous avions tort ! Il suffit de regarder Facebook pour comprendre à quel point cette idée est problématique à l’échelle d’un réseau global.

Facebook est la quintessence de l’idéologie « hacker » mise en pratique. Mark Zuckerberg a explicitement refusé d’être l’« arbitre de la vérité », ce qui implique qu’il laissera les mensonges proliférer sur ses plateformes.

Il voit également Facebook comme un endroit où tout le monde est égal, ce qui fait écho à la Déclaration :

Nous créons un monde où tous peuvent entrer sans privilège ou préjugés découlant de la race, du pouvoir économique, de la force militaire ou du lieu de naissance.

(Notons au passage l’omission du genre dans cette liste, répétant le fameux tristement célèbre « Tous les hommes sont créés égaux » de la déclaration des États-Unis.)

Comme les « Facebook files » du Wall Street Journal (WSJ) l’ont montré plus tard, ces "contrats sociaux" sont bien limités au sein de Facebook. Il y a des célébrités qui échappent systématiquement aux contrôles, y compris des fascistes et des violeurs. Les cartels de drogue et les trafiquants de personnes prospèrent sur la plateforme. Zuckerberg a lui-même essayé de dompter la plateforme — pour la rendre plus saine ou pour promouvoir la vaccination — et il a échoué : Facebook est devenu « encore plus fâchée » et les conspirations « antivax » pullulent.

C’est que le « contrat social » derrière Facebook et ces grandes compagnies est un mensonge : leur préoccupation est le profit et cela passe par la publicité, l’« engagement » avec la plateforme, ce qui provoque une augmentation de l’anxiété et de la dépression chez les adolescent·es, par exemple.

La réponse de Facebook est qu’elle travaille vraiment fort sur la modération. Mais la vérité est que même ce système est sévèrement biaisé. Le WSJ a montré que Facebook n’a de traducteur·ices que pour 50 langues. Il est étonnamment difficile de compter les langues, mais les estimations de leur nombre oscillent entre 3 000 et 7 000 langues vivantes. Donc si, à première vue, 50 langues, ça semble important, c’est en fait une infime fraction de la population utilisant Facebook. Si on prend la liste Wikipédia des 50 premières langues par nombre de locuteur·ices, on écarte le néerlandais (52e), le grec (74e) et le hongrois (78e), et il ne s’agit là que de quelques nations choisies au hasard en Europe.

Facebook a par exemple des difficultés à modérer même une langue majeure comme l’arabe. La plateforme a censuré du contenu en provenance de médias arabes légitimes quand ils ont mentionné le mot al-Aqsa, car Facebook l’associe avec les Brigades des martyrs d’Al-Aqsa, alors que ces médias parlaient de la mosquée al-Aqsa… Ce biais contre les Arabes montre comment Facebook reproduit la politique coloniale américaine.

Le WSJ souligne également que Facebook consacre seulement 13 % de ses ressources de modération en dehors des États-Unis, même si ça représente 90 % de ses utilisateur·ices. Facebook passe trois fois plus de temps à modérer sur la « sécurité des marques », ce qui montre que sa priorité n’est pas la sécurité de ses utilisateur·ices, mais celle des publicitaires.

7. Internet militaire

Sergey Brin et Larry Page sont les "Lewis and Clark" de notre génération. Tout comme ces derniers ont été envoyés par Jefferson (le même) pour déclarer la souveraineté sur toute la côte ouest des États-Unis, Google a déclaré la souveraineté sur tout le savoir humain, avec sa déclaration de mission en s’attribuant la mission d’« organiser l’information du monde et [de] la rendre universellement accessible et utile ». (Il convient de noter que Page a quelque peu remis en question cette mission, mais uniquement parce qu’elle n’était pas assez ambitieuse, Google l’ayant « dépassée ».)

L’expédition Lewis et Clark, tout comme Google, avait un prétexte scientifique, car c’est ainsi qu’on colonise un monde, supposément. Pourtant, les deux hommes étaient des militaires et ont dû recevoir une formation scientifique avant de partir. Le "Corps of Discovery" était composé de quelques dizaines de militaires et d’une douzaine de civils, dont York, un esclave afro-américain possédé par Clark et vendu après l’expédition, son destin ultime noyé dans l’Histoire.

Et tout comme Lewis et Clark, Google a des liens serrés avec les militaires. Par exemple, Google Earth n’a pas été construit à l’origine par Google mais est le fruit de l’acquisition d’une société appelée Keyhole qui avait des liens avec la CIA. Ces liens ont été intégrés à Google lors de l’acquisition. L’investissement croissant de Google au sein du complexe militaro-industriel a finalement conduit les travailleur·euses de Google à organiser une révolte, si bien que je ne sache pas exactement à quel point Google est impliqué dans l’appareil militaire en ce moment. D’autres entreprises, évidemment, n’ont pas une telle réserve : Microsoft, Amazon et beaucoup d’autres, répondent à des offres de contrats militaires avec un enthousiasme débordant.

8. Propagation d’Internet

Je ne suis évidemment pas le premier à identifier des structures coloniales dans l’Internet. Dans un article intitulé « The Internet as an Extension of Colonialism » (« L’Internet comme extension du colonialisme »), Heather McDonald identifie à juste titre les problèmes fondamentaux liés au « développement » de nouveaux « marchés » de « consommateurices » de l’Internet, en faisant valoir principalement qu’il crée une fracture numérique qui engendre un « manque d’autonomie et de liberté individuelle » :

De nombreuses personnes africaines ont désormais accès à ces technologies, mais pas à la liberté de développer à leur manière des contenus tels que des pages web ou des plateformes de médias sociaux. Les natif·ves du numérique ont beaucoup plus de pouvoir et l’utilisent donc pour créer leur propre espace avec leurs propres normes, façonnant leur monde en ligne en fonction de leurs propres perspectives.

Mais la fracture numérique n’est certainement pas le pire problème auquel nous devons faire face sur Internet aujourd’hui. Pour en revenir à la Déclaration, nous pensions à l’origine que nous créions un monde entièrement nouveau :

Cette gouvernance émergera des conditions de notre monde, pas du vôtre. Notre monde est différent.

Comme j’aurais aimé que ce soit vrai. Malheureusement, l’Internet n’est pas si différent du monde hors ligne. Ou, pour être plus précis, les valeurs que nous avons intégrées à l’Internet, notamment la liberté d’expression absolue, le sexisme, le corporatisme et l’exploitation, sont en train d’exploser en dehors d’Internet, dans le monde « réel ».

L’internet a été construit avec des logiciels libres qui, fondamentalement, reposent sur le travail quasi bénévole d’une élite d’hommes blancs ayant manifestement trop de temps libre (et aussi : pas d’enfants). L’écriture mythique de GCC et d’Emacs par Richard Stallman en est un bon exemple, mais l’intégralité d’Internet semble aujourd’hui fonctionner sur des morceaux disparates construits par des programmeur·euses à la sauvette travaillant sur leur généreux temps libre. Dès que l’un de ces éléments tombe en panne, il peut compromettre ou faire tomber des systèmes entiers. (M’enfin, j’ai écrit cet article pendant mon jour de repos… [NDLT : et que dire des traducteur·ices ?!])

Ce modèle — qui est fondamentalement du « cheap labour » — se répand au-delà d’Internet. Les livreur·euses sont exploité·es jusqu’à l’os par des applications comme Uber — même s’il convient de noter que ces gens s’organisent et se défendent. Les conditions des centre de distribution d’Amazon dépassent l’imagination, avec l’interdiction de prendre des pauses jusqu’au point qu’on doive pisser dans des bouteilles, avec des ambulances prêtes à évacuer les corps. Au plus fort de la pandémie, le personnel était dangereusement exposé au virus. Tout cela alors qu’Amazon est plus oui moins en train de prendre le contrôle de l’ensemble de l’économie.

La Déclaration culmine avec cette prophétie :

Nous nous propagerons sur la planète afin que personne ne puisse arrêter nos pensées.

Cette prédiction, qui semblait d’abord révolutionnaire, donne maintenant froid dans le dos.

9. Internet colonial

Internet est, sinon néo-colonial, tout bonnement colonial. Les colonies avaient des champs de coton et des esclaves, nous avons des portables jetables et Foxconn. Le Canada a son génocide culturel, Facebook a ses propres génocides en Éthiopie, au Myanmar, et provoque des lapidations en Inde. Apple accepte implicitement le génocide ouïghour. Et tout comme les esclaves de la colonie, ces atrocités sont ce qui fait fonctionner l’empire.

La Déclaration se termine en fait comme ceci, une citation que j’ai dans mon fichier de citations :

Nous créerons une civilisation de l’Esprit dans le Cyberespace. Puisse-t-elle être plus humaine et plus juste que le monde que vos gouvernements ont créé auparavant.

Ça demeure une source d’inspiration pour moi. Mais si nous voulons rendre le « cyberespace » plus humain, nous devons le décoloniser. Travailler à la cyberpaix plutôt qu’à la cyberguerre. Établir un code de conduite clair, discuter de l’éthique et remettre en question ses propres biais, privilèges et sa culture. Pour moi, la première étape de la décolonisation de mon esprit est l’écriture de cet article. Briser les monopoles technologiques est peut-être une étape importante, mais cela ne suffira pas : nous devons également opérer un changement de culture, et c’est le nœud le plus difficile à défaire.

10. Appendice : excuses à Barlow

J’ai quelque peu mauvaise conscience de cribler la déclaration de Barlow comme ça, point par point. C’est un peu injuste, d’autant plus que Barlow est décédé il y a quelques années et qu’il ne peut pas élaborer une réponse (même en supposant humblement qu’il pourrait lire ceci). Mais d’un autre côté, il a lui-même reconnu en 2009 qu’il était un peu trop « optimiste », disant que « tout le monde devient plus mature et intelligent » :

Je suis un optimiste. Pour être "libertarien", il faut être optimiste. Il faut avoir une vision bienveillante de la nature humaine, pour croire que les êtres humains livrés à eux-mêmes sont fondamentalement bons. Mais je n’en suis pas si sûr pour les institutions humaines, et je pense que le vrai sujet de discussion ici est de savoir si oui ou non les grandes entreprises sont des institutions humaines ou une autre entité que nous devons penser à restreindre. La plupart des libertarien s’inquiètent du gouvernement mais pas des entreprises. Je pense que nous devons nous inquiéter des entreprises exactement de la même manière que nous nous inquiétons du gouvernement.

Et, dans un sens, c’était un peu naïf de s’attendre à ce que Barlow ne soit pas un colon. Barlow est, entre autres, un éleveur qui a grandi dans un ranch colonial du Wyoming. Le ranch a été fondé en 1907 par son grand-oncle, 17 ans après l’entrée de l’État dans l’Union, et seulement une ou deux générations après la guerre de Powder River (1866-1868) et la guerre des Black Hills (1876-1877), au cours desquelles les États-Unis ont volé les terres occupées par les Lakotas, les Cheyennes, les Arapahos et d’autres nations autochtones, dans le cadre des dernières guerres aux Premières Nations.

11. Annexe : articles connexes

Il existe un autre article qui porte presque le même titre que celui-ci : « Facebook and the New Colonialism » (« Facebook et le nouveau colonialisme »). (Curieusement, la balise <title> de l’article est en fait « Facebook l’empire colonial », ce que je trouve également approprié). L’article mérite d’être lu dans son intégralité, mais j’ai tellement aimé cette citation que je n’ai pas pu résister à l’envie de la reproduire ici :

Les représentations du colonialisme sont depuis longtemps présentes dans les paysages numériques. (« Même Super Mario Brothers », me disait le concepteur de jeux vidéo Steven Fox l’an dernier. « Vous courez dans le paysage, vous piétinez tout, et vous hissez votre drapeau à la fin. »). Mais le colonialisme sur Internet n’est pas une abstraction. Les forces qui façonnent un nouveau type d’impérialisme vont au-delà de Facebook.

Cela continue ainsi :

Prenons, par exemple, les projets de numérisation qui se concentrent principalement sur la littérature anglaise. Si le web est censé être la nouvelle bibliothèque d’Alexandrie de l’humanité, un dépôt vivant de toutes les connaissances de l’humanité, c’est un problème. De même, la grande majorité des pages Wikipédia portent sur une portion relativement minuscule de la planète. Par exemple, 14 % de la population mondiale vit en Afrique, mais moins de 3 % des articles géolocalisés de Wikipédia en sont originaires, selon un rapport de l’Oxford Internet Institute datant de 2014.

Et elle présente une autre définition du néo-colonialisme, tout en mettant en garde contre l’abus du mot, comme je le fais en quelque sorte ici :

« Je répugne à lancer des mots comme “colonialisme”, mais il est difficile d’en ignorer les airs de famille et l’ADN reconnaissable », a déclaré Deepika Bahri, professeure d’anglais à l’université Emory, qui se concentre sur les études postcoloniales. Dans un courriel, Mme Bahri a résumé ces similitudes sous forme de liste :

fait son entrée comme sauveur
brandit des mots comme égalité, démocratie, droits fondamentaux
dissimule le mobile du profit à long terme (voir le point 2 ci-dessus)
justifie la logique de la diffusion partielle comme étant mieux que rien
s’associe aux élites locales et aux intérêts particuliers
accuse les critiques d’ingratitude

« En fin de compte, m’a-t-elle dit, si ce n’est pas un canard, ça ne devrait pas cancaner comme un canard. »

Une autre bonne lecture est le classique "Code and other laws of cyberspace" (Code et autres lois du cyberespace, 1999, PDF gratuit), qui est également critique de la déclaration de Barlow. Dans Code is law, Lawrence Lessig soutient que

le code informatique (ou « code de la côte ouest », en référence à la Silicon Valley) régit la conduite de la même manière que le code juridique (ou « code de la côte est », en référence à Washington, D.C.) (Wikipédia).

Et à présent, on a l’impression que la côte ouest a gagné sur la côte est, ou peut-être l’a-t-elle recolonisée. En tout cas, Internet couronne désormais les empereurs.

12. Annexe : notes de traduction

Alors. Des camarades bienveillant·es et extrêmement généreux·ses (merci Globenet !) ont fignolé le gros de cette traduction. J’ai copié-collé sur mon blogue, fait quelques modifications, ajouté des liens, et pouf, je parle français à nouveau. C’est franchement bizarre d’écrire même cette note ici parce que ça fait des lustres que j’ai pas écrit d’article en français (la honte). Mais plus important encore, je ne sais pas si j’aurais écrit cet article de cette façon du tout, si j’avais commencé en français.

De un, les notions de colonialismes sont complètement différentes au Québec : les francophones ici ont l’idée particulière d’être des victimes de la colonisation (des anglais), omettant évidemment la partie où ils ont participé au génocide, mais bon, c’est compliqué.

De deux, que dire du passé colonial de la France ! Il faudrait parler de l’Afrique, de l’Asie, et bien sûr aussi de l’Amérique et des Antilles... Sans parler que pour écrire cet article du point de vue de la France demanderait aussi de parler du minitel, de FDN, et j’en passe...

Bref, à prendre avec un certain grain de sel, et je regrette ne pas écrire d’avantage en français. Mes excuses au lectorat de ma langue natale...

Anarcat.